Économie ou géopolitique : pourquoi l’Occident paye cher la somme de ses complexes <!-- --> | Atlantico.fr
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Une manifestation anti-américaine à Buenos-Aires.
Une manifestation anti-américaine à Buenos-Aires.
©Reuters

C'est le tarif !

Autour du monde occidental et démocratique, les repères s'effritent, les révolutions populaires tournent mal, et les pôles d'influence s'implantent solidement en extrême-orient. L'universalisme dont se prévalaient l'Europe et les États-Unis semble bel et bien enterré.

Atlantico : La chute du Bloc Soviétique a laissé penser pendant longtemps que la démocratie libérale d'inspiration occidentale finirait par conquérir le monde, aucun contre-modèle viable ne pouvant désormais faire concurrence. Les récents événements d'Ukraine et de Syrie nous permettent-ils de reconsidérer cette théorie aujourd'hui ?

Alexandre del Valle : Pas seulement l’Ukraine et la Syrie ! il suffit de « se promener dans le monde multipolaire » pour se rendre compte de la multiplicité des systèmes de valeurs idéologiques et religieux, des régimes politiques, des identités et des différentes conceptions de la démocratie elle-même, car ceux qui ne veulent pas adopter le « western way of life » ne sont pas que des dictatures rouges ou vertes comme la Corée du Nord, le Soudan, Érythrée, la Syrie, l’ex-Irak baassiste de Saddam Hussein, la Chine ou le Zimbabwe, mais aussi des démocraties du Sud  membres de ce que l’on appelle les « Non-Alignés », comme l’Inde, le Venezuela, la Bolivie, l'Équateur, ou encore des pays émergents ou ré-émergents comme la Russie, la Turquie, la Malaisie, l’Indonésie. Dans ces pays tantôt anti-occidentaux tantôt simplement non-occidentalisés ou partisans d’une autre vision du monde que la seule vision "droitdelhommiste-libérale-individialiste-marchande", les conceptions de la démocratie, le rapport au religieux, la place de l’individu et le rapport aux racines identitaires divergent des visions occidentales. Or les Occidentaux ou Européens de l’Ouest que nous sommes avons énormément de mal à accepter que d’autres conceptions de la démocratie puissent exister et être légitimes.

Comme je l’explique dans mon livre « Le complexe occidental », les Occidentaux sont, comme tous les autres peuples, victimes de leurs propres représentations ou « formatages » civilisationnels et idéologiques. Ils voient le monde et les Autres à travers ce prisme déformant. Par ailleurs, dans leur élan universaliste, ils confondent de plus en plus un phénomène neutre, essentiellement technologique, qu’est la « globalisation » des moyens  de communications et d’échanges, avec la « mondialisation », voire le mondialisme, qui n’en sont pas synonymes mais qui découlent de l’utopie cosmopolitique dont s’inspirent les partisans d’un hypothétique « gouvernement mondial » futur, projet louable de la part de ceux qui y voient sincèrement un moyen d’édifier une « paix mondiale », mais utopie dangereuse lorsqu’elle masque un projet néo-impérial ou en tout cas vécu comme tel par les nations qui renouent avec leur identité et défendent plus que jamais le principe de souveraineté.

Fabrice Balanche : Avec la chute de l’Union Soviétique, c’est le capitalisme qui a triomphé mais non la démocratie libérale. Certes, les deux sont liés, car l’entreprise a besoin de liberté pour se développer, mais elle a aussi besoin de paix sociale et de stabilité politique. Le modèle chinois nous rappelle chaque jour qu’un pays autoritaire peut se hisser à la deuxième place mondiale sans pour autant adopter la démocratie libérale. Les ex-pays communistes d’Europe de l’Est et la Russie elle-même ne sont pas devenus des démocraties libérales aussitôt après la chute des régimes communistes, ils sont passés par des phases de transition politique assez chaotiques pour certains, comme la Bulgarie et la Roumanie, et d’autres ont conservé un mode de gouvernance autoritaire tels que la Russie et la Biélorussie.

