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Grève des contrôleurs SNCF et passe d’armes sur le travail dominical : une journée dans la vie de la nullité du dialogue social français
©Reuters

Toujours plus bas

Plus on en parle, moins il a l'air d'exister : entre des contrôleurs de la SNCF en grève pour des raisons obscures et un projet de loi sur le travail dominical qui suscite un véritable tollé, le dialogue social a du plomb dans l'aile.

Hubert Landier

Hubert Landier

Hubert Landier est expert indépendant, vice-président de l’Institut international de l’audit social et professeur émérite à l’Académie du travail et de relations sociales (Moscou).

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Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Atlantico : Les syndicats SUD-Rail et CGT-Cheminots ont annoncé qu'une proportion importante de contrôleurs sera en grève du jeudi 4 décembre au dimanche 7. Craignant pour l'avenir de la profession, les grévistes demandent des embauches supplémentaires. Quelle est la pertinence de cette exigence, dont on peine à percevoir le bienfondé ?

Hubert Landier : Aucune. Un problème tel que celui des effectifs de telle ou telle catégorie de salariés doit d’abord se régler dans le cadre des négociations, non en lançant un mouvement de grève avant même d’avoir discuté du problème avec la direction dans un cadre plus global, qui devrait être celui de la GPEC (gestion prévisionnelle des emplois et des compétences).

Eric Verhaeghe : Votre question m'intéresse car je viens de créer une société à Lyon, où j'ai recruté quatre salariés en six semaines, et où j'espère recruter encore dans les prochains jours. En un mois, j'en serai à la troisième perturbation sur mon voyage hebdomadaire dans mes bureaux. Le mouvement de demain s'ajoute en effet aux mouvements qui ont commencé début novembre. Qui plus est, les voyageurs se heurtent sur le Paris-Lyon à l'intransigeance des contrôleurs qui n'hésitent pas à sanctionner durement les voyageurs qui courent pour prendre leur train (ce fut mon cas la semaine dernière), mais qui s'absolvent allègrement de tout péché vis-à-vis de leur absentéisme. Il me semble que SUD comme la CGT-Cheminots illustrent bien les quelques bonnes raisons que nous avons aujourd'hui d'ouvrir le trafic ferroviaire à la concurrence. Ces syndicats très à gauche sont devenus les plus grands défenseurs de la rente : ils ont un travail, un statut, un salaire assuré, donc, ils revendiquent une amélioration de leurs droits en pénalisant ceux qui recrutent ou qui ont besoin du train pour travailler. Cet égoïsme profond et volontiers donneur de leçon en plein marasme économique, à un moment où toutes les entreprises souffrent, illustre parfaitement le fossé qui s'est creusé en quelques années entre ceux qui ont un statut protecteur et ceux qui financent ce statut. 

Après la grève à rallonge des cheminots au printemps dernier, qu'est-ce que cela nous apprend sur l'état du dialogue social entre syndicats et direction ?

Hubert Landier : Le problème n’est pas celui de l’état des relations entre l’ensemble des syndicats et la direction mais celui des relations entre deux syndicats  - la CGT et Sud Rail - qui n’ont pas compris que l’on a changé d’époque et qui essayent de rétablir  parmi les cheminots, une légitimité qui a été fortement ébranlée par l’échec de leur dernière grève.

Eric Verhaeghe : Je poserais plutôt la question de : qu'est-ce qui fait un bon patron de la SNCF ? Guillaume Pepy fait l'objet de nombreuses louanges. Résultat : la Cour des Comptes nous apprend que les lignes TGV sont finalement peu rentables. Les lignes classiques souffrent : l'accident de Brétigny l'a montré. Curieusement, à l'issue d'un rapport accablant pour l'entreprise sur cette tragédie, personne n'a effectivement enquêté sur les responsabilités de la SNCF. Peut-être le budget communication de la SNCF ou l'assiduité de son président aux réunions du Siècle permettent-elles d'étouffer quelques affaires gênantes. La SNCF a par ailleurs subi un premier conflit long au printemps et retombe maintenant dans les affres des grèves. Là encore, j'y vois une bonne raison d'ouvrir le rail à la concurrence. La SNCF est trop proche de l'Etat, et chacun sait que l'Etat ne juge pas les dirigeants qu'il choisit d'après la qualité du service, d'après la performance économique, mais selon des critères de copinage qui nous mènent avec la constance de la tortue qui va pondre droit à la faillite. Une entreprise qui détermine ses choix d'après la seule logique de rentabilité ne se comporterait pas comme la SNCF.

Est-ce parce que le débat social est parasité par des revendications en décalage avec la réalité que le gouvernement n'a pas vraiment d'autre choix que de s'emparer de bout en bout de la question du travail dominical, dont le projet de loi relatif doit être déposé le 10 décembre prochain ? Comment en est-on arrivé à un système où représentants des salariés et patrons ne sont pas capables de se mettre d'accord entre eux, sans intervention de l'Etat, sur un problème qui se pose différemment en fonction des entreprises et des secteurs d'activité ?

