Agression de Créteil & montée de la violence aveugle : pourquoi la proportion de Français incultes et/ou cons va en s’aggravant<!-- --> | Atlantico.fr
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La société française est en déshérence culturelle et intellectuelle.
La société française est en déshérence culturelle et intellectuelle.
©Reuters

Zéro pointé

Trois personnes soupçonnées d'avoir agressé un couple à Créteil lors d'un cambriolage ont été mises en examen mercredi 3 décembre pour "association de malfaiteurs" et violence en "raison de l'appartenance religieuse". "Ils pensaient que les Juifs, ça a de l'argent", a déclaré le jeune homme agressé. Une "pensée" qui en dit long sur la déshérence culturelle et intellectuelle de toute une frange de la société.

Jean-Paul Brighelli

Jean-Paul Brighelli

Jean-Paul Brighelli est professeur agrégé de lettres, enseignant et essayiste français.

 Il est l'auteur ou le co-auteur d'un grand nombre d'ouvrages parus chez différents éditeurs, notamment  La Fabrique du crétin (Jean-Claude Gawsewitch, 2005) et La société pornographique (Bourin, 2012)

Il possède également un blog : bonnet d'âne

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Jérémie Mani

Jérémie Mani

Jérémie Mani est entrepreneur dans le web français depuis 2000, il est un grand spécialiste des réseaux sociaux et des buzz engendrés par eux. Il est aujourd'hui président de Netino, une société spécialisée dans la e-Modération.

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Laurent Avezou

Laurent Avezou

Laurent Avezou est historien, professeur en classes préparatoires, auteur de Raconter la France : histoire d’une histoire, Paris, Armand Colin, 2e éd. 2013, et de 100 questions sur les mythes de l’histoire de France, Paris, La Boétie, 2013.

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Philippe Joutard

Philippe Joutard

Philippe Joutard est ancien recteur et professeur d’histoire  émérite. Il est notamment l'auteur d'Histoire et mémoires, conflits et alliance (La découverte, 2013).

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Atlantico : Alors qu'ils avaient l'intention de cambrioler un appartement, les trois suspects auraient été encouragés dans leurs intentions en constatant que ses occupants étaient de confession juive. Un enquêteur explique d'ailleurs qu'ils auraient fait un raccourci tendancieux - "tu es juif, donc tu as de l'argent" - qu'il interprète comme un "antisémitisme basique, primaire, idiot". Dans quelle mesure peut-on dire que cet acte criminel relève plus de la bêtise que d'un antisémitisme profond ?

Jean-Paul Brighelli : J’ai raconté dans un ancien livre (Une école sous influence, 2007) qu’un élève maghrébin et qui se disait (en 1995) "proche du GIA" m’avait lancé : "Moi, M’sieur, j’suis antisémite !" — et comment, après l’avoir traîné sans ménagements au CDI du lycée, je lui avais prouvé que s’il était effectivement d’origine arabe, comme il l’affirmait, il était sémite — et qu’en fait, il ignorait ce que signifiait le terme — a fortiori le terme d’antisémite. Je crois fermement que tous ces pauvres gosses et jeunes abrutis fonctionnent sur des poncifs, des idées reçues, des horreurs qu’ils prennent pour des vérités, une méconnaissance générale de ce qu’ils sont et de ce qu’est un Juif (à imaginer que "juif" renvoie à une réalité unique, ce qui est loin d’être le cas). Ils sont peut-être antisémites — dans les faits, et la justice qualifiera ainsi leur acte invraisemblable et impardonnable. Mais en réalité, ils ne se contentent pas d’être analphabètes, comme trop de jeunes : ils sont analphacons. Les voici à l’ombre pour quelques années : on devrait pouvoir les obliger à reprendre leurs études, qui ont manifestement été très négligées. Ce serait mieux que de les laisser s’entraîner à la récidive. Ou au djihad.

Quelle est la tonalité des commentaires à ce sujet sur internet ? Quelle est la part de personnes ayant un avis suffisamment dégagé du registre émotionnel pour avoir un regard objectif sur ce fait-divers touchant un thème sensible ?