Avec le retour de la Russie en tant que puissance mondiale et la montée en puissance de la Chine, nous avons un contre-modèle autoritaire face à la démocratie libérale sur lesquels peuvent s’appuyer bon nombre de régimes dans le monde.

Michel Maffesoli : Les évènements d’Ukraine, de Syrie, mais avant eux, l’histoire de la décolonisation en Afrique, l’histoire de l’Amérique latine et l’évolution de pays anciennement communistes montrent qu’il s’agissait là d’une construction d’un monde occidental, pour lequel la démocratie libérale, loin d’être une époque de l’histoire en était l’aboutissement final.

C’est bien sûr cette conception d’une évolution historique partant d’un état primitif présumé sauvage pour aboutir à une civilisation cultivée et démocratique qui est actuellement remise en cause, non seulement par l’évolution des nations qui refusent la démocratie qu’on veut leur apporter, mais également par une saturation du modèle démocratique dans les pays occidentaux eux-mêmes. On peut même se demander si l’interventionnisme européen, visant à toujours plus exporter l’idéal démocratique, serait-ce par les interventions armées, n’est pas à rapporter au doute toujours plus profond que provoque le modèle en interne.

Parler d'universalisme occidental est-il usurpé ? En quoi l'Occident a-t-il échoué à imposer son modèle ? A-t-il d'ailleurs échoué à tous les niveaux ?

Alexandre del Valle : Comme je l’ai développé plus haut, nombre d’Occidentaux sont dupés par leur propre universalisme qui leur fait voir le monde tel qu’il n’est pas et qui les empêche d’accepter la réalité multipolaire faites d’identités différentes et de souverainetés nationales persistantes. Parler d’universalisme occidental n’est pas usurpé, puisque l’universalisme vient de l’Occident et est promu par lui, mais l’échec de la transmission au Reste du monde de la conception occidentale de la démocratie universaliste vient du fait que le projet de Tour de Babel qui anime la démocratie occidentale moderne est perçu comme fondamentalement menaçant par les autres civilisations et nations non-occidentales qui y voient un masque hypocrite d’un nouvel impérialisme planétaire encore pire que le vieux colonialisme d’antan, relativement circonscrit. A certains égards, le « isme » d’universalisme dénote une systématisation et une idéologisation de la notion originelle d’universalité d’origine chrétienne.

Les Occidentaux ont oublié que l’universalisme des droits de l’homme, au nom desquels on a fait tant de guerres, couplé avec les non-valeurs que sont la consommation matérialiste de masse et l’individualisme, ne remplacent pas du tout le « besoin d’identité » qui demeure très profondément ancré dans l’être humain et qui réapparaît partout, de Taïwan à la Malaisie en passant par l’Inde, Singapour, les Balkans, l’Asie centrale, l’Afrique, l’Ecosse, la Crimée, l’Ukraine, la Côte d’Ivoire, le Nigeria, la Russie, le monde islamique - en pleine effervescence - ou encore l’Amérique latine « néo-indigéniste ». En dehors des vieilles nations de l’Europe occidentale traumatisées par les totalitarismes passés, et, de ce fait, devenues réfractaires à toute aspiration identitaire (sauf celle des Autres non-Occidentaux), puis en dehors des Etats-Unis et de l’Australie, pays d’immigrés dont la conception du patriotisme est fortement fondée sur un universalisme et un messianisme démocratique, la quasi-totalité des Nations qui composent le monde réel, multipolaire, sont très fortement attachées à leur identité « concrète » et ne voient dans la globalisation qu’un champs de déploiement de leur puissance, un théâtre de rivalités, d’alliances stratégiques ou de concurrences et d’échanges, mas aucunement la marque d’une appartenance supranationale commune ou d’un Gouvernement mondial…  Bref, nous sommes les seuls à prendre le « mondialisme » au sérieux et au pied de la lettre et nous sommes les seuls à lui sacrifier notre identité et nos racines.

Fabrice Balanche : Le modèle occidental est-il universel ? Les valeurs de démocratie, de liberté et de laïcité qui sont nées en Occident après des siècles de luttes contre l’autoritarisme et de lente maturation politique peuvent-elles s’exporter dans l’ensemble du monde en quelques décennies ? C’est oublier que le monde est composé de différentes aires culturelles qui possèdent leur propre historicité. La mondialisation a aboli les frontières en matière économique et de communication mais elle n’a pas lissé les cultures, et heureusement du reste.

