"Work Bitch" (travaille, salope) : l'hypersexualisation des Britney, Rihanna, Miley, Madonna pousse-t-elle les ados à la dérive ou à assumer leurs envies ?<!-- --> | Atlantico.fr
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"Work Bitch" devait sortir lundi, mais la chanson a malencontreusement fuité sur le Net dès dimanche.
"Work Bitch" devait sortir lundi, mais la chanson a malencontreusement fuité sur le Net dès dimanche.
©Reuters

Mises à nue

Une enquête menée auprès de jeunes filles noires britanniques montre à quel point elles sont influencées et souvent complexées par les modèles féminins que sont les chanteuses comme Beyonce ou Rihanna. Le nouveau clip de Britney Spears, "Work Bitch", rappelle que la question se pose auprès de toutes les adolescentes du monde occidental.

Atlantico : Des chanteuses comme Rihanna ou Miley Cyrus, qui rivalisent de clips et de mises en scène particulièrement sexualisées, ont-elles vraiment une influence négative sur le développement des jeunes filles et la perception qu’elles ont d’elles-mêmes, comme le suggère une étude britannique (voir ici) ? Pourquoi ?

Sophie Bramly : Il faut avant tout savoir ce qu’on entend par influence négative sur une jeune fille : si on la considère de manière rétrograde comme un être fragile qui ne doit rien savoir des dangers du monde, on peut comprend que la question soit envisagée avec crainte. Mais au contraire, la Pop musique n’a pas attendu la dernière génération pour aider significativement les femmes à s’émanciper sexuellement. En anglais, on parle d'empowerment, mot qui, mieux que « renforcement » en français, véhicule une idée de solidité, d’énergie et de pouvoir immédiat. Madonna a par exemple mené de façon très visible et volontaire cet empowerment. Elle a pour cela beaucoup profité de l’arrivée du clip. Durant les décennies précédentes, des groupes musicaux féminins se sont montrés bien plus aventureux qu’aujourd’hui : les Lady Birds jouaient du rock les seins à l’air, Blondie n’hésitait pas à se montrer à moitié nue… Des années 1950 à 1970, énormément de femmes ont utilisé la nudité comme force tribale pour prendre du pouvoir et s’exprimer. Leur volonté était de montrer qu’elles n’étaient pas les gentilles poupées qu’on aurait voulu les obliger à être comme au début du XIXème siècle.

Catherine Monnot : Plusieurs études ont été réalisées depuis une dizaine d’années. D’après mes travaux, il est certain qu’un impact existe sur les adolescentes. Celui-ci est de deux ordres :

Positif : ces chanteuses servent de tuteur ou de modèle pour passer le cap difficile de la puberté. En lisant les magazines, en regardant les photos et les clips, ou en écoutant les paroles, elles arrivent à se projeter dans le passage à l’âge de femme. Elles accompagnent ces jeunes filles. Parfois, les adolescentes et les pré-adolescentes ont des questions qu’elles n’osent pas poser aux adultes proches : intimité, sexualité, rapports avec les garçons. Certaines sont tellement taboues que les jeunes filles ont recours à ces supports pour répondre à leurs questionnements. Le fait de voir des Pop stars grandir en même temps qu’elles est rassurant.

Négatif : les chanteuses accompagnent les femmes, certes, mais vers quelle féminité ? Elles renvoient aux jeunes filles un modèle de féminité qui est essentiellement axé sur le corps et l’apparence physique. Le message est celui de la séduction, de l’érotisme, voire de la sexualité exacerbée. Les filles ne sont pas encouragées à explorer une féminité plus cérébrale, artistique, sportive, compétitive, scientifique… soit d’autres façons d’être une femme. Elles sont cantonnées au rôle de la femme qui séduit et plaît au travers de son corps. Il est évident que les jeunes filles n’ont pas toutes les armes pour comprendre que l’image ne correspond pas forcément à la réalité. Et quand bien même, les photos ne seraient pas retouchées, ces chanteuses ont été choisies et modelées pour répondre à certains canons esthétiques auxquels l’ensemble des femmes ne répond pas. Les jeunes filles ne peuvent que se sentir frustrées et dévalorisées. Combien de filles peuvent se prévaloir d’avoir le physique, retouché ou non, de Beyonce ou Britney Spears ? Et comme la société continue de dire aux filles que l’important est d’être belle, elles sont non seulement bloquées dans le schéma réducteur du rapport au corps, mais en plus elles sont amenées à entretenir un rapport négatif avec leur corps.

