Rupture de tendance : l'espérance de vie en bonne santé diminue pour la première fois. Dans quel état vivons-nous la grande vieillesse ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L’espérance de vie sans incapacité (EVSI), c’est-à-dire la part de l’existence passée sans problème de santé majeur, aurait baissé.
L’espérance de vie sans incapacité (EVSI), c’est-à-dire la part de l’existence passée sans problème de santé majeur, aurait baissé.
©Reuters

Vieux os

Avec l'augmentation de l'espérance de vie, le temps passé en situation de dépendance s'allonge également. Une réalité qui oblige les pouvoirs publics à s'organiser en conséquence, alors que l'argent manque.

Christophe de Jaeger

Christophe de Jaeger

Le docteur Christophe de Jaeger est chargé d’enseignement à la faculté de médecine de Paris, directeur de l’Institut de médecine et physiologie de la longévité (Paris), directeur de la Chaire de la longévité (John Naisbitt University – Belgrade), et président de la Société Française de Médecine et Physiologie de la Longévité.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment de "Bien vieillir sans médicaments" aux éditions du Cherche Midi, "Nous ne sommes plus faits pour vieillir"  chez Grasset, et "Longue vie", aux éditions Telemaque

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Atlantico : L’espérance de vie sans incapacité (EVSI), c’est-à-dire la part de l’existence passée sans problème de santé majeur, aurait baissé. Une femme qui naît aujourd’hui devrait par exemple passer en moyenne 22 ans avec des incapacités, contre 15 si elle est née en 2004. Plus les années avancent, plus la "vraie vie" (dont on profite pleinement) diminue-t-elle effectivement ? Pourquoi ?

Frédéric de Jaeger : En réalité, on est en train de lever le voile sur une information que l’on a déjà depuis longtemps mais qui n’arrive pas à percer dans le grand public. On sait que l’on est en train d’atteindre une sorte de sommet en termes d’espérance de vie. On est habitué depuis des dizaines d’années à entendre que l’espérance de vie augmente. C’est une bonne nouvelle en soi. Mais il faut reconnaître que cette espérance de vie est acquise passivement : personne n’a d’aptitude active pour l’augmenter. Cela est lié au fait que l’on traite mieux les maladies aujourd’hui, ce qui permet aux gens de survivre plus longtemps.

Il est une deuxième notion que l’on nous caché jusqu’à présent, à savoir l’espérance de vie en bonne santé. Elle est fondamentale, car si on peut vivre plus longtemps, ça n’a d’intérêt que si on peut en faire quelque chose. Quand je parle de grande longévité, on me rétorque souvent que si c’est pour vivre comme Jeanne Calment, ce n’est pas la peine, car cela signifie être sourd, aveugle et en fauteuil roulant. Or cette espérance de vie en bonne santé ne diminue pas depuis aujourd’hui mais depuis 2007. C’est un vrai problème psychologique : pourquoi n’en avons-nous pas parlé plus tôt ? J’ai essayé, mais le message était trop négatif pour être entendu. Pourtant c’est la réalité : On vit plus longtemps certes, mais sous la dépendance de la médecine.

En termes de charges sociales, ce sont les dernières années de vie (et tout particulièrement les deux dernières) qui coûtent le plus cher à la nation. De nombreux problèmes sont posés, et les résoudre n’a rien d’évident. Selon les chiffres de 2010, un jeune Américain qui naît aujourd’hui a une espérance de vie plus faible que son père, à cause principalement des maladies métaboliques. Cela montre bien que l’on ne peut pas espérer passivement voir son espérance de vie augmenter régulièrement tous les deux mois. Ça ne marche plus comme ça.

Sur le plan sociologique, constate-t-on des inégalités ? Certains groupes de personnes sont-ils plus défavorisés que d’autres ?