L’attrait du modèle occidental recule dans plusieurs parties du monde en raison de la crise économique structurelle que nous connaissons depuis les années 1970. Le Proche-Orient n’a plus les yeux tournés vers l’Europe mais vers les pétromonarchies du Golfe. L’Asie du Sud-Est regarde vers la Chine et non plus autant vers les Etats-Unis. N’oublions pas que le modèle socialiste a été victime du marasme économique de l’Union Soviétique et de tous les pays qui l’avaient adopté.

Cependant, malgré notre perte d’influence économique, il me semble que nos valeurs continuent à se diffuser dans le monde, plus lentement, avec des reculs et des hybridations, précisément parce qu’elles sont universelles. Cela prendra simplement plus de temps pour qu’elles deviennent la norme à l’échelle mondiale.

Michel Maffesoli : La grande période de l’universalisme occidental, pendant laquelle l’idéal démocratique, progressiste, individualiste et également techniciste a cherché à s’imposer au monde entier recouvre l’époque moderne, du XVIIIème siècle à nos jours.

Il me semble que cette époque (épochè en grec, c’est la parenthèse) est sur sa fin et qu’aussi bien en interne qu’à l’international, l’Occident peine à dominer le monde et à imposer son modèle. La vitalité des pays émergents, qui bien loin de suivre pas à pas notre modèle de développement, paraissent immédiatement plus aptes à s’adapter aux nouvelles technologies et à un nouvel univers mental en témoigne. Oui, l’Occident a bien réussi à dominer le monde, au XIXème et au début du XXème siècle, mais il semblerait que les deux grandes guerres mondiales aient sonné la fin de cette domination.

En quoi, l'Occident a-t-il pu dans le même temps être victime de sa tendance à l'universalisme ? En diffusant largement ses valeurs, a-t-il perdu son identité ?

Alexandre del Valle : Comme je l’affirme dans « Le complexe occidental », la réponse à cette question réside dans une confusion grave de conséquences qui a consisté à faire croire que l’universalisme, le droit de l’hommisme, le cosmopolitisme, l’individualisme consumériste, le libre-échangisme pouvaient suffire à créer ou récréer une identité. On a ainsi confondu l’Identité, qui est liée nécessairement à des racines ancrées dans l’Histoire et la géographie, et qui est tantôt « concrète », locale, tantôt régionale ou « civilisationnelle », avec de simples Valeurs abstraites et désincarnées. Cette confusion ou cette substitution consistant à substituer à l’identité des peuples et aux enracinements des Valeurs ou des idéologies abstraites est selon moi « le noyau sémantique » de ce que j’ai appelé le « cosmopolitiquement correcte ».

Du coup, dans leur prétention à prendre leurs valeurs idéologico-utopiques modernes fondées sur une rupture avec le passé et le rejet de toute forme d’enracinement, les Occidentaux se sont piégés eux-mêmes et ont cru qu’ils devaient « faire de leur Passé Table rase » et mutiler de ce fait leur identité en diabolisant ou ringardisant leur propre Histoire et leurs racines judéo-chrétiennes au profit d’un « Cosmopolitiquement correct » cher à l’idéologue post-communiste Jurgen Habermas issu de l’Ecole de Francfort. Idéologue de référence de l’Union européenne, on doit à Habermas l’idée terrifiante du « patriotisme juridico-constitutionnel » qui vise à gommer toute appartenance identitaire des Européens au profit d’une hyper-normativité sous-tendue par l’idéologie des droits de l’Homme et la défense des minorités « victimes » de la Majorité européenne-blanche-chrétienne suspecte. Cette auto-mutilation identitaire de la Vieille Europe prise au piège de son universalisme cosmopolitique et justifiée au nom du « plus jamais ça » et de la « nazification » de l’identité de l’Homme Blanc soumis de la sorte à la « reductio ad hitlerum » explique l’incroyable contradiction philosophique des antiracistes et autres adeptes du cosmopolitiquement correct qui diabolisent l’identité du prototype du pestiféré qu’est le « Mâle-Blanc-européen-judéo-chrétien » mais valorisent à outrance l’identité des non-Mâles-non Blancs-non Européens non-judéo-chrétiens victimes par nature des premiers… Ce qui explique que les défenseurs de la théorie du genre sont les mêmes que les immigrationnistes hostiles à toute souveraineté et à tout patriotisme enraciné.

