Jour des morts : ce que le conflit israélo-palestinien nous révèle des différences dans notre rapport à la mort <!-- --> | Atlantico.fr
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Des soldats israéliens portent le cercueil d'un camarade tombé au front lors de ses funérailles le 1er novembre 2023, dans un cimetière militaire de Jérusalem.
Des soldats israéliens portent le cercueil d'un camarade tombé au front lors de ses funérailles le 1er novembre 2023, dans un cimetière militaire de Jérusalem.
©FADEL SENNA AFP

Prix de la vie

Alors que le rapport à la mort a évolué au cours des dernières décennies en Occident, les récentes attaques du Hamas ont révélé une autre conception au Proche Orient.

Damien Le Guay

Damien Le Guay

Philosophe et critique littéraire, Damien Le Guay est l'auteur de plusieurs livres, notamment de La mort en cendres (Editions le Cerf) et La face cachée d'Halloween (Editions le Cerf).

Il est maître de conférences à l'École des hautes études commerciales (HEC), à l'IRCOM d'Angers, et président du Comité national d'éthique du funéraire.

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Atlantico : En quoi le conflit israélo-palestinien révèle des différences dans notre rapport à la mort ? Quelle est la différence entre la vision de la mort des Occidentaux et celle des musulmans ?

Damien Le Guay : Les attaques du Hamas du 7 octobre ont fait apparaître une monstruosité diamétralement opposée aux idées que nous nous faisons de la mort en Occident. Le 7 octobre est un choc du réel. Comme disait Lacan, « la mort, c'est le réel ». Avec les attentats du Hamas, il y a eu une mort non pas cachée, non pas honteuse, non pas dissimulée mais qui a crevé l'écran, qui a crevé la réalité, qui était là pour nous imposer son effroi.

Première différence : ici nous sommes dans l'illusion moderne de la pacification des mœurs par l’occultation de la mort. En Occident, nous sommes, ici, dans la croyance que la mort va disparaître. Non seulement qu'elle va disparaître encore plus du champ social (ce qui est déjà largement le cas), mais en plus qu'elle pourrait, via le transhumanisme, disparaître même de notre destin. Illusion de la prochaine mort de la mort.  Cette disparition de la mort serait aussi celle du tragique. Moins la mort se voit, plus la tranquillité des esprits est grande.  À l'inverse qu’avons-nous vu le 7 octobre dernier ? Une monstration de la mort, une démonstration de la mort, une mise en scène d’un tragique macabre. Il ne s’agissait pas seulement de tuer, mais de le faire d’une manière monstrueuse, au-delà de l’humanité commune. Nulle honte ! Au contraire : une fierté d’inhumanité. Une barbarie à filmer, à diffuser, a revendiquer, à imposer au monde entier.

Seconde différence substantielle : les attentats du Hamas ont montré une mort barbare justifiée, légitimée par des « causes sacrées ». Ce mouvement est à la fois politique (la cause palestinienne), guerrier (l’élimination d’Israël) et religieux – pour être une branche militaire des frères musulmans. Il y a là une « guerre sainte ». L’horreur se « justifie » au nom d’Allah et de sa grandeur. Au nom du peuple musulman. Au nom de la Palestine. Toutes ces causes, amalgamées les unes aux autres, dans un faisceau de légitimité qui fait aimer la mort (la mort donnée et la mort en martyr) va jusqu’à une barbarie « justifiée ». Il y a là un bloc compact de justification. N’oublions pas, comme le souligne Remi Brague, que l’islam est à la fois un code civil, une Loi divine pour tous, une politique des mœurs, une religion universelle. La différence entre le politique et le religieux n’existe pas bien. N’oublions pas que le Prophète avait pris les armes pour tuer. Le Hamas nous impose une terreur et donc aussi une inhumanité quant à la mort qui est donnée. Tuer une personne est une chose, tuer indistinctement des populations en est une autre. Et tuer indistinctement des populations en les massacrant, en les liquidant, en les découpant, en les brûlant, on atteint là quelque chose qui n’a rien à voir avec l'idée que nous nous faisons de la mort en Occident aujourd’hui. La « guerre sainte » est devenue illégitime. Dieu est d’un côté, la politique de l’autre. Les « causes sacrées » n’existent plus pour nous. La mort est en déshérence de causes et de justifications. Elle n’a plus de sens, plus d’horizon, plus de légitimité. Nous sommes dans un autre monde imaginaire

