Atlantico : Dans une interview accordée à Business Insider (lisible en cliquant ici), Bernd Lucke, économiste allemand et professeur à l'Université de Hambourg, estime que l'euro divise actuellement l'Union européenne en deux entre d'un côté les pays du Sud en difficulté et une Europe du Nord ou centrale en meilleure forme. Dans ce contexte, sacrifier l'euro est-il, paradoxalement, le meilleur moyen de sauver l'Europe et le projet européen ?
Paul Goldschmidt : La question doit être renversée : il est essentiel de sauver l’Union Européenne pour sauver l’Euro ! En effet, ce n’est pas la « monnaie unique » qui est malade, comme le démontre le taux de change vis-à-vis du dollar américain qui, en dépit de larges fluctuations, demeure environ à 7% au-dessus de son taux d’origine de 1 euro pour 1,17 dollar.
De plus, du point de vue « monétaire », c’est l’union économique et monétaire (UEM), qu’il s’agit de sauver : sa survie, en tant que « coopération renforcée » prépondérante au sein de l’UE, conditionne à son tour la pérennité de celle-ci.
Ce sauvetage de l’UEM ne peut se réaliser que par une « fédéralisation ». Cela implique un budget, des ressources propres et une capacité d’emprunt autonome des « Etats membres fédérés » au sein de l’UEM. Seule une telle structure permet la conjugaison d’une discipline commune impérative et d’une solidarité nécessaire, similaire à celle qui prévaut à présent au « niveau national » en assurant les transferts internes indispensables et qui assure la cohésion de pays tels que l’Italie où la France, etc. A défaut, l’UEM ne pourra survivre ce qui entrainera l’implosion de la monnaie unique et l’effondrement de l’Union Européenne.
Jacques Sapir : Le pire ennemi de l’Europe aujourd’hui est l’Euro lui-même. L’Allemagne a imposé des solutions pour les pays connaissant de graves difficultés où ceux-ci doivent financer eux-mêmes les plans de sauvetage. On dit que cette politique est celle de Madame Merkel, ce qui est exact. Elle a saisi l’occasion de la crise chypriote pour préciser cette nouvelle doctrine. Olli Rehn, le commissaire européen aux affaires économiques et monétaires, a d’ailleurs confirmé le samedi 6 mars que les grands déposants des banques européennes pourraient souffrir si une banque venait à faire faillite. En fait, il faudrait, pour que la zone Euro fonctionne, que l’on transfère vers les 4 pays du Sud un minimum de 260 milliards par an, plus environ 90 milliards pour les autres pays et pour assurer l’équilibre des balances commerciales. On aboutit à 350 milliards de transferts annuels, dont l’Allemagne devrait couvrir environ 200, voire 250 milliards, soit de 8% à 10% de son PIB.
L’Allemagne, qui profite de l’existence de l’Euro à hauteur de 3% de son PIB, se refuse bien entendu à une telle solution. Donc, l’application de la nouvelle « doctrine » va conduire à une aggravation rapide de la crise dans ces pays et, en fin de compte, ne leur laissera pas d’autres alternatives qu’une sortie de l’Euro ou d’être définitivement ruinés. Ceci va empoisonner les relations au sein de l’Union Européenne. Il vaudrait mieux que l’on en tire rapidement les leçons et que l’on mette fin à cette tragique expérience qui s’appelle l’Euro. C’est d’ailleurs l’opinion de Hans-Olaf Henkel, ancien Président de la Fédération des industries allemandes, dans la revue Europe’s World.
Philippe Waechter : Le projet européen est, comme le rappelait Mario Draghi cet été, d'abord une construction politique. Cela veut dire mettre en commun des institutions, des règles de fonctionnement et partager une vision sur ce que doit devenir l'Europe. L'Euro a été l'étape ultime de la construction économique avant l'union politique. C'est ce statut qui pose un grand nombre de questions. En effet, les institutions de la zone Euro ont à l'exception de la BCE été construites comme des prolongements de ce qui existait déjà et des gouvernements. Alors que la mise en place d'une nouvelle monnaie requérait de nouvelles institutions spécifiques. C'est ce cadre spécifique qui a manqué. Depuis l'été 2012 des changements profonds ont été mis en place pour refonder les institutions et les rendre moins dépendantes des gouvernements. Ce cadre renouvelé doit permettre une meilleure coordination et aussi un meilleur contrôle de la situation de chacun en zone Euro.
Le risque, si l'on sacrifie l'Euro, est de détricoter l'ensemble de la construction. En effet, l'éclatement de la zone Euro provoquerait des ajustements brutaux et forcément un changement radical dans les rapports entre pays. Rien ne dit alors que l'Union Européenne résisterait à ces chocs remettant en cause le développement connu depuis la seconde guerre mondiale. Comment dans ce cas imaginer une dynamique européenne commune ? Ce serait illusoire. La construction européenne ne fonctionne pas bien et c'est à nous tous d'œuvrer pour en améliorer la dynamique, car l'Europe pour les européens reste la plus belle des idées.