Fabrice Balanche : L’Occident fut l’initiateur d’une mondialisation économique et du libre-échange qui a contribué à affaiblir les Etats nations occidentaux et à la perte des repères identitaires de la population, d’autant que les couches populaires sont les premières victimes des conséquences néfastes de la mondialisation. Cette dernière possède heureusement plus de conséquences positives que négatives, et au lieu de la rejeter, de vouloir se barricader frileusement, il est préférable de faire des efforts pour s’adapter à un processus, universel lui aussi. Tradition, Etat-nation et mondialisation sont complémentaires, si l’Occident veut rester un modèle, il doit savoir mobiliser ces trois paramètres. Sans doute l’Occident n’a-t-il pas encore digéré le choc des « Trente désastreuses », qui firent suite aux « Trente glorieuses », ce qui conduit certains à vouloir se réfugier dans le pré-carré de la nation, voire dans des identités régionales ou communautaires. Mais cette attitude est stérile, c’est au contraire dans la confrontation avec les autres cultures que l’on prend conscience de son identité et qu’il est possible d’affronter la concurrence mondiale. Jusqu’à présent, l’Occident dominait le monde, il n’avait pas de concurrent, si ce n’est le bloc communiste, mais l’opposition était plus idéologique qu’identitaire. La présence de nouvelles puissances économiques et culturelles concurrentes nous déstabilise, brouille nos repères et nous fait douter de la force de nos valeurs.

Michel Maffesoli : Les sociétés organisent les rapports entre les hommes, soit sous forme de solidarités communautaires, soit sous forme sociétaire, que nous appelons universaliste. Dans le premier modèle, ce qui prévaut, c’est le bien du groupe auquel j’appartiens, le bien commun, au détriment ou indifféremment par rapport au gain de l’individu. De même les identités sont-elles plutôt collectives, de groupe, de communauté qu’individuelles. Dans le modèle sociétaire, qui est celui qui s’est imposé en Europe à partir du XVIIIème siècle, l’identité est avant tout individuelle et les hommes règlent leur vivre ensemble sous al forme du contrat social, c’est à dire ce qui lie chacun à l’Etat, tous étant liés par cette appartenance commune à la Nation et à son représentant, l’Etat.

Ce modèle s’est bien sûr largement diffusé, même quand il ne correspondait pas forcément aux mentalités collectives des pays où il était censé s’implanter, parce que les solidarités et les identités collectives étaient plutôt communautaires, tribales que nationales ou parce que chacun s’y définissait plutôt par son appartenance à un groupe, ethnique, religieux, social etc. que par son statut individuel. L’Afrique et l’Asie sont bien représentatives de cette implantation relativement non aboutie de la démocratie et du nationalisme.

Dès lors il est clair que l’Europe et l’Amérique du Nord ne connaissent plus la position de domination impérialiste qui était la leur. Et comme la définition de l’universalisme est la croyance en la supériorité universelle du modèle démocratique, cette relativisation des valeurs occidentales par l’émergence d’autres valeurs, moins individualistes, moins politiques, plus communautaires, plus solidaires est ressentie par les Occidentaux comme un échec.

La perte d'attractivité de l'Occident s'explique t-elle par un abus de notre propre puissance ou au contraire par un manque d'ambitions dans l'application des objectifs que l'on s'était fixés ? A t-on finalement manqué de confiance dans notre propre modèle culturel et politique ou avons-nous été trop confiants ?

