Entre invention sociale et inclination naturelle : comment la monogamie s'est imposée dans les sociétés occidentales<!-- --> | Atlantico.fr
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Le mariage a longtemps été un moyen de s'assurer de la fidélité des époux.
Le mariage a longtemps été un moyen de s'assurer de la fidélité des époux.
©Reuters

Rien qu'à toi

Deux nouvelles études menées sur des singes suggèrent que la monogamie vient soit du besoin instinctif du mâle de protéger sa progéniture des autres mâles, soit de sa volonté d'assurer son rôle exclusif de reproducteur. Il s'avère cependant que la vie à deux est plus le résultat d'une nécessité sociale qu'une affaire d'instinct.

Gérard  Neyrand

Gérard Neyrand

Gérard Neyrand est sociologue, est professeur à l’université de Toulouse), directeur du Centre interdisciplinaire méditerranéen d’études et recherches en sciences sociales (CIMERSS, laboratoire associatif) à Bouc-Bel-Air. 

Il a publié de nombreux ouvrages dont Corps sexué de l’enfant et normes sociales. La normativité corporelle en société néolibérale  (avec  Sahra Mekboul, érès, 2014) et, Père, mère, des fonctions incertaines. Les parents changent, les normes restent ?  (avec Michel Tort et Marie-Dominique Wilpert, érès, 2013).
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Atlantico : A l'exception des humains, presque aucun autre être vivant ne pratique la monogamie. Comment expliquer cela, alors que ce principe semble aller à l'encontre de l'instinct de reproduction, qui voudrait que l'on multiple les partenaires ?

Gérard Neyrand : Quelques espèces animales sont tout de même monogames. La monogamie est liée à la nécessité qui s'est dégagée de l’incertitude de la paternité. Cela ne fait que quelques années que l'on peut déterminer avec certitude qui est le père biologique de l’enfant. C'est d'ailleurs la fonction du mariage, comme le disait le Doyen Carbonnier, qui a présidé la refondation du droit de la famille à la fin des années 1970. Le cœur du mariage, disait-il, ce n'est pas le couple, mais la présomption de paternité : le père, c'est le mari.En conséquence, on demandait aux femmes d'être vierges pour le mariage afin d'être sûr que le mari soit bien le père, et d'être fidèles sexuellement par la suite. C'est à cause du risque de descendance illégitime que la plupart des sociétés punissaient beaucoup plus sévèrement l'adultère féminin que masculin. C'est là la première raison de la monogamie.

Pourquoi les humains font-ils ce choix de la monogamie ? Quels sont les enseignements des études menées en la matière ?

Il s'agit d'une règle sociale que l'on retrouve dans la plupart des sociétés qui ont organisé l'alliance et la sexualité. Cette dernière a deux dimensions : l'une est ludique et récréative, l'autre est liée à la reproduction. Ce n'est que depuis la fin des années 1960 que les moyens de contraception sont suffisamment efficaces pour strictement séparer l'amusement de l'acte à visée reproductrice. C'est une des grandes caractéristiques des couples contemporains, dans lesquels la venue de l'enfant est programmée, alors qu'autrefois elle était acceptée.

On rencontre d'autres dimensions d'ordre plus psychologique que social, qui renvoient à l'affectif. La jalousie, par exemple, pousse les humains à avoir des attachements exclusifs, sur le modèle de l’attachement archaïque à la mère, voire aux deux parents. Dans la plupart des sociétés ce lien est très fort, et se rejoue de manière plus ou moins inconsciente dans les attachements amoureux. Étant généralement réalisé auprès d'une seule personne, ce lien favorisera un investissement amoureux auprès d'une seule personne à la fois.

Toutefois, les sociétés d'aujourd'hui ne sont plus aussi centrées sur la mère qu'avant, car les pères jouent un rôle de plus en plus grand. Les parents travaillant, les bébés sont souvent confiés à des assistantes maternelles, par conséquent les attachements peuvent être pluriels. Cela favorise certainement pour l'avenir des attachements amoureux d'ordre pluriel. Il s'agit là d'une hypothèse, selon moi largement fondée. Et la sexualité étant dissociée de la reproduction, il n'y a plus de raison objective à la fidélité sexuelle. Les raisons ne sont plus que subjectives. La norme d'exclusivité, qui est toujours très présente, est beaucoup plus facilement transgressée qu'autrefois. On peut même avoir des pratiques reproductives sans sexualité via la procréation médicalement assistée ; l'homoparentalité a mis à l'ordre du jour cette question. L'institution du mariage définissait le cadre de légitimité de la sexualité. Aujourd'hui cela est régi par des normes individuelles et le consentement réciproque.

Cela signifie-t-il que le modèle monogame était le meilleur garant de la pérennité de la société humaine ?

