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La France refuse de regarder en face les tensions entre groupes ethniques.
La France refuse de regarder en face les tensions entre groupes ethniques.
©Reuters

Black Blanc Beur

"Vous voulez faire les Français, vous êtes morts". Le procès des meurtriers présumés de Mohamed, lynché à mort devant sa famille pour avoir réclamé un constat à la suite d’un accrochage sur l’autoroute A13, s’est ouvert lundi 8 avril devant la cour d’assises des Yvelines. Les enquêteurs avaient évoqué un possible affrontement "Blacks contre Beurs", les agresseurs étant noirs, tandis que la famille de la victime est d’origine maghrébine.

M Sorel - G Chevrier - M Tandonnet - T Yildiz

M Sorel - G Chevrier - M Tandonnet - T Yildiz

Malika Sorel est essayiste et membre du Haut conseil à l'intégration. Parmi ses ouvrages figurent notamment Le puzzle de l'intégration et Immigration, intégration – Le langage de vérité (Fayard / Avril 2011). Elle tient par ailleurs un blog.

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant , formateur et consultant. Il est membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Ses domaines de prédilection sont l'antiquité grecque et l’anthropologie historique. La laïcité constitue un enjeu de société qui le passionne ce qui l'a amené à participer à de nombreuses interventions publiques.

Maxime Tandonnet est un haut fonctionnaire français, qui a été conseiller de Nicolas Sarkozy sur les questions relatives à l’immigration, l’intégration des populations d’origine étrangère, ainsi que les sujets relatifs au ministère de l’Intérieur. Il commente l'actualité sur son blog personnel.

Tarik Yildiz est chercheur au sein du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA) sur des sujets relatifs à l’islam et à l’intégration sociale. Il est également essayiste et auteur de "Le racisme anti-blanc" (Editions du Puits de Roulle).

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Atlantico : "Vous voulez faire les Français, vous êtes morts". Neuf hommes, accusés d'avoir battu à mort un jeune automobiliste à la suite d’un simple accrochage, sont jugés depuis le lundi 8 avril à Versailles. Les enquêteurs n’écartent aucune piste. Certains évoquent un possible affrontement "Blacks contre Beurs", les agresseurs présumés étant noirs, tandis que la famille de la victime est d’origine maghrébine. Même s’il s’agit d’un fait divers isolé, cette affaire est-elle révélatrice d’une montée réelle des tensions communautaires en France ?

Malika Sorel : Au vu de ce qui est actuellement exposé au tribunal à propos de ce lynchage, je ne pense pas que ce meurtre soit à mettre intégralement sur le compte d’un affrontement inter-ethnique. Par contre, il donne des indications sur la montée des tensions communautaires, qui sont une réalité. Le fait que le frère de la victime ait suggéré d’établir un constat amiable, à savoir le recours aux règles françaises, a été perçu comme une humiliation. Une des phrases prononcées donne une clé : "Vous voulez faire les Français, vous êtes morts". Et selon la mère de la victime, son fils a été identifié par l’un des agresseurs comme le « sale blanc » qui a appelé la police. Tout est ensuite allé très vite. D’après la bande vidéo, le lynchage n’a duré qu’une poignée de secondes.

Il y a bien d’autres éléments qu’il serait important de relever. J’en citerai un, le fonctionnement en meute. Lors de l’accrochage sur l’A13, ils ont un problème, ils appellent aussitôt leurs potes en renfort : "Va chercher le téléphone, appelle la bande de la cité." Ces derniers arrivent alors pour prêter main forte : la responsabilité s’en trouve ainsi diluée. Il n’y a pas d’individu mais seulement un groupe, une bande, une meute qui tente d’imposer que tout soit régi selon ses propres règles, à savoir la loi du plus fort – à entendre au sens de la force physique - intimidation - brutalité. Or, la règle qui leur a alors été proposée était celle des Français, soit à l’amiable. Cela présente deux tares selon leur mentalité : c’est un règlement français et de plus, il est perçu par eux comme un règlement de type féminin : soit l’humiliation suprême ! Le règlement masculin étant celui qui se fait selon le rapport de force. Cela donne une indication sur la réalité des problèmes auxquels notre société est confrontée, réalité bien loin de celle que les pouvoirs publics aiment à nous décrire, à savoir que tout se ramène à un problème social et à la discrimination dont ces individus seraient victimes de la part des Français.