Alexandre del Valle : Votre question est centrale, je l’aborde  dans le dernier chapitre de mon livre « Le complexe occidental » : j’y explique que, contrairement à tout ce que l’on enseigne depuis des décennies, ce n’est surtout pas en se reniant soi-même, en insultant sa propre histoire et en masquant hypocritement ses propres jeux de puissances et objectifs stratégiques par des belles idées droitsdelhommistes que l’on peut être respecté par les Autres. C’est ainsi que les nouveaux pays émergents motivés par un fort patriotisme, qu’il s’agisse de la Chine renaissante ou d’autres acteurs du monde multipolaire dont l’Inde, la Russie, le Brésil ou les pays musulman craignent et combattent bien plus notre universalisme-droitdelhommiste (au nom duquel on a renversé des régimes « réfractaires » tels que Serbie, l'Irak ou la Libye) que notre identité propre, judéo-chrétienne, européenne.

A la fin du livre, je cite notamment le grand psychologue Will Shultz, théoricien de l’Auto-estime et référence mondiale en matière d’analyse de la cohésion des groupes humains, qui a montré aux termes de nombreuses études universitaires et d’expériences de laboratoire que « la façon dont on est perçu positivement par l’Autre et le degré de cohésion et de bon fonctionnement d’un groupe dépendent très étroitement de la façon dont on valorise son propre camp ». Bref, plus l’Occident croit devoir fustiger son passé  et enseigner la haine de soi collective et l’autoflagellation à ses propres sujets (de ce fait plongés dans le nihilisme et la « dépression  collective ») en espérant par là « apaiser » les Autres civilisations puis instaurer un cosmopolitisme néo-impérial que le sociologue américain Benjamin Barber nomme Mc World, plus l’Occident crée les conditions de son propre rejet de la part des Autres à qui il enseigne en fin de compte sa propre détestation. J’ajoute dans mon livre que les civilisations non occidentales qui se sentent menacées par l’Occident ne croient pas un seul instant en la sincérité de son projet internationaliste-universaliste qui n’est perçu que comme le cache-sexe d’un dessein néo-impérial destructeur des identités et des nations souveraines.

Fabrice Balanche : L’Occident est victime depuis plusieurs décennies d’une trop grande confiance en soi. Ce n’est pas parce que la démocratie libérale est le meilleur modèle au monde qu’elle va naturellement se diffuser, d’autant que pour beaucoup de peuples, l’Occident est perçu comme impérialiste. Il est aussi victime en son sein de courants de pensée anti-occidentaux. A la faveur des révoltes arabes nous avons vu nombre d’intellectuels « islamo-gauchistes » soutenir la prise de pouvoir des Frères Musulmans au nom du respect de la « démocratie » mais en fait parce qu’ils voient dans ces mouvements le triomphe de la révolution mondiale qu’ils appelaient de leurs vœux dans leur jeunesse. L’Occident est victime de ses propres valeurs qui permettent des critiques virulentes de la part de détracteurs liberticides, d’une propension des peuples occidentaux à se charger de la culpabilité universelle.

Michel Maffesoli : On ne souligne pas assez le paradoxe qu’il y a à imposer la démocratie ! De même n’est-on pas assez attentif aux dérives, jusqu’au totalitarisme, des démocraties qui ont porté à leur tête des Hitler et autres dictateurs. Si démocratie il y a, ce ne peut être qu’un processus de régulation de la vie en société, mouvant, changeant et en aucune façon pérenne. Croire qu’il y aurait une fois pour toute la démocratie, c’est encore céder à l’idéologie progressiste, qui considère que l’Occident constitue le modèle vers lequel doivent tendre tous les pays.

Toutes les valeurs occidentales étaient-elles exportables ? Lesquelles, plus particulièrement, ne l'étaient pas ?

Alexandre del Valle : L’hyper individualisme, le matérialisme philosophique - libéral ou marxiste - le libertarisme destructeur de toute hiérarchie et de toutes valeurs, puis la nouvelle idéologie de la tyrannie des minorités et des droits au détriment des majorités et des devoirs, ne peuvent pas selon moi être exportés sans risque puisqu’il s’agit essentiellement de contre-valeurs, fruits d’une perversion de valeurs judéo-chrétiennes et gréco-latines originelles (respect de la personne, défense de la propriété, défense des droits, etc.). On peut donc dire que ces « valeurs » de l’Occident contemporain post-soixanthuitard sont en grande partie des contre-valeurs qui ne peuvent de ce fait qu’être rejetées par tous les peuples et toutes les nations qui ne veulent pas devenir comme les anciens pays communistes de l’Europe de l’Est ou les vieilles démocraties déprimées de l’Europe de l’Ouest des terres en voie d’extinction démographique et identitaires, des "no man’s land" identitaires et des pôles de pertes de souverainetés, bref des « zones molles » vulnérables malgré leur richesse et leurs acquis.