Jérémi Mani : De par notre activité, nous pouvons observer deux types de commentaires. Ceux que l'on retrouve sous les articles des médias clients -les plus emblématiques de notre pays-, et les réactions sur leurs supports sociaux comme Facebook ou Twitter. Pour l'agression qui s'est déroulée à Créteil ce lundi, nous avons pu observer qu'une majorité de commentaires appartenaient au registre de l'émotion. Par exemple, certains d'entre-eux exprimaient que rien ne pouvait justifier de tels actes de barbaries. Les autres commentaires pouvaient essayer de tirer des généralités de ce fait divers, et notamment les commentaires critiques sur la réputation de ville multiculturelle et multiconfessionnelle que Créteil s'est forgée, avec des communautés juives et maghrébines importantes. Egalement, avant même l'annonce des trois suspects appréhendés par la police, certains avaient déjà imaginés qui étaient les agresseurs -d'origine maghrébine, alors qu'en réalité il s'agissait de personnes originaires d'Afrique noire -. Ce dernier point peut révéler que le jugement sur internet peut être relativement rapide, beaucoup de commentateurs croient en leurs intuitions, les posent en arguments d'autorités sans preuve. D'autres encore essayent d'établir des échelles de gravité de l'acte, si le viol dépasse le meurtre, etc.

De la même manière, sur la reconnaissance de l'Etat palestinien qui a essaimé l'actualité cette semaine, nous avons pu observer un très grand nombre de prises de positions parfois contradictoires, peu étayées, et souvent ancré dans l'émotionnel. Ceux qui essayent de recadrer le débat parviennent parfois à se faire entendre, et rappellent que ce conflit israélo-palestinien à plus de 70 ans d'histoire, et ne peut donc se résumer à quelques lignes. Dans les proportions, les premier qui consistent à être dans l'émotionnel sont majoritaires ; environ 10% tentent de soutenir le débat avec une vision plus argumentée (en avançant des problématiques d'ordre géopolitiques par exemple) ou encore en s'interrogeant sur le poids éthique qu'implique la reconnaissance d'un parti comme le Hamas. Mais cette dernière proportion se retrouve régulièrement noyée par une flot de commentaires qui ne connaissent pas le sujet, et qui sont désarmants de simplicité et de naïveté. Or c'est compliqué de débattre contre des positions superficielles, et qui ne cherchent pas à reconnaître la complexité d'un problème.

Comment évolue le niveau de culture de ceux qui ont suivi le système éducatif ? Quels facteurs permettent d'attester de cette évolution ?

Jean-Paul Brighelli : La bêtise, c’est aussi l’absence de culture — parce que la culture, c’est la mise en perspective de nos certitudes (et souvent leur effondrement, qu’il faut accepter) sous le poids des certitudes de gens bien plus qualifiés que nous. L’imbécile ose tout, parce qu’il croit tout savoir. Mais c’est aussi toute cette pédagogie qui encourage les jeunes à "s’exprimer" — alors qu’ils n’expriment, en général, qu’une caricature des clichés de leur entourage. Baisser la garde sur la culture (et la décision de Sciences-Po entérine ce qui se fait globalement dans l’Education), c’est encourager la permanence d’idées qui se croient personnelles et qui ne sont que l’écho déformé des abominations entendues çà et là. La liberté d’expression s’arrête aux frontières de la bêtise — parce que dans des esprits faibles, il n’y a rien de plus contagieux que la bêtise. Il y a un prosélytisme de la bêtise contre laquelle il faut légiférer — en commençant par réformer en profondeur nos habitudes scolaires.

Quelle radiologie peut-on faire des populations qui en sont dénuées, et quelles sont les caractéristiques sociales qui jouent ? Et quelle est la part de responsabilité du délitement du lien social ?

Jean-Paul Brighelli : Les anciennes structures, porteuses de culture ont éclaté. La famille fonctionne mal, que les couples aient explosé, avec des mères prisonnières du culte de l'enfant-roi, ou que l'autorité de pères au chômage soit bafouée ; l'école ne joue plus véritablement son rôle de transmetteur de valeurs et de culture ; la société se renferme sur le narcissisme des selfies (ego-portrait, disent très bien les Québécois) et de la consommation de biens très périssables. Reste la religion, dont on sait où elle peut mener — la France est le premier fournisseur européen de candidats au Djihad. Sinon, il y a la bande, qui n'a pour culture, dans ce contexte, que la rafle rapide d'argent — auprès de ceux que l'on croit riches. Les petits voyous de Créteil ont juste assez de "culture", fabriquée par des humoristes pas drôles ou des pseudo-philosophes, pour croire que tous les Juifs sont Rothschild.