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Troisième différence : le 7 octobre nous a montré une « légitimation » par la politique de la mort donnée. Si la guerre est « la continuation de la politique par d’autres moyens », nous dit Clausewitz, cette terreur-là, qui n’est en rien anarchiste, est la continuation de la politique par d’autres moyens, une politique de sidération par l’horreur revendiquée. La manière d’agir l’emporte sur le nombre de tués – 1400 israéliens. Il ne fallait pas seulement tuer, mais faire savoir à tous que ces crimes furent faits contre l’idée occidentale d’humanité. Elle avait une intention politique spectaculaire, donc collective, donc de promotion d’une cause, donc de réaction vive dans le « monde musulman ». A l’inverse, chez nous, à rebours, l’idée que nous nous faisons de la mort est personnelle. Elle est aussi complètement déconnectée du religieux et elle n'est en rien politique. Et surtout elle ne doit pas se montrer. D’un côté une visibilité politico-religieuse dans l’horreur. De l’autre une invisibilité pour une mort sans raison d’être. D’un côté une mort sacrificielle de ceux qui disent aimer la mort et qui donc sont prêts à la donner et à la rechercher pour des raisons religieuses et pour des raisons politiques. De l’autre côté, des populations en Occident, ici, qui n'aiment pas la mort, qui n'aiment pas la souffrance, qui considèrent que rien ne peut justifier ni la mort, ni la souffrance et qui donc fuient cette question dans ce tabou de la mort qui nous paralyse depuis 30 à 40 ans.

Nous sommes là dans un « choc de civilisation » concernant la mort. Deux manières de l’envisager, de la voir, de la légitimer, de la comprendre. Quand il y a cette monstration monstrueuse de la mort d’un côté nous, de notre côté, nous sommes agités en Occident par une question qui a l'air surréaliste au regard des tragédies que nous voyons et qui sont aussi les nôtres. Quelle question ? Celle de l’euthanasie. Nous nous interrogeons sur la manière de savoir comment aménager la mort, comment donner la mort à ceux qui, en fin de vie, la demanderaient. De ce point de vue-là, l’occident semble déconnecté, dans cet épuisement de croyances. Nous sommes sur une autre planète quant à l’idée que nous nous faisons de la mort. Nous aimons tellement peu la vie que nous sommes en train d'imaginer les voies et moyens de nous donner la mort en fin de vie au regard du choix des individus.

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Comment notre propre rapport à la mort a évolué dans le temps en Occident ou même en France ?

Il y a un continuum qui a existé, comme l’indiquait Philippe Ariès. La mort était à la fois collective et s'anticipait, se préparait et devait être dite. Pendant 1.000 ans, nous avons vécu avec cette idée qu'il fallait se préparer à la mort et que la « bonne mort » était la mort dont on parlait, à laquelle on se préparait, qui permettait de se réconcilier avec soi-même, avec Dieu et avec les autres. Elle permettait d'entrer dans la mort comme s’il s’agissait d’une modalité de la vie avec l'idée qu'une vie éternelle nous attendait. Continuum des trois temps. le temps de la préparation au moment du malade et la convocation de sa famille et des amis. Le temps des funérailles et de l'enterrement avec là aussi le soutien des autres (via une cérémonie collective autour de celui qui est mort et de la famille pour retenir la famille du côté des vivants et non pas des morts). Troisième temps :  le temps du deuil qui est un temps collectif, visible, qui suppose que l'on ait les uns à l'égard des autres des obligations. Le temps du deuil était visible. Désormais, toute cette liturgie, cette visibilité et cette acceptation, cette manière d'inclure la mort dans la vie et le fait de se sentir responsable les uns des autres, tout cela a progressivement disparu. Nous sommes maintenant complètement désarçonnés, ne sachant ni pourquoi l'on meurt, ni quel sens donner à la souffrance. Nous avons perdu cette responsabilité les uns à l'égard des autres.