Cette approche favorise le développement de la haine ; elle doit être abandonnée, car elle met notre société en danger.

Tarik Yildiz : Il est difficile de tirer des enseignements à partir de faits divers, car la médiatisation n’est pas un gage de représentativité. Cependant, dans le cadre de recherches plus poussés, on observe effectivement qu’il peut exister des tensions communautaires en France et qu’un risque d’augmentation de ces dernières est réel. Le développement de quartiers de plus en plus homogènes, aussi bien socialement qu’ethniquement favorise une identification au sous-groupe ethnique. L’idée d’appartenance à la Nation étant de moins en moins affirmée, le sentiment national s’efface au profit d’autres sentiments, plus propice à l’affrontement entre entités. Cette violence ne s’exprime pas uniquement à travers un affrontement entre groupes qui ont la mêle origine ethnique, mais aussi à travers un affrontement lié aux quartiers de résidence. Cela prouve que la problématique va au-delà des tensions communautaires : il y a un problème de violence lié au manque d’affirmation de l’Etat.

Maxime Tandonnet : On ne peut pas tirer des conclusions générales d’un tel fait divers, aussi atroce soit-il. Qui peut savoir ce que les agresseurs avaient en tête au moment de leur acte ? Ce meurtre particulièrement monstrueux, sans but, sans raison, est le produit d’un climat de barbarie, de pertes des repères, de banalisation de l’extrême violence, et du rejet des règles de vie sociale, plus sans doute que de tensions communautaires même si l’on ne peut pas exclure le mobile raciste. Des violences communautaires caractérisées, cela survient périodiquement, par exemple entre populations d’origine maghrébine et Gitans à Perpignan en mai 2005. Mais cela reste, me semble-t-il, assez marginal.

Il est frappant de constater que l’origine ethnique des agresseurs et des agressés est rarement mentionnée dans les médias. Faut-il éviter de dévoiler les noms qui peuvent donner une indication de l’origine ?  Ne serait-il pas plus sain d’en parler ouvertement et de chercher des solutions plutôt que d’éluder le sujet ? 

Malika Sorel: Là aussi, j’avais écrit depuis déjà plusieurs années que le fait de cacher l’identité des délinquants était une lourde erreur. Dans des cultures dans lesquelles l’individu n’existe pas, il est fondamental de chercher, par tout moyen, à placer chaque personne devant ses responsabilités. C’est la seule voie pour aider au développement d’un sens des responsabilités au sens où la société française l’entend. En laissant étouffer le développement de la responsabilité individuelle, on ampute donc les enfants issus de l’immigration d’un moyen d’émancipation. Or sans émancipation, il est vain d’attendre une réussite de l’intégration. Cette censure est donc regrettable à plus d’un titre.

Dans les cultures où le groupe est omniprésent – ce qui est le cas chez les Maghrébins et la plupart des Africains –, chaque membre du groupe a en effet pour obligation de veiller à ce que le nom ne soit pas entaché, à ce qu’aucune honte ne rejaillisse sur l’ensemble du groupe. La peur d’être sali joue un rôle de dissuasion. Si les noms avaient été révélés depuis le début des phénomènes de délinquance, les parents des délinquants auraient été rapidement rappelés à l’ordre par leur entourage, et se seraient vu contraints d’assumer leur responsabilité de parents afin que leurs enfants ne contribuent pas à altérer l’image de leur groupe d’origine.

Guylain Chevrier : Certes, cette petite phrase qui évoque les Français, auxquels on oppose l’appartenance à une communauté qui en creux désigne celle des jeunes issus de l’immigration, solidarité d’une communauté par rapport à une autre, résonne d’une façon qui aurait du faire réagir bien autrement. On y retrouve tout d’abord au passage, un sentiment anti-français totalement banalisé. Si on avait eu des Français blond aux yeux bleus disant, « tu vas pas faire ton immigré », on aurait crié au racisme ! Là, rien.