On remarque qu’entre hommes et femmes les différences diminuent de manière constante. On retrouve toujours les mêmes groupes socio-économiques. Toute personne avec un travail pénible aura une durée d’incapacité plus grande. La réflexion sur la retraite et la pénibilité n’est d’ailleurs pas du tout stupide, le problème étant de savoir ce qu’est un travail pénible, pour qui il l’est, etc. Ce débat n’est toujours pas abordé avec la gravité qui s'impose pourtant, car le nombre de personnes en situation d’incapacité va augmenter de façon de plus en plus importante, et va coûter une fortune à nos systèmes sociaux.

Nous dirigeons-nous vers une "société impotente" ? Notre système de santé publique y est-il préparé, ou doit-il subir de profondes mutations pour affronter l’avenir ?

On arrive à une situation légèrement perverse, car la situation d’emploi est difficile. On entend ici et là des voix qui nous disent que dans le cadre des services à la personne, on va assister à une explosion des besoins. La solution consisterait donc à diriger les demandeurs d’emploi dans ce domaine-là. C’est vrai dans une certaine mesure car de plus en plus de gens seront sauvés par la médecine, qui fait bien son travail en la matière. La contrepartie de cela, ce sont des coûts humains et financiers, car il faudra payer de plus en plus de gens pour aider les autres. Notre société n’est pas préparée à y faire face. Les maisons de retraite sont saturées, les coûts sont considérables, et ce sont l’État et les collectivités qui payent. Ce problème socioéconomique va devenir de plus en plus prégnant et incontournable.

Quelles mutations cela implique-t-il ? Va-t-on assister à un boom des maisons de retraite, et faudra-t-il organiser de vastes campagnes de recrutement d’auxiliaires de vie sociale ?

En effet, mais ce ne n’est pas une façon positive d’orienter une société. Il est tout à fait moral et logique de s’occuper des gens dans le besoin, mais ce n’est pas une création positive d’emploi. Ce n’est pas comme si on créait des emplois pour faire des médicamentes rendant les gens de nouveaux valides, ou réaliser des percées technologiques.

Je ne suis pas certain que les pouvoirs publics ont conscience de l’énorme problème qui est devant nous. Au niveau du ministère de la Santé, des syndicats, des hôpitaux... tout le monde est conscient que cela va être de plus en plus difficile, mais la réponse est toujours la même : "il n’y a pas d’argent".

Tant que l’on restait dans l’optique de l’augmentation de l’espérance de vie, on était dans une situation de progrès psychologiquement positive. Mais le fait de se dire qu’une partie de cette augmentation réside dans la dépendance est très négatif. C’est un problème, au sens où on a besoin de voir le bon côté des choses.

Existe-t-il un dilemme moral par rapport à cette situation créée par l’homme à des fins positives, mais qui aujourd’hui le handicape financièrement et structurellement ?

La médecine ne peut pas répondre à cette question, car elle se doit faire le maximum de progrès pour diagnostiquer, traiter et maintenir dans la meilleure forme le plus longtemps possible. Se pose ensuite le problème pour la société, qui est presque d’ordre politique. En Grande-Bretagne par exemple, passé un certain âge l’accès aux soins est beaucoup plus difficile ; certaines technologies médicales ne sont pas ouvertes à tout le monde. Jusqu’où faut-il aller dans les soins ? Jusqu’où faut-il pousser les soins ? Faut-il laisser mourir certaines personnes ? Mais un médecin ne peut pas entrer dans cette logique-là.

A terme, une situation perverse se crée tout de même, dans la mesure où l'on a de plus en plus de malades, et qu’il faut que la société les assume. Ou bien la société doit décider de changer la règle du jeu en répondant à la question suivante : le coût de la dépendance devient-il un luxe pour une société qui va mal ? Mais encore une fois, ce n’est pas un débat de médecin. C’est à nous de prendre en charge la qualité de notre vieillissement et de mettre un maximum de chances de notre côté pour le faire le mieux possible. Nous devons nous responsabiliser par rapport à notre propre vieillissement.

Propos recueillis pas Gilles Boutin

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