Eric Verhaeghe : Je crains que le constat ne soit pire. On me dit que l'Etat a dû intervenir pour contraindre certaines enseignes à ouvrir le dimanche. Je ne sais si cela est vrai. Mais je constate qu'une fois de plus les acteurs des négociations sont suffisamment dépendants de l'Etat pour avoir besoin de son intervention constante. Là encore, d'ailleurs, on touche au problème français dans toute son ampleur. Beaucoup de patrons vivent dans une grande détresse parce que les marchés s'effondrent. Il se trouve que des mouvements patronaux ont décidé de récupérer cette détresse pour dénoncer les complexités administratives. Mais, comme dans le dossier de la pénibilité, les mouvements patronaux ne font pas le job. La réglementation sur le travail du dimanche est horriblement complexe. Au lieu de saisir la balle au bond pour réformer, pour transformer le droit selon ses voeux, le mouvement patronal laisse le champ libre à l'Etat qui va pondre une nouvelle couche de réglementation. En dehors d'un grand big bang patronal, je ne vois guère d'issue pour changer la donne.

Hubert Landier : Une grève des contrôleurs à la SNCF. Un débat parlementaire sur le travail dominical. Quel point commun ? Il est simple : ce qui est en cause, c’est notre incapacité à pratiquer ce qui pourrait ressembler à un dialogue social. Plus on parle de "dialogue social", moins on paraît le pratiquer.

Un état des choses qui s’explique par la conjonction de toute une série de facteurs. En premier lieu, le fait que, en France, on ne sache pas négocier. Chacune des parties en présence s’enferme dans son bon droit et refuse d’écouter ses interlocuteurs, les accusant par avance des pires vilénies. Et puisqu’on prétend avoir raison, il n’y a plus qu’à imposer la solution que l’on estime la seule acceptable. L’argumentation laisse place alors à la recherche d’un rapport de forces favorable. C’est ce que font la CGT cheminots et Sud Rail à la SNCF.

Deuxièmement, il faut compter sur l’existence de ce qu’on pourrait appeler un marxisme résiduel, réduit à quelques présupposés et à quelques réflexes qui entrainent à l’action sans même passer par le cortex cérébral. Résumons : les intérêts des travailleurs et des patrons sont inconciliables, seul le rapport de force permet de faire avancer les choses, et les interlocuteurs avec lesquels l’on n’est pas d’accord sont des adversaires que l’on ne qualifie de "partenaire sociaux" que par cette hypocrisie qui, en France, assaisonnne les relations sociales. LA CGT cheminots et Sud Rail sont dirigés par des marxistes purs et durs qui n’ont pas vu que le monde a changé.

En troisième lieu, on observera que les relations sociales mettent en mouvement de puissants corporatismes. Pour eux, il ne s’agit pas de parvenir à une solution équitable au terme d’un compromis honorable, tenant compte de la diversité des parties prenantes et des points de vue en présence. Il s’agit, toujours au nom de l’intérêt général, de faire prévaloir les intérêts dont ils se recommandent, quitte à les dissimuler derrière de nobles intentions. Autrement dit, il s’agit pour eux d’imposer ce qu’ils disent être bon pour les autres, même si les autres raisonnent autrement.

Et enfin, il convient de prendre en considération la faiblesse en France des corps intermédiaires. Les syndicats sont faibles et divisés ; le patronat ne l’est pas beaucoup moins. Il y a à cela une raison historique : la Loi Le Chapelier qui, en 1791, est venue interdire toute forme d’organisation professionnelle "susceptible de faire écran entre l’Etat et le citoyen". Et donc, puisque syndicats et patronat sont faibles et incapables de se mettre d’accord entre eux, l’Etat prend le relai. Mais en prenant le relai, il contribue à les affaiblir encore un peu plus.

Certains salariés du magasin Sephora sur les Champs Élysées étaient disposés à travailler le dimanche, mais en ont été empêchés par les organisations censées les représenter. Quels problèmes structurels au sein des syndicats cela révèle-t-il ? La mainmise des directions centrales, notamment, pose-t-elle un problème de représentativité des syndicats au sein des entreprise et des secteurs d'activité ?

Hubert Landier : S’agissant du travail dominical, certaines organisations syndicales, au niveau de la branche professionnelle, s’en tiennent à leur refus de tout compromis, nonobstant l’existence de volontaires et quitte à passer sous silence l’évolution des modes de vie. De leur côté, les entreprises concernées insistent, faisant valoir le manque à gagner touristique. Et donc, voilà l’Etat obligé d’intervenir, quitte à mécontenter tout le monde.