Pourtant, on s’explique mal ce qui a pu justifier une telle barbarie ! Les agresseurs, "frappaient sur la tête de la victime (…) comme sur un ballon de foot et prenaient de l’élan pour taper encore plus fort", selon Me Francis Szpiner, avocat de la famille Laidouni. «"On va vous tuer. On va vous enterrer devant votre mère", hurlait un de ces barbares avant de massacrer mon mari. Tous les jours, je revis les mêmes scènes d’horreur», confiait à l’AFP à la veille du procès, la veuve de Mohamed. L’audience s’est ouverte dans une ambiance particulièrement tendue.

On se rappelle le gang des barbares et son meneur Youssouf Fofana, relativement aux sévices infligés à Ilan Halimi séquestré, torturé et tué, pour le simple fait d’avoir été juif. L’acte était clairement antisémite, mettant en cause une vision de guerre entre des communautés avec en toile de fond le conflit israélo-palestinien qui donne d’ailleurs régulièrement lieu à des affrontements dans certains quartiers parisiens où se croisent jeunes maghrébins et groupe de jeunes en kippa.

Maxime Tandonnet :  La nationalité est en général indiquée par la presse quand la victime ou l’auteur sont des ressortissants étrangers. Signaler « l’origine ethnique » de chaque personne de nationalité française victime ou auteur d’un acte de délinquance n’est absolument pas envisageable : il faudrait changer de modèle de société et alors d’entrer dans une logique communautariste rattachant chaque français à une catégorie d’origine. Cela n’est pas dans la tradition française et ne pourrait qu’aggraver les tensions et les déchirements.  En revanche, le fait pour les journaux d’indiquer, dans les conditions prévues par la loi, le nom de la victime d’une agression ou celui de son auteur, cela n’a évidemment rien de choquant et relève du droit à l’information et à la transparence le plus élémentaire.

Tarik Yildiz : Je ne crois pas que le fait de mentionner l’origine ethnique des agresseurs, dans un temps médiatique court, permettrait de trouver des solutions. L’origine est parfois mentionnée, particulièrement lorsqu’il s’agit d’individus avec des origines africaines. Au de-là de l’origine ethnique, on se rend compte que beaucoup d’agressions sont le fait de français habitants de certains quartiers. Le problème est donc français :il faut apporter des réponses à des phénomènes de violence qui ne se limite pas au fait ethnique même si les recherches sur des problèmes spécifiques liées à certaines populations ne sont pas à éluder.

Aux Etats-Unis ces questions sont abordées ouvertement. Pourquoi le sujet est-il tabou en France ?

Malika SorelSur ces sujets, je ne considère pas que les États-Unis soient un modèle. Le plus souvent, ils ne travaillent que sur les symptômes, pas sur les sources des problèmes. Il n’est qu’à analyser leurs statistiques de la délinquance par catégorie pour s’en convaincre. En France, le sujet n’est désormais tabou que pour les élites, et encore, puisqu’une partie d’entre elles se réveille à présent. Ces questions ne sont plus du tout tabou pour les Français, et cela se vérifie régulièrement dans les enquêtes d’opinion. Simplement, les citoyens ont mis beaucoup de temps à réaliser ce qui se passait pour la raison que les médias propageaient une image qui ne correspondait pas à la réalité.

Guylain Chevrier :  Si le sujet est tabou en France, c’est que nous sommes habitués à penser collectif, dans le même temps où certains font de l’immigration la nouvelle icône du damné de la terre en sacralisant tout débat sur le sujet et interdisant ainsi toute réflexion sur les méfaits du communautarisme. En même temps, ce sont en général les mêmes qui réclament le multiculturalisme et la discrimination positive. Ceux-là feraient bien de regarder ce qu’il en est précisément aux Etats-Unis, ou le droit à la différence joue dans le sens de la différence des droits, aboutissant à un clientélisme qui réduit l’enjeu électorale à une marchandisation du pouvoir politique, oubliant totalement les intérêts réels de ceux qui composent les communautés.