Très certainement, car il était garant de la structuration de la société, où les rapports politiques, économiques et sociaux étaient particulièrement liés aux rapports familiaux. Aujourd'hui le couple a perdu ce lien très fort avec le fonctionnement social. En revanche, le lien parental garde toute sa force. La fragilisation des couples a entraîné un renforcement du lien parental avec le développement du principe de coparentalité.

Pourquoi le modèle monogame s'est il imposé dans certaines régions, et pas dans d'autres ?

Le modèle polygame, par exemple, présent notamment dans la culture musulmane, est lié à des préceptes religieux. Il renvoie certainement à un fonctionnement social à un moment donné. De toute façon, dans ces sociétés, dès l'origine la polygamie était réservée aux riches. Il fallait pouvoir subvenir aux besoins de toutes ses femmes. La logique est totalement différente d'avec la liberté et la permissivité en vigueur aujourd’hui. Ces sociétés de type patriarcal ont permis aux classes les plus favorisées de bénéficier d'un certain nombre d'avantages, dont la possibilité d'avoir plusieurs femmes.

Quid de la polygamie pour les femmes ? A-t-elle déjà existé ?

Il s'agit de la polyandrie, qui existe dans des cas très restreints. Si l'on se réfère aux Métamorphoses de la parenté écrit par Maurice Godellier, parmi les 400 types de sociétés recensés, on compte la polyandrie, tout de même très rare. En Chine, il existait même une société sans pères : les hommes visitaient les femmes la nuit, et les enfants naissaient sans lien paternel. Cela montre qu'il existe des variations par rapport à la norme dominante, patriarcale et patrilinéaire. On n'a en revanche jamais rencontré de société qualifiable de « matriarcale », qui serait l'exact inverse du modèle patriarcal.

Une étude  suggère que chez les primates, le mâle reste avec la femelle pour s'assurer que leur progéniture ne soit pas tuée par un autre mâle. Chez les humains, les enfants étant vulnérables pendant un certains temps, cela explique-t-il le « succès » du modèle monogame ?

Il est hasardeux d'établir des correspondances entre les grands singes et les fonctionnements humains, car pour ces derniers l'instinct pur n'existe plus vraiment. Les humains maîtrisant le langage, leur cerveau s'est bien plus développé que celui des primates. Les pulsions instinctives sont d'emblée socialisées. Un sens leur est donné. On a bien vu que sur la base de ces pulsions instinctives, chaque société s'est construite sur un mode différent, et qu'il est donc difficile de parler d'instinct chez les humains. C'est ce qu'a mis à mal Élisabeth Badinter en 1981 dans L'amour en plus : l'instinct maternel n'existe pas, le rapport à l'enfant est fonction d'une époque et d'une culture. Au XIXe siècle, la valorisation du lien mère-enfant était très forte, et elle se voit encore aujourd'hui. Cependant, on assiste à une valorisation du lien père-enfant, beaucoup plus forte qu'il y a cinquante ans. Mieux vaut ne pas se hasarder à comparer les sociétés animales et les sociétés humaines, qui sont beaucoup plus complexes et diversifiées.

Une autre étude menée sur des primates, parue dans le journal Science, suggère que la monogamie se développe là où les femelles sont moins nombreuses. Voulant s'assurer que les petits qu'elle porte sont bien les siens, le mâle ne s'en sépare pas. L'explication de l'exclusivité dans le rôle du reproducteur pourrait-elle s'appliquer aussi aux humains ?

Dans les sociétés humaines, on compte à peu près autant de filles que de garçons. Les sociétés où les femmes sont en minorités sont relativement rares. C'est le cas dans certains pays asiatiques, où les petites filles étaient tuées car il était plus valorisant d'avoir des garçons. En Chine, c'est encore aujourd'hui l'un des effets pervers de la rencontre des évolutions modernes du vingtième siècle et des traditions antérieures à l'égard des filles, qui fait que la natalité des garçons est supérieure. Conséquence : des hommes n'ont pas de femme.

Ce parallèle rejoint ce que je disais, à savoir que la monogamie participe de la volonté du père d'être sûr de sa descendance. Entérinée par le système social, elle a donné lieu à des lois définissant, à travers le mariage, des règles auxquelles les femmes étaient tenues de se conformer : virginité avant, et fidélité pendant le mariage.

Le fait qu'il y ait moins de femmes que d'hommes n'empêche pas la polygamie d'avoir cours, car cette dernière est liée au statut social. Les classes dominantes se soucient peu de savoir que les classes dominées n'auront pas de femmes. La hiérarchie sociale se conjugue avec la hiérarchie entre les sexes, avec des modalités très différentes selon les sociétés.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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