Cette idée est par exemple au cœur de la pensée de Lee Kwan Yu à Singapour, de Mahatir en Malaisie ou de Erdogan en Turquie, qui expliquent souvent qu’il faut prendre et saluer la technique de l’Occident et adopter l’économie de marché qu’il prône mais ne pas adopter sa déliquescence morale et son relativisme philosophique qui risque de déboucher sur le chaos généralisé et la destruction de la famille et des règles civiques, bases de la société bafouées ou fortement remises en question par Mc World. 

Fabrice Balanche : Liberté, égalité, fraternité et laïcité sont toutes exportables, mais cela prendra plus ou moins de temps pour qu’elles soient acceptées à l’échelle de la planète. La laïcité est sans doute celle qui mettra le plus de temps à s’imposer car elle se heurte à des identités et des pouvoirs politiques autoritaires qui s’appuient sur le fait religieux. En l’absence de démocratie, le religieux devient le facteur d’organisation de la société, les lois divines s’imposent à la population à défaut de consentement mutuel. En Syrie, il est symptomatique que lorsque l’Etat disparait d’une localité au profit des rebelles, il est aussitôt remplacé par de nouvelles autorités qui prennent le Coran et la Sharia comme références, et non le Code civil.

Michel Maffesoli : N’oublions pas que la civilisation universaliste occidentale s’est exportée au bout des baïonnettes des soldats, dans les cales des marchands et avec la Bible des missionnaires. Dès lors il ne s’agissait sûrement pas de valeurs exportables au sens où les pauvres peuples colonisés auraient aspiré à devenir de petits Européens démocratiques !

Encore une fois, l’époque moderne, celle de la démocratie et du progrès n’a pas été avare de massacres collectifs et de dévastations. La démocratie comme tout régime régulant le vivre ensemble, la gestion du bien commun, fait s’exprimer les instincts et les pulsions humaines pour le meilleur et pour le pire. C’est très exactement ceci qui a été exporté et qui a produit, le meilleur et le pire !

Si le modèle culturel européen et américain n'a pas pu s'implanter sur l'ensemble du globe, le libéralisme économique semble être devenu la norme. Comment expliquer ce paradoxe apparent ?

Alexandre del Valle : En fait ceci n’est pas une contradiction, car comme je le montre dans le chapitre consacré à la mondialisation dans mon livre, l’erreur majeure d’analyse a été de confondre la globalisation marchande et communicationnelle et ses outils technologiques, neutres comme l’électricité, avec le projet utopique de la « mondialisation heureuse » et du « Village Mondial ». Comme L’empereur japonais de l’ère Meïji, la Chine moderne, les Hindouïstes nationalistes du parti BJP en Inde, les islamistes turcs qui votent pour le parti AKP d’Erdogan ou encore les dirigeants nationalistes Malaisiens, Indonésiens et même les cerveaux d’Al-Qaïda savent que la technologie en partie issue de l’Occident et ses moyens de communications lui ont en partie échappé depuis longtemps et que ce sont des outils, voire des armes, précieux qui peuvent être mises au profit d’une contre-mondialisation, d’une « alter-mondialisation », dont le nom est explicite, ou d’une aspiration nationaliste de puissance qui seront utilisés pour mieux résister à l’Occident universaliste avec des armes qui viennent de lui mais qui, tel internet, ne lui appartiennent plus exclusivement. D’où la stratégie chinoise de lutter contre Google avec la promotion du Google chinois sous contrôle du parti, mais qui apporte aux jeunes les mêmes satisfactions que la version américaine interdite car jugée « subversive ».