Maxime Tandonnet :  Aux Etats-Unis la situation est différente : vos origines font partie de votre identité : vous êtes recensé comme blanc, hispano, asio, afro-américain, etc. Les communauté sont reconnues et constituent un pilier de l’organisation sociale. Dans la tradition politique française au contraire, comme le souligne l’article premier de la Constitution,  « la République ne reconnaît aucune distinction d’origine, de race et de religion ». Celui qui est Français fait partie de la communauté nationale avant toute autre considération et n’est pas envisageable d’identifier une personne par son origine. L’existence de communautés fondées sur l’origine n’est pas acceptable dans la logique unitaire du modèle républicain.

Tarik Yildiz : Nous avons deux traditions différentes, deux cultures différentes liées à l’histoire de chaque pays. La France s’est construite en fabriquant des Français, sans se soucier des origines ethniques. C’est un modèle qui a ses défauts mais qui a fait ses preuves, on préfère l’explication par la dimension socio-économique. Sans en faire un tabou, je crois qu’il faut faire attention en évoquant l’origine ethnique des individus analysés afin de ne pas se laisser aller à des conclusions trop hâtives. Les situations sont complexes et peuvent s’expliquer par différents facteurs qu’il convient de combiner pour réaliser une analyse.

Selon le sociologue Hugues Lagrange ou le plus controversé Laurent Obertone, une partie de la délinquance prendrait sa source dans des causes culturelles. Sans pour autant verser dans les polémiques faut-il prendre acte de ce constat ?

Malika SorelLa culture, c’est l’acquis qui est transmis. Ce sont les traits distinctifs qui caractérisent une société à un moment donné. Si les Français de périodes historiques éloignées revenaient vivre avec les Français d’aujourd’hui dont les principes et valeurs ont été façonnés par la Renaissance, les Lumières, la Révolution française, la révolution sexuelle de mai 68, la cohabitation ne serait ni sereine ni pacifique. Ils ne pourraient certainement pas être citoyens du même pays. La mentalité des Français a considérablement évolué en plusieurs siècles. Leur perception des choses et d’autrui n’est plus la même. Leur identité n’est plus la même. Dans mon premier ouvrage, je livrais l’ensemble des clés qui permettent de comprendre pourquoi l’intégration des flux migratoires extra-européens n’avaient strictement rien à voir avec celle des flux intra-européens. Un certain nombre de problèmes d’adaptation aux règles de la société française trouvent leur source dans la dimension culturelle, mais ils ne peuvent pas lui être totalement imputés. 

Guylain Chevrier : La mort de deux jeunes sans problème, Kevin, étudiant en master, et Sofiane, lynchés eux-aussi le 28 septembre 2012, dans unebanlieue sensible de Grenobledans un parc à Echirolles, par un groupe de personnes à coups de couteau, de marteau et de manches de pioche, pour un regard de travers, en dit long sur l’état de confusion des repères dans certaines banlieues. "On n'est pas du tout dans le contexte (…) de règlement de comptes, de gangs, les deux victimes n'étaient pas connues des services de police", a expliqué le procureur. Deux jeunes pris à partie par une bande qui use d’une violence gratuite sans limite qui se banalise.

Un niveau de violence que l’on retrouve autour d’une problématique de certains quartiers entre enfermement territorial, ethnicisassion, repli religieux, à quoi se mêle une délinquance qui trouve une partie de ses motifs dans cette opposition à la France. Une façon de se tromper de colère qui reflète un problème d’intégration, mais qui ne vient pas seulement des conditions économiques et sociales. On ne doit pas faire oublier les responsabilités qui vont avec une tendance à banaliser un repli communautaire et victimaire, qui produit de la violence.

