Ogre russe : et s'il fallait mourir pour Kiev, l'Europe en serait-elle capable ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Vladimir Poutine, le président russe.
Vladimir Poutine, le président russe.
©Reuters

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En 1939, le pacifiste français Marcel Déat écrivait à propos de l'invasion de la Pologne : "Mourir pour Dantzig, non !" Alors que Kiev, la capitale ukrainienne, est depuis six jours agitée par des manifestations contre le gouvernement et qu'en cas de dérapage le pouvoir sait pouvoir s'appuyer sur la Russie, la question pourrait de nouveau se poser.

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane est spécialiste des questions de défense.

Il est également maître de conférences à Science-Po Paris. 

Il est l'auteur de Questions internationales en fiches (Ellipses, 2021 (quatrième édition)) et de Premiers pas en géopolitique (Ellipses, 2012). il est également l'auteur de Théories des relations internationales (Ellipses, février 2016). Il participe au blog Eurasia Prospective.

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Atlantico: Kiev est agitée depuis six jours par des manifestations, après que le gouvernement a rejeté la signature d'un accord économique avec l'UE, et que la motion de défense déposée par des parlementaires a été rejetée. Le gouvernement évoque un coup d’État qui serait actuellement fomenté contre lui, tandis que l'opposante Ioulia Timochenko appelle à le renverser, faisant planer un parfum de guerre civile : si la situation devait déraper, quelle posture l'UE serai-elle en mesure d'adopter ?

Guillaume Lagane : Il est évidemment difficile de préjuger de ce qui pourrait se passer, mais de fait, dans la compétition qui oppose l'Union européenne et la Russie sur les marches de l'Europe, notamment dans le cas du partenariat oriental,  la question d'un scénario tragique n'est pas à écarter. On a vu en 2004 des manifestations de grande ampleur avec la révolution orange en Ukraine, et en 2008 comment la Russie pouvait "punir" la Géorgie pour son rapprochement avec l'Ouest (rappelons que la Russie occupe près d'un tiers du territoire géorgien).

Pour ce qui est d'une intervention européenne, notons que l'UE n'a traditionnellement pas de posture militaire lorsqu'il s'agit de ses marches.  Elle recourt plutôt ausoft power, c’est-à-dire une influence économique, une diplomatie des valeurs ou une influence sur la société civile. C'est ce qu'elle a fait avec le fameux partenariat oriental. On se souvient aussi qu'en 2008, après l'intervention russe en Géorgie, elle a proposé une mission d'interposition, qui d'ailleurs ne s'est déployée que du côté sud du pays. La palette d'outils, on le voit bien, est limitée.

L'intervention de pacification dans les Balkans dans les années 90 peut-elle servir de comparatif ? Le besoin d'un soutien américain était-il déjà le signe que l'Europe n'est pas en mesure de gérer une crise militaire et humanitaire à ses frontières?

C'est le grand problème des pays européens depuis la fin de la Guerre froide, ils se sont montrés incapables d'intervenir pour pacifier leur environnement immédiat, en particulier dans les Balkans : guerre en Bosnie en 1992, intervention au Kosovo en 1999… Ces événement ont été réglés par l'intervention de l'OTAN, et donc, par derrière, des États-Unis. Et si l'Europe déploie des moyens, c'est dans une phase de pacification, pas de conflit intense. Il s'agit en grande majorité d'opérations "civilo-militaires" : on aide à la reconstruction d'un État, pas à désarmer une milice ou une armée adverse. L'UE n'en a ni la capacité militaire, ni le désir. En effet certains États, comme l'Allemagne, sont très attachés au pacifisme.

Sans se situer sur le plan de l'UE, mais uniquement sur les États européens en tant que puissances militaires souveraines, aucun d'entre eux n'aurait la volonté ni les moyens d'intervenir en cas de crise en Ukraine, ou ailleurs dans la région?

En cumulé, le budget militaire européen est pratiquement le deuxième mondial. L'UE compte 2,5 millions de militaires et deux puissances nucléaires (France et Royaume-Uni) : autrement dit, les capacités sont indéniables. Le problème vient du fait que ces dernières sont faiblement déployables à l'extérieur de l'Union. En pratique, seules la France et le Royaume-Uni peuvent projeter des forces, et surtout, des divergences existent entre les États. La Pologne, par exemple, a refusé d'intervenir en Libye en 2011, était réticente à l'idée d'aller en Syrie et n'a pas accompagné la France au Mali. Globalement, ce qui se passe sur la rive sud de la Méditerranée ne l'intéresse pas. A l'inverse, un pays comme la France n'est pas très impliqué dans la pacification de l'Europe orientale. On assiste donc nécessairement à des divergences de vues entre les États tournés vers l'Afrique et le Moyen-Orient et ceux qui, pour des raisons historiques et géopolitiques, sont beaucoup plus intéressés par ce qui se passe dans les pays de l'ex-URSS.

Ne serait-ce que sur le principe, peu d’États seraient donc enclins à chercher à trouver une solution à une crise en Ukraine ?

Les moyens seraient limités, et l'intention est floue pour l'instant. Même si le traité de Lisbonne a donné à l'UE des objectifs beaucoup plus ambitieux en termes de résolutions de crises, reste à savoir si les moyens seraient engagés dans le cas de l'Ukraine. Car une intervention là-bas implique forcément un affrontement plus ou moins direct avec la Russie. Les États membres de l'UE ne sont pas tous sur la même longueur d'onde. Certains, comme le Royaume-Uni, se montrent méfiants à l'égard de la Russie, quand d'autres, pour des raisons énergétiques, sont favorables au contraire à un rapprochement (Allemagne, Italie). La France, quant à elle, a une position ambiguë : au moment où l'Ukraine était candidate à l'entrée dans l'OTAN, la France s'y était opposée pour ne pas fâcher la Russie. En cas de crise en Ukraine, il est par conséquent peu probable qu'elle soit favorable à une intervention.

Le fait que l'Ukraine se trouve dans la sphère d'influence de la Russie rendrait-il de toute façon une résolution de l'ONU impossible?

L'Ukraine est un pays divisé entre l'est (industriel et russophone) et l'ouest (rural, qui parle ukrainien et qui est plus autonomiste et nationaliste). Une intervention est dès lors complexe, puisqu'elle se ferait dans un pays par nature divisé. Jusqu'ici, ces divisions n'ont pas été importantes au point de déboucher sur des affrontements violents ou une partition du pays. On n'en est pas là, bien que cela se soit déjà produit au moment de la guerre civile, en 1917. Cela ne s'est pas retrouvé en 1990, et il est difficile de se prononcer sur la suite en cas de crise. Ce qui est certain, c'est que la Russie a des points d'appui à l'est du pays et exerce une influence sur la Crimée, en particulier en raison de la base navale de Sébastopol, où est stationnée la flotte de la Mer Noire. D'autant qu'un prolongement de cette présence a été obtenue par la Russie pour jusqu'au début des années 2040. Mais une intervention militaire russe en Ukraine reste encore de l'ordre de la pure hypothèse, on en est très loin.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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