Fabrice Balanche : Le capitalisme est le plus vieux système économique au monde, dès que les hommes abandonnent le troc, ils deviennent capitalistes, par conséquent il était normal qu’avec la chute des régimes communistes, le libéralisme économique redevienne la norme. Les dirigeants communistes étaient-ils vraiment convaincus de la force de leur modèle ou bien construisaient-ils un capitalisme d’Etat à leur profit ? Ailleurs ne s’agissait-ils pas d’une accumulation primitive, selon l’expression de Karl Marx, destinée à permettre à la génération suivante de profiter de l’inévitable libéralisation économique ? La diffusion de la démocratie est beaucoup plus longue, car différentes variantes du capitalisme, tel que ‘le capitalisme des copains’, répandus dans beaucoup de pays du Sud, ne peut fonctionner que dans un cadre autoritaire.

Michel Maffesoli : Certes le libéralisme économique, au sens où rien ne doit entraver le libre-échangisme paraît pour l’heure s’être imposé. Il est sans doute le régime économique le plus adapté à des échanges entre économies inégalement développées et avec un coût de transport qui ne contrebalance pas les économies des délocalisations vers des pays à bas prix de main d’œuvre. Mais on aurait tort, par principe et dans la situation particulière, de croire que notre modèle actuel est celui qui s’imposera pour l’éternité de l’espèce humaine. L’histoire nous enseigne que les grands Empires ne sont pas éternels, ainsi de l’empire Mongole de Genghis Khan qui s’étendait de la mer de Chine jusqu’à l’Autriche, ou de l’Empire romain. Dès lors on ne peut pas déduire de la généralisation actuelle du mode d’échange libéral sa pérennité éternelle. 

Comment, dans ce contexte, l'Occident peut-il parvenir à repenser son rôle plus positivement ? Comment peut-il reprendre la main sur son identité et ses valeurs ?

Alexandre del Valle : Je pense que l’Occident ne pourra survivre au monde multipolaire, à la « désoccidentalisation » du monde (ou « réindigénisation ») que si, premièrement, il consacre son énergie à défendre ses valeurs humaines et universelles sur son propre sol face aux idéologies obscurantistes qu’il laisse se répandre chez lui au nom d’un « droit à la différence » et d’un antiracisme dévoyés, avant de vouloir imposer cet universalisme dévertébré à ceux qui n’en veulent pas ou qui y voient un néo-impérialisme non assumé. Bref, nous devons renoncer à donner à tous des leçons de morale et nous devons au contraire réhabiliter nos valeurs fondatrices judéo-chrétiennes et gréco-latines, certes universelles, mais pas forcément universalistes, car enracinées, incarnées dans des cultures propres, ce que tente de nier le cosmopolitiquement correct.

En second lieu, l’Occident doit d’urgence engager une « thérapie globale de déculpabilisation » que je détaille dans mon livre, ceci afin d’être à même de défendre sans complexe ses propres intérêts stratégiques, civilisationnels et nationaux face aux dangers multiples qui menacent nos sociétés ouvertes mais vulnérables qui tentent leurs prédateurs. Ceci implique bien sûr de rompre avec l’angélisme, la tolérance à sens unique, l’autoflagellation pathologique, le culte de la repentance, puis de revenir aux fondements e la démocratie qui ne consistent pas à faire des minorités actives les détenteurs du pouvoir au détriment de la majorité fustigée mais à défendre le peuple majoritaire et souverain puis le Bien Commun, qui est le contraire des particularismes, des communautarismes et de l’idéologie anti-civique des droits qui supplantent les devoirs.

Mais tout cela n’est possible que si les citoyens poussent nos dirigeants à redevenir des responsables politiques dévoués à ce Bien commun et les somment de cesser de fonctionner en démagogues soumis au dictat de la soi-disant Opinion publique déconnectée des réalités du peuple et forgée par des lobbies tyranniques armés d’un pouvoir d’intimidation (terrorisme intellectuel) qui perdrait toute sa force si nos élites lucides cessaient de se laisser impressionner par lui. D’où le sous-titre de mon livre sur « Le complexe occidental » : « Petit traité de déculpabilisation ». Car la culpabilisation est aujourd’hui la pire menace qui pèse sur les peuples occidentaux, une menace actionnée par nos élites cosmopolitiquement correctes qui savent que les identités sont le principal obstacle à la progression de l’empire universaliste Mc World.