Maxime Tandonnet : La délinquance urbaine a des causes très complexes mises en avant par Hugues Lagrange qui insiste, je crois, sur le rapport à lafamille. Il me semble qu’elles sont avant tout de nature sociologique, souvent liées à des concentrations de populations déracinées issues d’une immigration insuffisamment organisée, à l’intérieur de quartiers ghettoïsés,  dévastés par  le désœuvrement, l’échec scolaire, la faillite du cadre familial, l’influence des bandes,  les trafics. Ces sujets restent profondément tabous en France même si le constat est évident pour tous ceux qui interviennent dans les quartiers, professeurs, travailleurs sociaux, médecins, élus. En réalité, la montée des violences se rattache à des phénomènes d’anomie – perte des repères - à des logiques de territoire et de partage de zones d’influence. La violence des cités, qui se manifeste notamment dans la rage envers les policiers,  provient du chaos social, de l’ensauvagement et de l’attrait de l’argent facile, plutôt, me semble-t-il, que de causes culturelles liées aux personnes.

Tarik Yildiz : Je ne parlerais pas de constat, mais plutôt d’analyse. Je crois que la délinquance s’explique par plusieurs facteurs, sociaux, économiques mais aussi culturels. Il n’y a pas de raisons de nier cette dimension dans les analyses sociologiques. Mais il y a un autre aspect plus politique qui amène à traiter cette question : quels leviers agir afin de contrer la délinquance ? L’Etat peut agir sur la  politique économique, la politique éducative, la politique répressive… La dimension culturelle est plus difficile à appréhender que la dimension socio-économique.

Notre tradition républicaine et laïque nous a longtemps préservées de ce type de problème. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ? Comment en est-on arrivé là ?

Malika Sorel :Cela fait bien longtemps que le modèle français d’intégration a été abandonné, et avec lui la transmission des principes républicains qui ne sont que la traduction de la culture française, elle-même fruit d’un long processus historique. Ce modèle a été abandonné au moment où les flux migratoires se sont intensifiés et où en réalité les frontières de la France et plus généralement de l’Europe sont tombées. On se retrouve, du fait de la mondialisation, de la circulation des biens et des personnes, dans une situation où des populations différentes doivent cohabiter sur un même territoire sans partager le même socle de principes et de valeurs, et c’est au peuple de la terre d’accueil que l’on demande de mettre ses normes collectives en sourdine. C’est ce qui se cache le plus souvent derrière les accommodements dits raisonnables. Regardez, par exemple, tous les problèmes qui se posent sur le terrain avec le non-respect de la laïcité et de la neutralité religieuse. Partout la laïcité cède du terrain et les conflits de cohabitation explosent que ce soit à l'université, dans le monde de l'entreprise, à l'hôpital. La création de l’Observatoire de la Laïcité tel qu’il a été conçu ainsi que les récentes prises de parole du Président de la République ne me rassurent pas du tout, et pour tout dire m’inquiètent. Le Président semble tout réduire, l’air de rien, à un problème de laïcité dans le domaine de la petite enfance.

Guylain Chevrier : Il y a une opposition fondamentale entre la laïcité qui porte les droits et libertés individuels comme bien commun au-dessus des différences, favorisant le mélange des populations, et la logique de non discrimination qui pose le principe de la reconnaissance des communautés et des minorités comme principe d’organisation de la société, favorisant sa division, les mises à part. Les violences communautaires qui agitent la banlieue londonienne depuis deux ans en sont le reflet au moment où le Royaume-Uni, même l’Allemagne, font un bilan négatif du multiculturalisme, qui finalement ne fonctionnerait pas.

La violence vient aussi du rejet de l’autre, argument souvent avancé pour dénoncer des discriminations, mais qui vaut aussi dans l‘autre sens, lorsqu’on rejette toute idée de mélange en voulant imposer sa différence à tous au nom de sa religion. C’est bien par exemple ce dont témoigne le récent cas de la crèche Baby loup, où une salariée professant ouvertement des opinions contraires aux valeurs et buts de cette association qui l‘emploie, par le fait soudain de vouloir y imposer le port du voile, donc contre l’ensemble des adhérents et leur liberté de donner un caractère laïque à ses activités, se voit donner raison. Il en résulte la fermeture pour déménagement ailleurs de cet établissement qui accueillait, par sa neutralité, dans le respect les enfants de 54 nationalités aux diverses croyances ou sans, en rendant 24h sur 24 un service incomparable de garde, essentiellement pour des femmes seules avec enfants en situation de devoir travailler pour vivre. Une fermeture qui se fait dans un climat d’intimidation et de menaces insupportable.