Eric Verhaeghe : Dans le cas de Sephora, je pense que c'est le contraire. Sephora a dû fermer à cause d'une action judiciaire menée par une intersyndicale conduite par le CGTiste Karl Ghazi, qui est détesté par sa confédération. L'an dernier, la CFDT a d'ailleurs décidé de reprendre en main ses adhérents membres de l'intersyndicale du commerce. Le moment fut assez violent pour les militants concernés. C'est toute la force des organisations du commerce, qui ont lancé un nouveau mode d'action, une nouvelle façon d'agir, sans grève, sans conflit ouvert, mais avec un recours systématique aux tribunaux. Pour les confédérations, ce mode d'action constitue un danger évident, car il bouleverse les repères syndicaux traditionnels. S'agissant de la représentation des salariés de Sephora, l'argumentation des syndicalistes consiste à dire qu'ils agissent dans l'intérêt de toute une branche et pas seulement des salariés d'un magasin. Cet argument est intéressant parce qu'il montre une fois de plus l'antagonisme qui grandit en France entre la logique de branche, qui est celle des corporations d'Ancien Régime, et la logique souple d'entreprise.

Les organisations patronales et la direction des entreprises sont-elles exemptes de critiques ? Certaines d'entre elles nuisent-elles également à la qualité du dialogue social, forçant ainsi le gouvernement à gérer tous les problèmes ?

Hubert Landier : La question qui se pose, c’est comment en finir avec ces archaïsme qui viennent entraver la nécessaire modernisation de la société française ? D’abord, en apprenant à se parler ; nul n’est détenteur de la vérité ; il y a toujours quelque chose à gagner à entendre les arguments de son interlocuteur. Essayer de se comprendre, et pour cela cesser de le considérer à travers les lunettes de nos préjugés et des images d’Epinal issues de notre histoire. Admettre que nous n’avons pas toujours raison, ni raison sur tout. Essayer, ensemble, d’inventer l’avenir. Renoncer à certaines formes d’élitisme, ou à certaines certitudes, devenues mortifères. Comme ceci se pratique d’ores et déjà, loin des sentiers battus qu’affectionnent tant nos diplodocus syndicaux et patronaux.

Eric Verhaeghe : Il y a une tradition patronale française, bien ancrée dans les esprits depuis l'invention du comité des forges en 1864, qui veut que les employeurs ne doivent pas se faire concurrence sur la main-d'oeuvre car tout le monde y perd, et donc que les normes applicables au contrat de travail doivent être les mêmes dans toutes les entreprises d'une même branche. D'où l'invention des conventions collectives de branche, et de nombreuses dispositions du Code du Travail qui renvoient à la responsabilité des branches. Une fois que le patronat a posé cette logique, il en déduit un autre principe : l'entreprise n'est pas le lieu où doivent s'exprimer les revendications de la main-d'oeuvre, ni le lieu où elles doivent être négociées. Cet héritage historique explique que les patrons français aient une faible propension à négocier et considèrent régulièrement le dialogue social interne comme une contrainte inutile. D'autres pays, comme l'Allemagne, la Suède ou les Pays-Bas, et même dans une certaine mesure la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, ont fait un choix différent : ils misent sur une culture de l'harmonie et de la négociation interne pour améliorer leur compétitivité. 

La grève des contrôleurs et la polémique autour du travail le dimanche ne sont que deux exemples récents. Dans quel état la démocratie sociale se trouve-t-elle aujourd'hui ? Qui seraient les interlocuteurs valables pour un dialogue social constructif et autonome vis-à-vis du pouvoir central ?

Hubert Landier : Le dialogue social est à reconstruire sur des bases nouvelles qui ne peuvent plus être celles des Trente glorieuses. Or, beaucoup de dirigeants syndicaux, et même patronaux, n’y sont pas préparés. C’est une question de génération. La génération actuellement au pouvoir devra bien, un jour, laisser place aux jeunes, et les jeunes reconstruiront les rapports sociaux à leur façon, sans doute très différente de ce que nous connaissons. Et il n’est pas certain que ce sera dans le cadre des organisations aujourd’hui existantes.

Eric Verhaeghe : Contrairement à ce qu'on aurait pu croire, le changement de majorité en mai 2012 a fait reculer la démocratie sociale au sens propre, c'est-à-dire au sens du dialogue entre employeur et salariés dans l'entreprise. Les signaux de dégradation ont été nombreux. J'en prends deux seulement. Le premier est l'intervention intempestive et démagogique d'Aurélie Filipetti dans la convention d'assurance-chômage qui venait d'être signée par les partenaires sociaux. Elle a donné le coup d'envoi à une déconstruction floue par le gouvernement d'un texte négocié par les partenaires sociaux sur un régime dont l'Etat n'est pas partie prenante. Deuxième signal : la fiscalisation de la part employeur dans les contrats collectifs de complémentaire santé. Cette mesure qui a permis de diminuer le pouvoir d'achat des salariés à hauteur d'un milliard d'euros a montré que le gouvernement n'avait nulle envie d'encourager les entreprises et les employeurs à signer des accords favorables aux salariés. Dans ces conditions, nulle surprise si la confiance dans le dialogue social d'entreprise diminue. 

Propos recueillis par Gilles Boutin

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