Quels événements concrets ont amené à cette situation ?

Jean-Paul Brighelli : Il y a un délitement général de l'Ecole depuis trente ans, parallèlement à la montée du chômage, et en même temps une exaltation, via les médias et la publicité, de la consommation instantanée. Cela suffit pour rendre une société malade. Considérons que la violence — et le viol, alimenté par les déferlantes pornographiques qui enseignent à tous ces imbéciles que toutes les femmes n'attendent que l'irruption de beaux mâles débraillés — est le symptôme de cette maladie. Il faut la réprimer, bien sûr. Mais il faudrait s'attaquer aux causes profondes, redonner le goût et l'humilité d'apprendre, et mettre au travail.

La France baisse régulièrement dans le baromêtre du classement PISA (voir ici), de l'OCDE. A quels facteurs la dévalorisation de la culture historique et, plus largement, humaniste, est-elle due ? Comment en est on arrivé à ce que de nombreuses personnes n'aient plus aucun outil à leur portée pour aborder avec un minimum de discernement les problématiques, même les plus quotidiennes, de ce monde ?

Laurent Avezou : Que l’enseignement de l’histoire aille mal en France, nul ne le contestera, et il n’est pas difficile d’en comprendre les ressorts purement mécaniques, toute considération idéologique mise à part. Pour quiconque s’est trouvé en situation devant une classe d’adolescents du secondaire ou de travaux dirigés d’étudiants de première année, l’ignorance de tout repère temporel saute aux oreilles. Elle résulte d’une "ringardisation" de la chronologie qui a été amorcée sous la France gaullienne et n’a été récusée depuis lors, malgré les promesses du début des années 1980, par aucun gouvernement, qu’il fût de gauche comme de droite. Il résulte d’une entreprise pensée de déboulonnage de l’histoire événementielle, qui a pu être salutaire dans l’élaboration de l’histoire professionnelle, mais s’est révélée calamiteuse dans la transmission pédagogique. Or, on n’apprend pas plus à lire et écrire en ignorant les lettres qu’on n’apprend l’histoire en ignorant les dates. C’est idiot, mais c’est ainsi ! Et il faut encore le rappeler, quitte à passer pour un dinosaure. On ne progresse pas plus en mathématiques sans axiomes, par essence indémontrables, qu’on ne s’initie à l’histoire sans assimiler un socle de faits dont l’interprétation ne viendra qu’après une certaine sédimentation de la mémorisation (qui n’est pas, quoi qu’on en pense, l’édredon de la mémoire mais le vecteur de la connaissance). Et c’est seulement à ce stade que l’élève ou l’étudiant comprendra que des propositions comme "La Gaule a été conquise par les Romains" ou "La guerre de Cent Ans fut une guerre franco-anglaise" sont en réalité des postulats, susceptibles d’interprétations contradictoires, et dont chaque terme doit être disséqué pour parvenir à ce constat tout simple que l’histoire n’est pas le compte rendu des choses mortes et enterrées, mais celui des interactions entre passé et présent. Or, le tout-documentaire en usage dans l’enseignement secondaire est en contradiction avec cette règle évolutive simple. Exiger d’élèves de 12 à 14 ans dépourvus, en règle générale, du moindre recul historique une interprétation critique qui soit autre chose que de la paraphrase, c’est mettre la charrue avant les bœufs et attendre d’esprits non encore formés qu’ils appliquent les normes de la critique documentaire familière aux historiens professionnels. Pour accomplir ce travail de déminage des documents, une vaste culture historique est souvent même insuffisante. Qu’espérer alors quand elle est quasiment absente ? (Extrait adapté de Laurent Avezou, Raconter la France : histoire d’une histoire, Paris, Armand Colin, 2013, 2e éd. augmentée, p. 486-487).

Jean-Paul Brighelli : Débattre, ce n’est pas camper sur ses positions : c’est frotter son esprit à celui d’autrui, et renoncer éventuellement à ses propres convictions quand on comprend que ce sont des erreurs. Savoir reconnaître la supériorité des autres, ce n’est pas abdiquer ce que l’on est (tant que l’on ne sait pas, on n’est rien), mais s’enrichir de cette pensée. Accepter autrui, c’est se construire. Or, nous encourageons ces mômes sans boussole à s’obstiner dans leurs monstrueuses déviations. À croire que leur subjectivité, qui ne vaut pas tripette, est un regard objectif sur le monde. Il faut absolument que tous les enseignants, lorsqu’ils entendent une énormité, le disent haut et fort. Un exemple ? Le darwinisme n’est pas une opinion : c’est un fait. Le contester revient à contester le principe d’Archimède. Si l’on se souciait davantage de transmettre verticalement des savoirs, quitte à les asséner comme on assène les lois des mathématiques, on n’en serait pas là.

