Les 75% de Français qui ont peur de la précarité ont-ils acté la mort de l'Etat providence ou sont-ils juste dépressifs ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
75% des Français pensent "possible" qu'eux-mêmes ou "un proche" puissent "un jour se retrouver en situation de précarité (perte d'emploi ou de logement, endettement, etc.)"
75% des Français pensent "possible" qu'eux-mêmes ou "un proche" puissent "un jour se retrouver en situation de précarité (perte d'emploi ou de logement, endettement, etc.)"
©Photo DR

Angoissés

Selon un sondage CSA/20 Minutes publié mercredi, 75% des Français ont peur de la précarité. Plus que jamais, la crise de confiance envers l'Etat providence se propage dans le pays.

Serge  Paugam

Serge Paugam

Serge Paugam est sociologue spécialiste des inégalités et des ruptures sociales. Il est directeur de recherche au CNRS et a publié de nombreux ouvrages traitant de la pauvreté, la précarité et la solidarité notamment L'exclusion, l'état des savoirs aux Editions de La Découverte

Voir la bio »

Atlantico : 75% des Français considèrent qu’eux-mêmes ou l’un de leurs proches pourraient tomber dans la précarité et si cela venait à arriver, 58% d’entre eux se tourneraient en priorité vers leur famille plutôt que les institutions étatiques. Comment expliquer cette perte de confiance envers un système social que le monde entier nous envie ?

Serge Paugam : Les résultats de ce sondage sont très influencés par le contexte de crise que traverse l’économie française et plus généralement le monde. Les Français entendent en permanence que l’Etat va mal, qu’il est endetté et que des restrictions vont devoir être faites. Il est donc assez logique qu’il y ait une crise de confiance envers le système de protection sociale qui relève essentiellement de l’influence des informations reçues. Les Français expriment donc des doutes clairs sur la possibilité et la capacité de fonctionnement à plein régime d’un système de protection sociale qui assure d’abondants transferts sociaux envers les plus défavorisés. La crise de confiance n’est pas uniquement dirigée vers l’Etat providence lui-même mais plus généralement vers l’ensemble des acteurs politiques, économiques et sociaux qui donnent aux Français l’impression, à tort ou à raison, qu’ils n’ont plus ou peu de marge de manœuvre pour sortir notre économie de cette crise.

La réalité de la vie des Français leur donne-t-elle une plus grande clairvoyance sur l’efficacité de de l'Etat providence que l’analyse qu’en font les politiques de droite et de gauche ?

Il faut souligner que malgré la perte de confiance dont témoigne ce sondage, il n’y a pas de recul du sentiment de solidarité puisque 58% des Français considèrent que cette dernière doit rester une priorité des institutions d’Etat et que sa mise en œuvre reste une priorité étatique. Il n’y a donc pas un détachement total ni une remise en cause du rôle de l’Etat providence mais plutôt un doute quant à sa capacité à tenir. Il me semble également qu’il y a chez les Français une grande confusion au niveau du sens social de la "solidarité". C’est le reproche que je ferais à ce sondage qui, à mon avis, passe à côté de cette question essentielle de la façon dont la solidarité est perçue. Celle-ci est trop souvent considérée comme étant uniquement une action en direction des plus défavorisés, des pauvres alors que le sens initial qu’elle revêtait historiquement est celui du ciment d’un solidarisme dans lequel nous serions tous des associés solidaires. En effet, la solidarité est supposée concerner l’ensemble du corps social et justifie la construction de l’Etat providence. Dans la logique actuelle des choses, la solidarité a pris une dimension assistancielle, elle n’est plus perçue que comme une sorte de transfert social et de solidarité nationale qui confine au repli. Il est probable que les réponses à ce sondage auraient été différentes s’il avait offert la possibilité de discuter de ce que l’on met derrière la notion de solidarité.

Même s'ils ne la place qu'en 8ème position des valeurs à préserver, elle semble en tout cas beaucoup compter aux yeux des Français qui envisagent de se tourner vers les associations pour affronter la précarité. La solidarité constitue-t-elle à leur yeux la seule alternative économique viable face à la mort programmée de l’Etat providence ?