Cette enquête suggère que ces images ont un impact fort sur la confiance, l’éducation et même les perspectives professionnelles de ces femmes. Les chanteuses ont-elles une responsabilité morale à l’égard de leur public, ou sont-elles libres de faire ce que bon leur semble ? Ne les investissons-nous pas trop de fonctions qui ne sont pas les leurs ?

Sophie Bramly : Dans notre monde, chacun cherche des modèles partout. Ces femmes-là sont très puissantes. Le cas de Beyonce est plus intéressant encore, car elle dégage une force et une puissance incroyables, alors qu’au fond elle sait qu’elle n’est pas comme ça. Elle est donc très intelligente dans sa manière de gérer son image. Elle laisse les médias et son public penser qu’elle est cette femme puissante, énergique et tribale (au sens très mélioratif de force primaire). Je pense qu’en réalité elle aspire à quelque chose de beaucoup plus sage que l’image qu’elle donne. Ayant conscience de ce décalage entre la réalité et l’image, elle se montre discrète et ne s’exprime pas trop directement sur le rôle qu’elle joue auprès des jeunes femmes.

Catherine Monnot : Malgré tout, ces chanteuses renvoient un message positif aux filles, consistant à dire que leur corps leur appartient. Quand Miley Cyrus se montrer nue dans son dernier clip, il s’agit d’une forme de provocation qu’elle a le droit d’exprimer, et que toutes les femmes dans le monde n’ont pas la possibilité de vivre. Quels que soient la tenue, les gestes ou l’érotisme, c’est une forme de message de liberté.

On surinvestit ces chanteuses dans la mesure où elles ne sont qu’un pion dans l’échiquier médiatique et industriel qu’elles ne contrôlent pas. Elles n’écrivent pas les paroles, ne produisent ni les clips, ni les albums, et ne choisissent pas les chaînes de diffusion. On les sacralise trop car en réalité elles n’ont aucun pouvoir. Ceux qui devraient assumer la charge morale sont les producteurs, les réalisateurs et tous ceux qui sont à l’origine de ce théâtre médiatique. On ne peut pas attendre de la part d’une Britney ou d’une Miley élevées au biberon de la télévision dès leur enfance de se faire les porte-étendards de la cause féministe. Il faudrait plutôt questionner les adultes qui les entouraient à l’âge de 15 ans, et ceux qui continuent d’alimenter le système et qui, eux, sont des hommes. On en revient donc à un système où les hommes possèdent les reines du pouvoir. Il ne faut pas accuser les chanteuses de ce qu’elles ne peuvent pas changer elles-mêmes. Difficile pour une Miley Cyrus de changer à elle-seule l’industrie des médias, au risque d’être remplacée par une autre.

Attend-on la même chose des artistes hommes ?

Sophie Bramly : Au risque de surprendre, on ne peut pas répondre de la même façon pour les hommes selon qu’ils sont blancs ou noirs, surtout dans la culture américaine, car ils ne partagent pas la même histoire. Même après l’abolition de l’esclavage, puis de la ségrégation, les deux choses que les noirs possédaient vraiment étaient la musique et la sexualité, c’est-à-dire les deux seules choses que les blancs n’avaient pas. Ces derniers, qui n’avaient que la country conservatrice, ont emprunté aux noirs le rock. En outre, les noms des genres musicaux étaient directement tirés du vocabulaire sexuel togolais : « rock’n roll » voulait dire « baiser », et « jazz », éjaculer… Les teenagers blancs se sont construits en empruntant à cette musique, c’est donc à partir de là que la musique Pop s’est sexualisée. On peut se demander si aujourd’hui nous n’assistons pas à un retour en arrière chez les chanteurs blancs : c’est soit Justin Bieber, soit des gens qui mettent un casque sur la tête… Les artistes cherchent à se désincarner, et, de fait ne sont pas sexuels. C’est pourquoi la Pop musique blanche est très différente selon qu’on parle des femmes ou des hommes.

Catherine Monnot : Le rapport au chanteur est moins important pour les garçons à l’adolescence.Ils vont chercher d’autres supports d’identification : outre les stars du Hip-hop, ils se tourneront vers les sportifs. On n’attend pas la même chose des hommes de manière générale, car les valeurs qui leur sont transmises ne sont pas les mêmes : on leur demande d’être plus combattifs, endurants, de se réaliser dans la sphère économique et sociale… A l’école, on les autorise à être moins disciplinés que les filles, également. Les genres musicaux investis par eux sont le Hip-hop, le R&B et le rock, dans lesquels on trouve un message beaucoup plus contestataire que dans ce que les filles écoutent. Chez ces dernières on trouvera l’amour, l’amitié et la famille.

On leur reproche souvent des objectifs purement commerciaux, mais pourquoi attendrait-on autre chose de leur part ?