Ce refus du mélange a aussi à voir avec le retour du sacré, une opposition que l’on connait bien et en est constitutive, entre le pur et l’impur. On sait combien le sacré peut générer de violence et la légitimer comme dans l’histoire de France nous l’avons connu et dépassé.

L’axe identitaire qui crée un rapport exclusif à la société et aux autres, qui va avec le rejet de l’appartenance à un même peuple et à un même pays, génère du conflit, de l’antagonisme, d’ailleurs parfaitement récupéré par le populisme. 

Tarik Yildiz : Notre tradition républicaine est confrontée à de nouvelles réalités. Elle permet encore aujourd’hui d’éviter des tensions généralisées, mais elle est remise en cause régulièrement. Le fait ethnique, religieux, est relégué au second plan dans la tradition française. La discretion de chacun a été abandonnée petit à petit pour une affirmation identitaire, parfois en opposition avec la Nation. Cette remise en cause du modèle et le manque d’instruments pour le consolider (par exemple l’abandon du service national) a laissé la place à la constitution de sous-groupes qui ont affirmé une autre identité. L’homogénéité des quartiers et la spatialisation des communautés constituent autant de risques d’augmlentation des tensions communautaires.

La communauté chinoise de Belleville (XXe arrondissement de Paris) a défilé à plusieurs reprises ces dernières années contre l’insécurité dans le quartier pestant ouvertement contre les personnes d’origine africaine et maghrébine. Le risque d’affrontements communautaires violents est-il à prendre au sérieux en France ?

Malika SorelOui. C’est une évidence, il y a des risques d’affrontements. Pour ma part, je ne pense pas que ce soit de ce côté qu’il faille regarder, mais du côté du peuple français. Les politiques se sont habitués à le voir rester impassible alors qu’ils le prenaient comme variable d’ajustement. Ils ont négligé, et continuent de négliger, le fait que les Français possèdent un inconscient collectif. Sur tous ces sujets, la dernière grande enquête d’Ipsos pour le Cévipof est pleine d’enseignements mais aussi d'avertissements envers les politiques et les médias.

Guylain Chevrier : Il y a eu en mai 2005 des affrontements extrêmement violents entre la communauté maghrébine et la communauté gitane, montrant effectivement que tout enfermement communautaire qui peut être revendiqué comme réponse à la reconnaissance de la diversité culturelle défendue comme un droit humain essentiel, aboutit en réalité à une concurrence entre les valeurs, les espaces et les droits. De plus, selon le fonctionnement de telle ou telle communauté, si l’une est favorisée par un fonctionnement plus solidaire qu’une autre, elle risque d’être la cible de celle pour laquelle c’est plus difficile, qui se pose en victime et justifie la violence par son manque de réussite.

Tarik Yildiz : La violence au sein de certains quartiers est perçue comme étant de plus en plus présente. Le risque d’affrontements communautaires est à prendre très au sérieux, notamment si les pouvoirs publics sont perçus comme étant impuissants. Lorsque l’Etat, seule détenteur de la violence légitime, ne répond pas à la violence touchant certains de ses habitants, le risque de se faire justice soi-même est décuplé. C’est ainsi qu’un engrenage très dangereux peut prendre forme, avec des reglements de compte à répétition et la banalisation de certains comportement racistes.

Maxime Tandonnet : Des affrontements communautaires violents et à grande échelle supposeraient qu’existent en France des communautés ethniques ou religieuses organisées au point de se mobiliser sur un mode para-militaire. Ce n’est pas le cas. Certes, on a affaire à des « bandes violentes », parfois armées, qui sèment la terreur et la barbarie, mais ces dernières se développent sur une base urbaine, celle de cités sensibles, de quartiers ou d’immeubles, et non à titre principal, sur le critère de communautés ou nationalités d’origine. Le climat de haine se traduit par une recrudescence d’actes ponctuels de persécutions et de lynchage envers les personnes dont certaines d’origine chinoise peuvent être victimes, mais pas uniquement. L’impression est que les bandes s’en prennent à tout ce qui leur tombe entre les mains et se trouve sur leur passage au mauvais moment, parfois avec une violence inouïe. Ce n’est pas pour l’essentiel une question communautaire. 