Quant au deuil, il concerne, en France, à peu près cinq millions de personnes sur une durée d'au moins cinq ans, il est renvoyé dans la seule psychologie individuelle, comme s'il fallait que chacun soit pour lui-même à la fois celui qui est endeuillé et celui qui doit l’accompagner. A la fois l’endeuillé et l’accompagnant. A la fois celui qui est affaibli et celui qui doit s’en sortir tout seul. Le tout dans une indifférence collective. Les autres sont passés à autre chose et n'ont pas grand-chose à faire de celui qui est endeuillé. Le paysage en l'espace de 30 à 40 ans a complètement changé. Nous avons disjoint la question de la mort de la question religieuse.

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En quoi cette évolution du rapport à la mort structure une réalité politique complexe dans les sociétés occidentales aujourd'hui ?

Le grand paradoxe est que plus on a peur de la mort, plus on a peur de la vie. Plus on a peur de la mort collective, plus on se replie sur soi. Plus on se replie sur soi, moins on a le sentiment de former une communauté. Je pense que l'élément du rapport à la mort est un élément symptomatique d'une conscience politique – au sens d’une conscience collective d’un destin commun et d’une communauté homogène. La conscience politique est influencée par le rapport à la mort. « Dis- moi comment tu meurs, je te dirai quelle est ta politique, l’idée que tu te fais de la cité commune ? ». Non, pas la politique politicienne mais le sentiment collectif d'être ou non membres d'une même collectivité, d'un même corps, d’intérêts en commun. Ici, maintenant, nous mourons chacun de son côté. Nous sommes relégués dans cet enfermement en nous-mêmes vis-à-vis de la mort. Nos souffrances sont inadmissibles pour être injustifiées. L’ide que nous nous faisons de la mort est un révélateur de la civilisation que nous formons ou pas.

Nous vivons dans une société atomique d'individus atomiques qui sont des atomes les uns à côté des autres et qui ont un mal fou à se constituer comme collectivité. Ceux qui ont peur de la mort ont peur de la vie. Quels symptômes de cette peur ? La baisse de la natalité. Une forte pratique de l’IVG – 234 000 en 2022 pour 726 000 naissances.  La diminution de notre confiance dans l'avenir. Le caractère constant de tous les éléments d'apocalypse que nous mettons en avant au travers de l'urgence climatique, des risques nombreux et variés que nous agitons au point de nous décourager. Ces risques sont objectifs mais indiqués comme tellement imminent, tellement apocalyptique qu'ils nous donnent le sentiment de vivre la fin du monde.

Ce rapport à la mort est symptomatique de quelque chose. Edgar Morin, dans son livre sur la mort, nous dit bien : il y a 100.000 ans les hommes ont commencé à enterrer d'autres hommes. A partir de là, tout est apparu : la culture, la religion, l'art, la solidarité, la politique, la cité. Tout cela est né au moment où nous avons considéré qu'il y a une communauté des vivants et des morts, que nous avons une responsabilité des uns à l'égard des autres. Mais aussi qu’il y a un au-delà que nous devons préserver, explorer, représenter, visibiliser et amadouer ou atténuer ou avec lequel nous devons entrer en communication. Nous sommes arrivés au bout de ce cycle-là. Tous ces éléments-là laissent à penser que nous sommes dans un processus d’oubli de la mort et donc d'oubli de tout ce que la mort nous a donné comme éléments de cohésion contre la mort pour faire bloc et corps contre elle et pour être ensemble. Tout cela tend à disparaître. Et maintenant, dernier stade de cette disparition de la mort et de son encombrement : La disparition du corps avec la crémation. 

Un récent sondage publié dans La Croix montre que les gens choisissent majoritairement la crémation (à 53 %)  pour se considérer comme une charge pour leur famille après sa mort. Il y a là une forme de révolution anthropologique. Désormais la Terre est faite pour les vivants et non pas pour les morts. Les morts n'ont pas de place dans la Terre des vivants. Pas de cohabitation possible, plus de conversation, plus de passage d’un monde à l’autre. Tout est hermétique. Tout encombre. Et donc, il importe de supprimer le corps, de supprimer la trace, de supprimer ce qui reste au profit de la cendre et de la disparition du corps. Ce cycle permet de mieux comprendre notre faiblesse politique, au sens large du terme, au regard du changement de rapport que nous avons avec la mort.

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