Comment estimer la part des informations en provenance de Syrie ayant été pré-mâchées par les agences de com' des belligérants ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Un rebelle syrien.
Un rebelle syrien.
©Reuters

Derrière la façade

Après avoir apporté ses services à Mouammar Kadhafi, l'agence de relations publiques britannique Brown Lloyd James a, jusqu'à fin décembre 2010, conseillé le clan de Bachar el-Assad. Soit quelques semaines avant le début des hostilités.

Atlantico : Dans un article publié sur Atlantico en mars 2011 (voir ici), vous abordiez le fait que des agences de relations publiques européennes louaient leurs services à des dictateurs comme Mouammar Kadhafi. Dans ce cas précis, vous parliez de la britannique Brown Lloyd James, qui assurait à la même époque la communication du clan Assad. Dans quelles circonstances cela s’est-il fait, et ce partenariat a-t-il toujours cours ?

Étienne Augé : Brown Lloyd James (BLJ) s’est effectivement occupé de la communication de Bachar el-Assad. En décembre 2010, un reportage avait été publié dans Paris Match, présentant « deux amoureux à Paris ». Un autre, publié dans Vogue en mars 2011, a marqué l’opinion : on y voit le couple Assad jouant avec ses enfants. Ces deux publications se sont faites sur le conseil de BLJ. Officiellement, la firme a cessé de conseiller le clan Assad à la fin du moins de décembre 2010, sachant que la répression a commencé en mars 2011. On s’est aperçu que Michael Holtzman, l’agent de liaison entre BLJ et la Syrie, a cependant continué de travailler avec eux jusqu’en janvier 2012. La récente communication de Bachar el-Assad dans le Figaro, quant à elle, n’est certainement pas l’œuvre d’une agence de relations publiques. D’une part, ils ont cessé de travailler ensemble, et d’autre part le contenu, fait de menaces à peine voilées contre la France, est assez maladroit. C’est un discours traditionnel de dictateur qui sent le vent tourner, et qui crie sur les toits qu'il contrôle son pays. De plus, Shéhérazade Jaafari, qui était en charge de conseiller le gouvernement Assad, ne travaille plus pour ce dernier depuis qu’elle a été admise dans une université américaine, avec beaucoup de remous, d’ailleurs.

Pour en savoir plus sur le lien entre les agences de relations publiques et les Etats, retrouvez notre Article : Kadhafi : parce qu'il le valait bien. 

Depuis combien de temps des agences de relations publiques proposent-elles leurs conseils à des dirigeants en situation de guerre ? Dans ce cas, peut-on dire d’elles qu’elles prennent part, même indirectement, audit conflit ?

Étienne Augé : Cela est très difficile à dire, au sens où il est encore plus compliqué d’accéder aux archives de ces agences qu’à celles de la CIA. La discrétion fait loi dans ce domaine. Il est en tout cas avéré que des agences de relations publiques ont agi pour le compte de gouvernements pendant la guerre en Bosnie. Néanmoins, il faut nuancer en rappelant que les relations publiques ne peuvent pas tout. A un moment donné, les actes parlent plus que les mots. Une agence peut donc rendre un dictateur un peu plus fréquentable par les occidentaux, mais la situation en Syrie a rendu toute nouvelle tentative inopérante. Si conflit avec l’extérieur il y a, la communication se fera « à la syrienne », c’est-à-dire principalement à coup de désinformation.

Comment la collaboration entre une agence de relations publiques et un gouvernement se fait-elle ? Qui fait le premier pas ?

Étienne Augé : A ce sujet, tout est très opaque. Dans le cas de la guerre du Kosovo, on sait que dès le début des hostilités, la Croatie a démarché des agences de relations publiques américaines, pour que des informations favorables soient divulguées aux journalistes. Dans le cas de la Syrie, une « rencontre » a pu se produire, sachant que BLJ est spécialisé dans le Moyen-Orient. L’agence conseille d'ailleurs le Qatar, qui n’est pas vraiment connu pour être pro-Syrie. Mais les relations publiques ne font pas de politique.

Dans ce cadre, en quoi les missions menées par ces agences consistent-elles ?