Comment prévenir ce risque. Est-ce toujours possible ?

Malika Sorel Je ne sais pas s'il est toujours possible de le prévenir. C'est l'Histoire qui le dira. Trop d'erreur ont en effet été commises par nos politiques qui ont travaillé le sujet avec amateurisme et aussi une grande dose d'indifférence par rapport à notre destin collectif. Bien que nous ne soyons pas parvenus à bien vivre ensemble, elles continuent pourtant de laisser entrer, chaque année, des flux considérables sur le territoire. Je veux le redire ici avec force : pas plus que les Français de souche européenne, les enfants de l'immigration ne sont coupables de la situation. Comme j'ai tenté de le développer dans mes livres, on a toujours refusé de traiter simultanément l'ensemble des dimensions de la problématique immigration-intégration.

Guylain Chevrier : Pour que l’on puisse vivre ensemble il faut que l’on se connaisse, que l’on puisse se mélanger, il faut pouvoir s’apprécier par rapport à ce que l’on peut défendre ensemble pour vivre ensemble. Il faut même qu’on s’aime un peu pour cela et qu’on ne commence surtout pas par se séparer en communauté de sang, de couleur, d’origine ou de croyance.

La France, qui repose sur le principe de l’égalité des droits, demeure l’un de ces rares pays qui permet aux hommes de vivre ensemble sans être séparés par culture ou religion tout en étant protégés par la loi contre toute discrimination religieuse ou culturelle. Si nous voulons espérer ne pas voir se généraliser cette violence barbare et cette division de la société qui participe de la nourrir, il est grand temps qu’une prise de conscience des acteurs politiques majeurs de notre pays se fasse jour et que les médias jouent leur rôle, pour répondre à cette jeunesse qui a besoin d’un espoir dans un monde fait pour tous, à l’aune de ce que l’on peut y mettre de bon en commun, par-delà nos différences.

Tarik Yildiz : Il faut que l’Etat prenne ses responsabilités en agissant à chaque fois que cela est nécessaire. Il faut punir fermement les auteurs d’agression afin de bien montrer la présence de l’Etat. Avant la question des communautés, il y a la question de la violence.

En trouvant des solutions à la violence et au sentiment d’impunité, les quartiers ont davantage de chances de devenir moins homogènes : une diversité est nécessaire mais elle ne se décrète pas, elle se construit à travers le règlement de problèmes qui ont fait fuir certaines populations des quartiers.

Par ailleurs, le modèle français doit être affirmé et consolidé à travers des instruments permettant de renforcer le sentiment d’appartenance à la Nation, et ainsi aller au-delà des groupes ethniques. Les institutions comme l’école ont un rôle fondamental à jouer afin de cultiver ce lien avec la Nation.

Maxime Tandonnet : Assurer la paix et la tranquillité de tous les citoyens quelle que soit leur origine est bien entendu le devoir fondamental de l’Etat. A court terme, la seule réponse possible est celle de l’ordre républicain : une police efficace et une justice impitoyable et dissuasive face à toute forme de violence physique. A long terme, c’est toute la question de la politique d’intégration qui est posée. Elle doit se fonder sur un principe évident : l’accueil de migrants dans des conditions dignes et responsables, ne se conçoit pas en dehors de l’existence pour eux d’un travail stable, d’un logement adapté à la taille de la famille et en dehors des cités ghettos,  de conditions de vie décentes sur les plans scolaires, éducatifs, sanitaires etc. Hélas, ce principe d’immigration maîtrisée autour d’une adéquation entre le flux migratoire et les capacités d’accueil, personne n’est jamais vraiment parvenu à le faire respecter.

 Propos recueillis par Alexandre Devecchio 


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