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Gouvernement d'Internet : pourquoi il est urgent que l'Europe se préoccupe de la mainmise des Américains
©Reuters

Emancipation

L'ICANN, organisme qui gère les noms de domaine au niveau international, aimerait prendre son indépendance vis-à-vis des Etats-Unis. Une orientation jugée favorablement par la Commission européenne, qui s'est prononcée mercredi pour une gouvernance multipartite du Web.

David Fayon

David Fayon

David Fayon est responsable de projets innovation au sein d'un grand Groupe, consultant et mentor pour des possibles licornes en fécondation, membre de plusieurs think tank comme La Fabrique du Futur, Renaissance Numérique, PlayFrance.Digital. Il est l'auteur de Géopolitique d'Internet : Qui gouverne le monde ? (Economica, 2013), Made in Silicon Valley – Du numérique en Amérique (Pearson, 2017) et co-auteur de Web 2.0 15 ans déjà et après ? (Kawa, 2020). Il a publié avec Michaël Tartar La Transformation digitale pour tous ! (Pearson, 2022) et Pro en réseaux sociaux avec Christine Balagué (Vuibert, 2022). 

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Atlantico : Les États-Unis disposent aujourd'hui d'une longueur d'avance en matière de gouvernance d'internet. Comment cela se manifeste-t-il dans les faits ?

David Fayon : Historiquement, les Américains ont été les pionniers d'internet, avec le réseau ARPANET. Les premières années, plus de 90 % des utilisateurs étaient américains. Le réseau s'est ensuite progressivement démocratisé et s'est ouvert à des populations qui n'étaient pas que des informaticiens, des chercheurs ou des universitaires. Ceux-ci étaient jusqu'aux années 1980-1990 les trois types d'utilisateurs qui constituaient le réseau. En 1995 on a assisté au décollage d'Internet dans les pays développés, grâce au navigateur Explorer livré avec  la suite bureautique de Microsoft. C'est à partir de là qu'Internet s'est immiscé dans la vie tant des entreprises que du grand public.

Les Américains ont constitué avec le réseau ARPANET le point de départ d'Internet. Ils se sont également inspirées des concepts du réseau Cyclades (par exemple découper les informations transmises sur le réseau en paquets et les reconstituer à l’arrivée), un projet du Français Louis Pouzin, qui n’a pas été soutenu par les pouvoirs publics et a été abandonné… le choix du Minitel fut préféré.

Les Américains ont été plus malins et ont imposé leur réseau basé sur le protocole TCP/IP, lequel est devenu le réseau mondial. En termes de gouvernance, par exemple depuis la création de l'ICANN en 1998, association de droit californien, ils ont le monopole de la gestion des noms de domaines (les .com, .org, .fr, etc).

Pour la majorité des choix techniques, architecturaux, de réseaux et de gestion des noms de domaines, les Américains se sont donc logiquement imposés comme les leaders. C'est également eux qui possèdent les entreprises qui contrôlent les données d'Internet – du moins des occidentaux – qu'on appelle les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon). C'est notamment parce qu'ils arrivent à innover, à croître très vite et à capter les internautes et les données qu’ils publient qu'ils ont plus d’une longueur d'avance.

Concernant l'internaute, il est possible d'illustrer la situation avec une image simple : tout le monde utilise Internet de la même façon qu'une majorité de gens conduisent sans regarder ce qu'il y a sous le capot de la voiture. Tous ces aspects n’intéressent pas l'internaute au quotidien, et globalement lui-même n'y prête que peu ou pas d'intérêt.

Pour quelles raisons l'Europe est-elle restée à l'écart de cette gouvernance ? Par négligence ?

Pas simplement par négligence. La première raison à l'absence de l'Europe dans le domaine de la gouvernance d’Internet, c'est l'absence de volonté politique numérique et Internet de la part des dirigeants. Prenons deux exemples : Galileo et Quæro. Le premier est un logiciel de géolocalisation payant alors que le GPS américain est gratuit. Le second (du latin "je cherche") devait être le logiciel de recherche européen, supposé détrôner Google. A sa création, Quæro n'avait même pas réservé de nom de domaine. Là, on peut effectivement parler de négligence.

D'autre part, l'Europe, en termes de langues, se positionne dans un processus plus babélien. On pourrait avoir le lancement d'une application en anglais, en français en italien ou en allemand, mais c'est évidemment plus complexe. D'autant plus que toute la technostructure bruxelloise freine davantage qu'elle n'aide avec une complexification des normes, des lois, des contraintes administratives, etc. Il ne faut pas oublier non plus que très peu de parlementaires sont au fait des questions de gouvernance d’Internet. Hormis une vingtaine tels que Christian Paul du Parti Socialiste ou Laure de la Raudière ou Bruno Retailleau de l'UMP... Non seulement, ils sont peu nombreux, mais en plus, ce ne sont malheureusement pas les plus influents.