Fabrice Balanche : Les populations occidentales sont vieillissantes, ce qui contribue au pessimisme ambiant. La concurrence des pays émergents et la crise de notre modèle social impliquent des réformes rapides et indispensables que la plupart des gouvernants occidentaux se refusent à prendre. Les pays occidentaux, dont la France est l’archétype, continuent d’avoir un discours de grande puissance alors que nous n’avons plus depuis longtemps les moyens de nos ambitions internationales ni même nationales puisque nous hypothéquons l’avenir pour financer le présent en vivant dans la gloire du passé. La démocratie libérale a un travers qui s’appelle la démagogie, qui implique la responsabilité des politiques mais aussi des citoyens qui se laissent berner. L’Occident ne pourra reprendre confiance en lui que par un  assainissement de son système politique et économique. Nos valeurs nous le permettent, avant de chercher à les exporter, il convient tout d’abord de s’en servir au sein de nos propres nations.

Michel Maffesoli : Si la modernité, i.e. les trois derniers siècles, a été l’époque de l’occidentalisation du monde, il faudrait sans doute parler pour la postmodernité “d’orientalisation du monde”. Non pas au sens politique ou économique, mais au sens de l’imaginaire, d’un Orient mythique.

Qu’est-ce à dire, sinon que les grands principes qui ont fondé l’épistémè moderne, le principe d’individualisme, attribuant à chaque individu des caractéristiques immuables, en fonction de son sexe, sa religion, sa classe sociale, son origine ethnique, la démocratie, organisant le gouvernement collectif en fonction du principe majoritaire, la course au progrès, imaginant que demain sera toujours un jour meilleur et que le progrès technique infini est un gage de bonheur pour l’humanité, toutes ces valeurs ne font plus recette, ni dans, ni hors de l’Occident.

Au contraire, on constate un retour de l’idéal communautaire (sous forme des tribus éphémères postmodernes certes et non pas des communautés traditionnelles), une organisation de solidarités de proximité plutôt qu’une confiance en un Etat tout puissant, une tendance à développer des appartenances émotionnelles plutôt qu’à s’organiser selon des échanges contractuels bien rationnels.

Toutes valeurs qui ne sont pas nouvelles, qui souvent ont été présentes sous forme mineure, discrète quand l’idéal démocratique se déployait dans toute sa puissance, mais qui reviennent maintenant sur le devant de la scène.

Sans doute l’Occident monothéiste, démocratique, économiciste et technocratique n’a-t-il pas disparu et ne disparaîtra-t-il pas d’un coup. Certaines valeurs perdent peu à peu de leur vigueur, quand d’autres acquièrent de la force.

Dès lors il ne s’agit pas de retrouver une identité perdue, mais bien plutôt d’apprendre ensemble à réguler de nouvelles formes de vivre ensemble : une coexistence de petites communautés plutôt qu’une organisation nationale majoritaire, des formes d’échange moins économiques, une ouverture à des valeurs plus intuitives et plus sensitives et émotionnelles que purement rationalistes.

Bref, même la géopolitique doit être lue au travers de ces changements d’épistémè.

Très clairement, la superposition à des mouvements largement communautaires, émotionnels, voire confusionnels et des rigidités d’une géopolitique encore construite sur le choc des nationalismes engendre guerres interminables et conflits incessants. En même temps, on voit bien l’aporie qu’est la prétention d’un règlement des conflits et d’un tracé des frontières selon le critère du partage entre Nations à une époque où le tribalisme et le nomadisme deviennent la règle à l’intérieur des pays et entre pays.

Ce n’est pas seulement à l’intérieur de chaque pays, mais entre pays, au niveau mondial qu’il faut élaborer de nouvelles règles du vivre ensemble. Comme tout changement d’époque, le nôtre est fait de soubresauts plus ou moins sanglants et d’une certaine confusion.

Mais ne l’oublions pas : “la fin d’un monde, n’est pas la fin du monde”.

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