Ce que met en avant ce sondage sur le crédit que les Français accordent aux associations en cas de précarité est tout à fait surprenant. En effet, nous n’avons pas une culture associative aussi forte que l’ont certains de nos voisins européens ou que l’ont les Américains. Dans certains pays, l’engagement associatif est même considéré comme un véritable acte de citoyenneté. Les Français auraient plutôt tendance à se méfier des associations et plus généralement des corps intermédiaires qui n’appartiennent pas à une habitude ni pour le recours à leur aide ni pour l’engagement en leur sein. Nous sommes donc là face à un résultat très intéressant qui me semble témoigner d’une admission progressive du rôle des associations dans l’aide sociale en France qui pourtant y participent depuis historiquement. Il s’agit peut-être même d’une envie issue de la sensation de perte d’efficacité de l’Etat providence. Si le rôle change dans l’esprit des gens, il ne faut pas être dupe sur le fonctionnement des associations sanitaires et sociales qui reposent pour la plupart sur des financements publics. Elles sont en grande partie des prestataires sociaux qui déplacent l’action de solidarité aux marges de l’Etat providence. Enfin, je ne veux pas dénigrer le sondage car il apporte des éléments de réflexion très intéressants, mais en proposant la solidarité dans une liste de valeurs comme celles-là, elle est naturellement cannibalisée par la famille. La relation de filiation est évidemment une forme de solidarité dont le rôle semble perçu comme plus important que jamais. La famille, très mise en avant dans ce sondage, et certaines autres valeurs de la liste, limitent encore une fois la solidarité à une valeur résiduelle et il ne faut pas donc y voir nécessairement la conclusion d’un recul de la solidarité des Français.

Nombreux sont ceux qui prêchent la destruction de la cellule familiale dans la société occidentale post-moderne, notamment en France, mais en cas de crise celle-ci redevient une valeur refuge. Comment expliquer ce paradoxe ?

Les spécialistes de la structure familiale et de son évolution parlent en effet d’une tendance à la défamiliarisation dans les sociétés occidentales. Pour autant, celle-ci n’a pas la même ampleur dans tous les pays d’Europe. Cette logique est bien plus importante dans les pays du nord de l’Europe alors que la famille reste une structure sociale assez puissante dans les pays méditerranéen. La France a toujours eu une sorte de double identité nord-sud de par sa localisation et sa culture et ce sondage mène donc à penser qu’il y a une sorte de repli vers ces valeurs considérées comme pouvant nous protéger le plus efficacement et le plus surement : la famille. Cette tendance est visible depuis un certain temps et de nombreux phénomènes en découlent comme les chômeurs parfois même âgés qui retournent vivre dans leur famille, chez leurs parents, dans les campagnes et les petites villes. Ce repli familial, communautaire au sens originel du terme, trouve sa logique dans un Etat où la possibilité d’être pris en charge par la solidarité nationale semble de plus en plus perçue comme incertaine.

La crise peut-elle paradoxalement restructurer et renforcer les bases profondes de la société française ?

Je n’irai peut-être pas jusqu’à parler du retour des bases profondes de la société française mais à n’en pas douter les résultats de ce sondage sont influencés par le contexte français du débat sur le mariage pour tous. Ce dernier a ravivé, a déclenché même, dans l’opinion des réflexes et une pensée renforcée sur l’importance du rôle de la famille dans la société française. La crise et ce débat ont donc paradoxalement recrédibiliser la famille en tant que cellule constituante de base de notre pays. Cependant, il faut relativiser le potentiel de la solidarité familiale car si celle-ci fonctionne à plein régime dans les classes moyennes et supérieures, elle n’est pas d’une grande efficacité dans les classes les plus défavorisées de la société française. La solidarité familiale bien que perçue comme la plus traditionnelle et la plus stable est aussi l’une des plus inégalitaires. 

Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !