Total paye 400 millions de dollars d’amende pour corruption... cas isolé ou symbole d’un mal français plus profond ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Total vient de payer près de 400 millions de dollars à la justice américaine pour mettre fin à des poursuites pour corruption.
Total vient de payer près de 400 millions de dollars à la justice américaine pour mettre fin à des poursuites pour corruption.
©Reuters

Grillé

Total vient de payer près de 400 millions de dollars à la justice américaine pour mettre fin à des poursuites pour corruption. L'entreprise aurait versé des pots-de-vin à des intermédiaires afin de décrocher des contrats pétroliers et gaziers en Iran. Avec l'affaire Total, la France compte ainsi près d'un tiers des dix plus gros cas de corruption jamais établis.

Roger  Lenglet

Roger Lenglet

Roger Lenglet est un philosophe français et journaliste d'investigation. Il a écrit plusieurs livre sur les lobbies. En 2012, il publie avec Olivier Vilain Un pouvoir sous influence - Quand les think tanks confisquent la démocratie chez Armand-Colin. Il est également l'auteur de Lobbying et santé - Comment certains industriels font pression contre l'intérêt général (2009) et profession corrupteur - La France de la corruption, éditions Jean-Claude Gawsewitch (2007).

Son dernier livre est "24 heures sous influences - Comment on nous tue jour après jour" (François Bourin Editeur, avril 2013)

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Atlantico : Total vient d'annoncer avoir accepté de payer 398 millions de dollars à la justice américaine pour mettre fin à des poursuites. L'entreprise était accusé d’avoir versé 60 millions de dollars de pots-de-vin à des intermédiaires pour décrocher des contrats pétroliers et gaziers en Iran. Total rejoint donc la liste des 10 plus gros cas de corruption de tous les temps dressée par le FCPA blog, un site spécialisé sur les pratiques commerciales internationales illégales. Dans ce classement, il a désormais trois entreprises françaises : Total, Alcatel-Lucent et Technip. Comment l'expliquer ?

Roger Lenglet : Le fait que les grandes multinationales françaises occupent une telle place est hélas significatif de leurs mauvaises habitudes tant dans l'Hexagone qu'à l'international. Ces pratiques se sont surtout développées pour obtenir des marchés publics mais aussi pour entretenir des complaisances de décideurs politiques nationaux ou étrangers. La culture de certaines entreprises implantées dans les ex colonies françaises peut expliquer aussi en partie leur facilité à recourir à la corruption, mais cette tendance est aussi entretenue chez nous. Ce faisant, le problème est mondial et les grands groupes américains, allemands ou italiens rivalisent dans ce domaine. Un gros travail juridique international reste à accomplir pour ramener tous ces mastodontes économiques à des pratiques commerciales plus démocratiques et conformes aux règles de la libre concurrence.

C'est également vrai au plan national et européen. La loi de 2008 qui a renforcé la répression contre la corruption des agents publics et des intermédiaires n’a pas changé grand chose. Le système reste trop peu dissuasif, et tant qu’il n’y aura pas de sanctions plus sévères envers les corrupteurs - comme leur interdire pendant des années de se présenter à nouveau auprès des collectivités qu’ ils ont tenté de corrompre -, on peut parier qu’aucune amélioration n’aura lieu. 

Les entreprises françaises sont-elles particulièrement habiles pour la corruption ou bien sont-elles, au contraire, très mauvaises et se font prendre à chaque fois ? 

L' "école française" de la corruption est malheureusement très réputée pour sa capacité à utiliser des pratiques déloyales, notamment pour s'emparer des marchés publics. En témoigne aussi le classement de la corruption des nations par Transparency International qui place la France au même niveau que l’Uruguay et, certaines années, à côté de l’Italie. L'opinion publique française a tendance à croire que le corrupteur c’est toujours l’autre, que c’est une problématique étrangère. Lourde erreur. Simplement, la corruption ne prend pas les mêmes formes que dans les pays où l'on sort plus facilement les armes comme en Italie ou en Amérique du sud. De même, c'est une erreur de croire que les pratiques de corruption sont en train de se réduire en France. Les études sur le sujet montrent que le renforcement de l'affairisme sur fond de dépénalisation et d'exacerbation de la compétition contribuent à multiplier les actes de corruption. Certaines de ces pratiques apparaissent aujourd'hui car l'investigation prend plus de place dans la presse et l'édition, et des langues se délient avec le temps auprès des associations anti-corruption comme Anticor et Transparency International. S'y ajoute la guerre entre les grands lobbies, qui consiste aussi parfois à dénoncer les pratiques de corruption chez les concurrents pour prendre leur place.

Un autre facteur tend à laisser la corruption se développer en France : on a trop tendance à considérer qu'il est inévitable de proposer des pots-de-vin pour rivaliser avec les autres entreprises et que c'est au commanditaire public de rompre le cercle vicieux de la corruption en refusant d'être corrompu. On songe par exemple aux responsables politiques et aux hauts fonctionnaires qui se comportent en douaniers de leur fonction. Cela existe bien sûr, mais il y a également une véritable ingénierie de la corruption au sein des grands groupes pour obtenir des faveurs : soutiens financiers indirects, embauches de proches, versements en liquide, lancement de projets communs, soutiens matériels... Il y a même une professionnalisation de l'activité de corrupteur dont le travail quotidien consiste notamment à ouvrir des comptes à l’étranger. L’affaire Total, en fait, n'est que la énième illustration de cette dérive, même si l'importance des montants laisse songeur.

La France a-t-elle un rapport particulier à la corruption des grandes entreprises ? Si oui, d'où cela vient-il ?

En France, la plupart des entreprises qui obtiennent les marchés publics importants n'ont en réalité pas de réelle concurrence et répondent aux appels d'offre en présentant face à des faux-nez qui dissimulent leurs propres filiales, en particulier dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, du chauffage urbain, des transports...

Il existe aussi en France une très grande porosité entre les grands corps et les entreprises privées : on attribue souvent les directions d'entreprise ou des services d'Etat à ceux qui sortent des grands corps de métiers -notamment l’Ecole des Mines. Ces postes se trouvent ainsi trustés par des réseaux où les complicités favorisent les pratiques financières inavouables entre les grandes industries et l'élite administrative et politique. 

Le parquet a déclaré vouloir juger Total en France pour cette affaire. Cela se produira-t-il ? Comment ?

L'arrangement financier aux Etats-Unis permettra au groupe Total d'éviter un grand déballage. Il est donc probable que les choses  en resteront là, sauf si les autorités françaises veulent vraiment qu'il soit jugé ici pour s'attaquer à ces pratiques. Juger cette affaire en France permettrait aussi de mieux appliquer les condamnations. Les peines prononcées à l’étranger contre des dirigeants de grands groupes français, même au sein de l'UE, font en effet souvent l'objet de tractations politiques ou diplomatiques qui leur permettent de s'y soustraire. Quand un grand dirigeant de groupe est condamné à l'étranger à une peine de prison ferme, par exemple, il ne l'effectue généralement pas. Comme très souvent dans ce genre de dossier, l’affaire risque de toute façon de se dissoudre dans le politique. Total assure un rôle diplomatique important dans le monde des affaires et permet au gouvernement français d’obtenir des positions conciliantes de la part des acteurs économiques et politiques du monde entier.

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