Leur mission consiste à présenter des événements à la presse sous un certain jour. Cela ne veut pas dire que les journalistes ne sont pas professionnels dans leur travail, cependant le temps peut leur manquer, et c’est là que l’agence leur facilite la tâche. Surtout, elle fournit du sens : le conflit syrien est tellement compliqué, en termes de parties prenantes, que le fait d’apporter une « histoire » permet au journaliste de livrer un récit cohérent à ses lecteurs. Il ne s’agit pas de mentir mais de mettre certains aspects en relief. Prenons l’exemple de Vogue : la famille Assad a l’air tellement sympathique que l’émotion aidant, on n’a pas envie d’y voir un tyran sanguinaire.

Concrètement, qu’est-ce que ces actions de communication apportent aux dictateurs qui y ont recours ?

Étienne Augé : L’effet est considérable. Les recommandations de LBJ étaient les suivantes : le président doit communiquer plus, et la première dame doit beaucoup plus s’impliquer. Il fallait personnaliser le régime. Car n’oublions pas qu’avant les printemps arabes, a déjà eu lieu le printemps de Damas entre juin 2000 et février 2001, lorsque le père de Bachar el-Assad est décédé. A l’époque, l’arrivée du fils au pouvoir avait suscité beaucoup d’espoirs. Après la désillusion, il a fallu redonner un visage humain au régime grâce à la femme de Bachar el-Assad. Son côté glamour a permis de dépoussiérer considérablement l’image du pays. Cette technique de la première dame, largement inspirée des Etats-Unis, remonte au moins aux années 1920. En 2010, peu de gens se sont insurgés contre les images de Paris Match, en revanche ceux qui ne connaissaient pas bien la situation syrienne ont été séduits. C’est difficilement quantifiable, mais il est prouvé qu’il est possible de donner une image glamour à un régime, aussi sanguinaire soit-il. Il en va de même avec le Qatar : la Sheikha, qui est l’une des femmes de l’émir, constitue l’image de marque, occidentalisée, du pays. On est bien loin de la réalité, mais souvent, on n’a pas le temps de se renseigner sur la situation exacte d’un pays, et on s’arrête à l’image que renvoient les représentants.

Quelles personnes travaillent au sein de ces agences de relations publiques ? Quel est leur parcours ?

Étienne Augé : Il n’y a pas de profil type. Michael Holtzman, qui est au cœur de l’affaire syrienne, a travaillé pour Bill Clinton, notamment. Il a par la suite aidé la Chine à obtenir les Jeux Olympiques de 2008. Il a ensuite été recruté par BLJ. Il est donc un parfait exemple de la porosité entre l’administration américaine et les agences de relations publiques, pour qui avoir un carnet d’adresses est primordial. Michael Holtzman, toujours lui, avait publié en août 2002 un article dans le New York Times, proposant de privatiser ce qu’on appelle la « diplomatie publique ». Par cette expression, on entend la « séduction des nations » : il s’agit de faire en sorte d’attirer les touristes, les étudiants et les investisseurs en utilisant l’image du pays. Les Américains dépensent ainsi des milliards, notamment au Moyen-Orient, pour faire en sorte que leur cote de popularité remonte. Michael Holtzmann a donc été embauché par BLJ parce que son carnet d’adresses est considérable, et qu’il est très talentueux. Certes, il est maintenant quelque peu « grillé » dans le milieu, mais il ne devrait pas avoir trop de difficultés pour rebondir. Les journalistes sont aussi très nombreux à se reconvertir dans les relations publiques. Le plus important étant de savoir raconter une histoire, d’avoir un bon carnet d’adresses, et de connaître les médias.

L’Etat français a-t-il recours à ce genre de consultants pour les questions diplomatiques ?

Étienne Augé : Officiellement, pour les Français la diplomatie publique n’existe pas. En réalité, nous la pratiquons depuis bien deux siècles. A l’évidence, l’État français a recours à des stratagèmes pour apparaître sous son meilleur jour. Après les Américains et les Chinois, nous disposons tout de même du troisième réseau culturel mondial. Cela permet de rehausser l’image d’un pays qui, depuis 1991, a constamment été en guerre. Indéniablement, notre force de frappe en termes de diplomatie publique est remarquable. Des conseillers en communication, partout, travaillent à trouver des éléments de langage pour « vendre » la guerre. Lorsqu’il parle de « l’esprit munichois » de la majorité, Harlem Désir, lui, n’a manifestement pas préparé son discours. En ce moment, la guerre en Syrie est particulièrement mal vendue. Les relations publiques ne sont donc pas un outil tout puissant.

Qu’en est-il de la rébellion syrienne ? Bénéficie-t-elle, par l’entremise de ses soutiens qataris ou saoudiens, des conseils d’agences de relations publiques ? Celles-ci auraient-elles pu avoir une influence sur la « presque décision » des Occidentaux d’intervenir en Syrie ?

François-Bernard Huyghe : Dans le cas de l'opposition syrienne fractionnée en je ne sais combien de tendances, les "pros" qui font leur communication sont discrets, mais ils existent certainement. Pour ne rendre qu'un exemple tout à fait officiel, l'ANA, Activists News Association, dont le siège est au Caire fournit aux rebelles syriens du matériel vidéo, des téléphones satellite et des des conseils techniques pour rapporter des images des horreurs de la guerre, bloguer, faire du journalisme "citoyen" ; ils mettent en forme le message et agissent comme une agence de presse en quatre langues pour mobiliser l'opinion internationale contre Bachar.

Le Daily Beast a publié le 4 septembre le témoignage d’un ancien soldat de l’armée syrienne, qui dit avoir été emprisonné pour avoir refusé de faire tirer ses hommes sur des civils. Sans ôter à la véracité des faits invoqués, leur mise en avant peut-elle participer d’une volonté d’inciter les Etats-Unis à intervenir ? Qui en serait à l’origine ?

François-Bernard Huyghe : La mise en valeur d'images qui bouleversent la conscience humaine (cadavres de Timisoara en Roumanie en 90 p.e.) ou de témoignages insupportables (comme celui du garde du corps ou de l'ancienne maîtresse de Saddam qui disaient qu'il torturait personnellement les prisonniers et prenait des douches de sang) sont monnaie courante dans le conflits modernes. La vieille "atrocity propaganda" inventée en 14-18 (mains d'enfant coupées, bébés utilisés pour le tir au pigeons..) se professionnalise. Record en la matière : en 1990 l'agence de communication payée par les koweitiens en exil qui amène devant les Nations Unies de (faux) témoins que les soldats de Saddam débranchent les couveuses des bébés à Koweit City. Second prix : l''agence qui a présenté au monde entier la photo d'un Serbe amaigri par une grave maladie comme celle d'un Bosniaque victime de la "purification ethnique" et ressemblant à un détenu de Dachau. Aux atrocités tout à fait authentiques qui accompagnent les conflits s'en ajoutent d'autres qui sont pour le moins mises en scène par des agences de ce communication. Les témoignages de soldats déserteurs scandalisés par ce qu'ils ont vu sont un classique des conflits précédents (comme celui des défecteurs qui avaient vu les ADM de Saddam en 2003). Cela dit il ne faut pas croire que tout est propagande : comme disait Hanah Arendt, la vérité factuelle existe et en 1914 c'est l'Allemagne qui a envahi la Belgique, pas le contraire !

Quelles sont ces organisations, et qui sont ces personnes chargées de mener des actions de relations publiques pour le compte de rébellions, et autres fronts contestataires ? Auprès de qui se rémunèrent-elles ?

François-Bernard Huyghe : Des agences de "spin doctors" comme le Rendon Group (dirigé par John Rendon qui se définit comme un "infoguerrier" et l'homme qui a vendu la guerre d'Irak) travaillant en accord ou sous contrat des autorités américaines savent parfaitement donner des moyens de communication à un groupe de rebelles soutenu par les USA, le former, dénoncer des atrocités du régime adverse (voire les fabriquer comme les couveuses koweitiennes) Rendon est intervenu au Koweit, au Kosovo, en Afghanistan, pour la seconde guerre du Golfe (en "coachant" l'opposition irakienne de Chalabi, à l'époque l'homme de Washington), etc. Des sites américains comme PRwatch.com ont publié les sommes touchées par Rendon des autorités américaines.

Dans un autre genre des ONG rattachées au financier Georges Sorros ont apporté formation, moyens matériels, techniques d'activisme ou de communication y compris sur les réseaux sociaux à des groupes pro-occidentaux (révolutions "de couleur" dans l'ex-bloc soviétique). Dans les révoltes arabes on voit intervenir la fondation de Google (proche de la maison blanche) ou la Albert Einstein Foundation animée par Gene Sharp. Bref si vous voulez faire une révolution et que vous êtes pro-occidental, vous n'aurez pas de mal à avoir une formation accélérée de blogueur ou de reporter, du matériel, des aides professionnelles, etc.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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