La Deutsche Bank avait formulé en mai 2012 une proposition initialement émise par Citigroup en septembre 2011 visant créer une double monnaie en Grèce : l’euro resterait la devise pour les échanges commerciaux et la labellisation de la dette, et le « geuro » serait la monnaie intérieure. Plus largement, comment serait-il possible de démanteler l'euro, et par quoi le remplacer, si cette décision venait à être prise pour remédier aux déséquilibres entre le Nord et le Sud de l'Europe ?
Paul Goldschmidt : La proposition de la Deutsche Bank et de Citigroup est totalement utopique : pour fonctionner, elle implique un contrôle des changes (voir Chypre) qui est incompatible avec la liberté de circulation des capitaux au sein de l’Union. Si la convertibilité de la monnaie interne est maintenue, on assistera à une fuite constante des capitaux (la mauvaise monnaie chasse la bonne) et une « euroisation » de l’économie telle qu’on l’a connue en Yougoslavie où le Deutsche Mark et le Dollar ont remplacé les monnaies locales dans les années 1990. Démanteler l’Euro ne peut se faire sans un séisme qui entraînerait de graves déséquilibres, non seulement sur le plan interne mais aussi sur le plan international, résultant des cascades de faillites inévitables. L’existence de crédits considérables accordés par les banques du « Nord » au pays du « Sud » fragilise tant les débiteurs que les créanciers en cas de « sortie » unilatérale de l’UEM. C’est pourquoi tout doit être fait pour éviter un tel scénario.
Jacques Sapir : Cette proposition n’est pas réaliste à terme. Si l’on a deux monnaies coexistant sur le même espace économique, alors la « Loi de Gresham » (la mauvaise monnaie chasse la bonne) s’appliquera. Mais, c’est déjà ce que l’on voit à Chypre. C’est même le principal paradoxe de la crise chypriote. Pour rouvrir les banques le jeudi 28 mars, il a fallu mettre en place un cadre réglementaire extrêmement strict. Ce dernier a permis d’éviter un effondrement lors de la réouverture des banques chypriotes. Mais ces mesures ont abouti à créer deux euros dans les faits, l’un chypriote dont la fongibilité est limitée, et l’autre pour le reste de la zone Euro. Les concepteurs de ce système ne se sont pas rendus compte qu’ils administraient ainsi la démonstration que rien ne serait plus facile que de quitter la zone Euro. Tous les discours sur les aspects catastrophiques d’une telle sortie s’effondrent.
Désormais, ces contrôles sont en place, et ils ont été introduits avec l’assentiment de la Banque Centrale Européenne et de l’Eurogroupe en totale contradiction avec le Traité de Lisbonne. Cette évolution était en réalité prévisible depuis plusieurs mois. Une fois que l’on a accepté de renouer avec le principe des contrôles de capitaux, une sortie apparaît techniquement aisée à réaliser. Si l’on accepte le principe d’un démantèlement de l’Euro, cela se traduira par le retour aux monnaies nationales. Il sera alors important de coordonner les politiques de change entre les pays ayant retrouvé leur souveraineté monétaire. Ceci devrait s’appliquer entre la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Grèce. D’autres pays pourraient progressivement venir s’adjoindre à cette coordination, qui pourrait déboucher, rapidement, sur une monnaie commune soit une monnaie venant s’ajouter et non se substituer aux monnaies existantes, et servant aux transactions commerciales et financières avec les autres pays.
Philippe Waechter : Pour moi cette question ne doit pas être et n'est pas celle du moment. Réfléchissons néanmoins autour d'elle. On pourrait imaginer une première étape avec un euro du nord et un euro du sud pour que chacun gère ses propres contraintes. Cette idée permettrait aux Etats du nord de disposer d'une marge de manœuvre qui lui serait propre, laissant les Etats du sud trouver les solutions à leurs difficultés.
Cette configuration n'a cependant pas de sens. En effet, les pays du sud dont l'activité se contracte rapidement peuvent avoir intérêt à retrouver leur monnaie pour dévaluer et espérer retrouver des capacités de croissance à moyen terme. Donc, aucun pays n'a intérêt à se lier les mains par la mise en place d'un euro du sud avant que la valeur de sa monnaie soit stabilisée. Cela prendra alors du temps. Cela sera porteur de fortes divergences de comportement entre temps.
Un euro du nord aurait probablement tendance à s'apprécier. Il n'est pas certain que tous les pays y participant y aient intérêt. La France, pour laquelle existent des questions sur sa compétitivité, n'aurait aucun intérêt à être associée à une monnaie qui s'apprécie. Le risque est que de crise en crise, après une séparation entre euro du nord et du sud, il n'y ait de stabilité qu'avec 17 pays et 17 monnaies. La conséquence serait un adieu alors au rêve européen puisque les rapports de force entre les Etats auraient changé de façon radicale.
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