Philippe Joutard : La dévalorisation des humanités (lettres, philosophie, histoire) dans l'enseignement n'est pas le fait d'une volonté politique particulière, c'est davantage un mouvement insensible. Prenons le cas du lycée dans les années 50. Une des sections s'appelait Philosophie, l’autre s'appelait Mathématique élémentaire. Entre les deux existait une section de Sciences expérimentales. Elles avaient dignité égale. La montée de la section S  à laquelle tout le monde a participé, et qui mettait l'accent sur la physique-chimie et les mathématiques a de fait compressé les matières humanistes. Un autre processus a été à l'oeuvre, et qui est en lui même  positif, celui de l'augmentation de l'importance de la matière économique,

Bien que les gens soient attachés aux sections littéraires, elles ne sont plus importantes à leurs yeux. On voit bien ce phénomène de déperdition de l'importance des matières humanistes. Pour prendre un autre exemple, je peux évoquer mon père qui était médecin, et qui pourtant venait d'une section littéraire. Aujourd'hui, les QCM de 1ère année de médecine sont purement scientifiques, et les thèmes de la relation au patient, du médecin de famille ont quasiment disparu de l'enseignement. Les meilleurs élèves qui rentrent en Khâgne viennent même tous des sections scientifiques ! Du côté des grandes écoles de commerce, on se rend bien compte du danger, car il n'est pas suffisant d'avoir un esprit logique, et un esprit purement scientifique. Pour faire du commerce il faut être capable de comprendre la civilisation  du pays où l’on veut vendre...

Ce processus a été amplifié par  la révolution numérique qui introduit de nouveaux savoirs techniques à acquérir. C’est un  phénomène globalement positif, mais qui pour être véritablement maîtrisé, suppose  des qualités que donne une culture humaniste : distinguer dans l’information le secondaire de l’essentiel, ; les faits exacts de  la rumeur et du préjugé qui ont toujours existé, mais qui prennent une ampleur ravageuse avec la nouvelle  numérique instantanée. Ajoutons- y un des problèmes du monde contemporain, le zapping et le présentisme. Les humanités donnent le sens de la durée.

Selon Daniel Kahneman, chercheur en sciences cognitives de l’Université de Princeton, "la bêtise c’est l’incapacité, plus ou moins momentanée, à garder un oeil critique sur nos processus non-rationnels et plus particulièrement nos biais cognitifs". L'esprit critique est-il une notion toujours valorisée dans nos sociétés ?

Jean-Paul Brighelli : Pour avoir de l’esprit critique, il faut déjà, dans un premier temps, renoncer à ses propres idées. Renoncer à "Yaka", à "Faukon" et à "Moi j’vais t’dire"… Il faut aussi avoir la culture qui met en perspective ce que nous sommes, et nous rend tout petits face à ce que de grands esprits, depuis la nuit des temps, ont pensé et formulé. Mais qui se soucie encore, dans les hautes sphères de l’Education nationale, à initier sérieusement les jeunes à la pensée d’autrui ? À force de les flatter dans le sens du poil, les crétins se croient des penseurs. Au Café du Commerce, c’est déjà lassant. Mais quand ça devient criminel, on réalise la responsabilité des politiques laxistes — qu’elles soient dans le domaine éducatif ou dans le domaine juridique.

La vie courante est le calque de la vie scolaire. Tant que nous croirons que l’informatique est en soi une solution, alors que ce n’est qu’un outil ; tant que nous respecterons les idées folles des uns et des autres (respecter un élève, c’est lui enseigner ce qu’il ne sait pas, et a priori, il ne sait rien, quoi qu’il croie savoir) ; tant que nous accepterons les lubies et les superstitions — alors oui, nous continuerons à avoir, comme dans l’affaire Halimi et comme dans cette triste affaire de Créteil, des barbares aux portes de nos cités — et à nos propres portes.

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