Sophie Bramly : Sachant qu’il s’agit de leur métier, et que celui-ci sert à gagner de l’argent il n’y a pas de raison de leur reprocher cette intention. D’autant que si elles étaient mal à l’aise et qu’il ne s’agissait que de marketing, ça ne marcherait pas, car le public verrait bien qu’elles subissent la chose. Clairement, elles y trouvent un plaisir. Lady Gaga, par exemple, adore montrer sa nudité, tout comme Rihanna. Les Américaines et les Américains sont étonnants cas ils parlent énormément de pratiques sexuelles et de leurs goûts dans leurs chansons. En France, sortis de la métaphore, nos chanteurs ne disent pas grand-chose, et encore moins en interview. Aucun acteur ou chanteur français ne parlera de ses us et coutumes sexuels, alors que cela n’effraie pas du tout les Américains.

Catherine Monnot : A leur échelle, il ne faut sûrement pas y voir de cynisme. Miley Cyrus vit une transition, elle se donne une image punk… mais qui n’est pas passé par ce cap ? Il se trouve que ce changement a été instrumentalisé par l’industrie, mais de sa part la démarche est sincère. Lorsque Britney Spears s’est fait raser les cheveux, c’était certainement parce qu’elle traversait une période importante, et toute l’industrie médiatique a vécu de son expérience personnelle. Ce ne sont pas tant les chanteuses qu’il faut montrer su doigt que les industries qui gravitent autour d’elles.

On les présente souvent comme les victimes d'un système dominé par des hommes. Peut-on supposer qu’elles se présentent d’une manière hyper sexualisée par leur volonté propre, et non comme victimes d'un système ?

Sophie Bramly : Notre vocabulaire entretient l’idée selon laquelle la femme est faible. Ce message-là, tant qu’il est véhiculé, cause beaucoup de tort aux femmes. Heureusement, d’autres s’affranchissent au travers de modèles puissants qui leur permettent d’échapper à une fatalité qu’on voudrait leur imposer.

Catherine Monnot : Une chanteuse comme Pink, présentée comme rebelle et marginale, reste dans un rapport au corps très traditionnel. Les mises en scènes du corps sont toujours sexualisées ou érotisées. On est loin du corps androgyne ou asexué. On est en droit d’attendre qu’une de ces chanteuses casse les codes du système tel qu’il existe et réussisse à faire passer un message autre que celui du rapport au corps. Pour l’instant, cela n’est jamais arrivé dans le milieu Pop. Même celles qui se présentes comme des rebelles – Avril Lavigne, Pink, Madonna, etc. – n’ont pas remis en cause le rapport excessif au corps dans lequel les femmes sont placées depuis une vingtaine d’années.

Dans son dernier clip,Work bitch ("travaille salope"), Britney Spears apparaît dénudée, tout en chantant que pour devenir connue, avoir un corps parfait ou une belle voiture, il faut travailler pour. Quelle en est votre interprétation ?  

Sophie Bramly : A voir toute la journée des études mettant en avant les avantages au quotidien d’avoir un corps qui plaît, Britney Spears n’a pas tort en le disant crument. Quant à la nudité, elle est tout sauf érotique. Cela relève plus du primal, toujours dans un sens positif, que de l’exercice d’allumeuse, puisque la base de l’érotisme se trouve dans la suggestion et le voilé. Le discours consistant à dire qu’il faut cacher le corps pour protéger la femme des dangers est le comble du passéisme. Il suffit de demander à un anthropologue pour savoir que c’est tout le contraire.

Catherine Monnot : Dans beaucoup de clips Pop, on constate une ambiguïté dans les messages. D’un côté, les femmes doivent être libres et fortes (le girl power), mais dans le même temps elles ont l’obligation d’être belles, d’entretenir leur corps et d’attirer les regards. Toutes les chanteuses Pop sont déjà tombées dans cette contradiction. Cependant, cela se vérifie dans tous les pans de la société : quel que soit le support culturel utilisé, on leur explique qu’en plus, ou avant de se cultiver et de faire des études, elles doivent s’occuper de leur corps et de leur apparence. Partout, on rencontre ce double message : il faut être forte, et plaire aux garçons. Non content d’être sexualisé, le discours et uniquement hétérosexuel. Les stéréotypes traditionnels de la féminité restent extrêmement vivaces dans notre culture occidentale. De cette schizophrénie ambiante, les filles retiennent qu’elles doivent être parfaites sous tous rapports. Les exigences entretenues à leur égard sont de loin supérieures à ce qui est attendu des hommes.

Propos recueillis par Gilles Boutin


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