Ce qui n'a pas été compris par l'Europe, c'est qu'on vit la quatrième révolution. Après la révolution agricole, les révolutions industrielles, la révolution des services (tertiairisation), on assiste aujourd'hui à la révolution des données. C'est ici que se situe la valeur ajoutée, à condition de les retraiter, de leur donner du sens. Facebook l'a bien compris.

Quelles sont les conséquences concrètes de cette absence européenne ?

Fatalement, l'absence européenne de la gouvernance d’Internet a un impact négatif sur sa croissance. Si globalement le numérique était mieux pris en compte dans l'enseignement (en apprenant dès le plus jeune âge à coder en langage de programmation à l'école, à comprendre l’algorithmique et les enjeux du numérique), on pourrait créer des zones de compétitivité. L'absence de l'Europe entraîne énormément d'éléments : nous n'avons ni technopole de taille suffisante où pourraient se réunir des chercheurs, des entrepreneurs, des investisseurs et des entreprises ni réelle volonté politique. Nous n'avons pas de Silicon Valley à la française, tout simplement.

La France a beau avoir des atouts et des talents, elle est néanmoins bien à la peine malgré des réussites indéniables (telle que Criteo).

Comment L'Europe peut-elle parvenir à reprendre la main ? Est-ce seulement encore possible

Nous ne disposons que de moyens timides. Néanmoins, est-ce vraiment préférable de reprendre la main ? Personnellement, je préfère encore être dans ce système avec une omnipotence américaine plutôt que dans un système où Internet serait gouverné par l'ensemble des États sous un principe onusien, un État, une voix. Ce pourrait être dangereux car les pays en voie de développement sont majoritaires au sein de l’ONU et globalement très liberticides en matière de  protection des données personnelles.

Il faudrait que l'Europe puisse concilier l'aspect économique des choses selon une logique américaine : faire de l'argent avec Internet ; tout en respectant les libertés individuelles, le droit à l'oubli, le droit à la déconnexion, le droit au silence des puces... pour que ça ne soit pas utilisé contre l'internaute.

L'affaire Snowden en mai/juin 2013 a été le déclencheur d’une prise de conscience. Nous passons des écoutes téléphoniques aux écoutes sur le web. Cette affaire, bien relayée par les médias a permis une prise de conscience collective ; d'autant plus que ce n'est pas l'affaire d'un État qui écoute sa propre population, mais un État qui va en écouter un autre mettant en exergue l’importance de l’intelligence économique dans la société contemporaine. En l’occurrence, les États-Unis écoutent tout ce qui peut être intéressant à écouter, y compris la France et tout ce qui relève du secret industriel.

L'Europe peut y parvenir. C'est possible, avec un rapprochement et un dialogue avec les Etats-Unis, mais avec une politique européenne qui ne soit pas technocratique. Elle doit être plus stimulante que contraignante.

Quels changements une reprise en main européenne d'internet pourrait-elle entraîner ?

En premier lieu, il faut se mettre d'accord sur quels sont les pôles d'excellences, les grands-projets où l'Europe dispose d'un avantage par rapport aux Etats-Unis. Le marché européen est au moins aussi grand que celui des Etats-Unis (en ne comptant que l'Europe des 28).

L'Europe est aussi efficace dans ce qui concerne la mobilité, l'Internet des objets, le big data et l’open data, dans l'exploitation des données (avec le consentement préalable de l'internaute avant l'utilisation des données !).

La première révolution c'était la révolution internet. La deuxième c'est celle de la mobilité : plus d'un internaute sur deux dispose désormais d'un smartphone ou d'une tablette. Enfin, on entre dans la troisième révolution, celle de l'Internet des objets. L'Europe regroupe de nombreuses entreprises innovantes, des start-ups. Elle a simplement besoin d'un coup de booster. Les gouvernements préfèrent subventionner des industries sur le déclin, dans une logique défensive et étant contraints par des lobbys avec la peur au ventre et la crispation, plutôt que de venir en aide au numérique et être résolument tournés vers l’avenir. Cela passe par les infrastructures, le très haut débit, la fabrication des composants, l'électronique, les applications et les services... C'est tout un écosystème qui est à repenser et bâtir. On ne peut pas aborder la question de la gouvernance d’Internet simplement sous le seul prisme des données. Il faut prendre en compte tout l'aspect infrastructure, matériel, pour ne pas être dépendant d’autres nations. Les matières premières nécessaires à la gouvernance d’Internet (métaux précieux ou coltan par exemple) et produits intermédiaires (microprocesseurs) sont essentiellement détenues par l'Afrique et l’Asie (Taiwan pour les microprocesseurs et convoité par la Chine). Il faut pouvoir s'affranchir de cette dépendance, sans être en autarcie, pour ne pas devoir faire face à un choc numérique qui serait récessif comme nous avons dû affronter les chocs pétroliers.

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