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Jacques Julliard : "La crise du Covid a fait la preuve que les Orientaux étaient plus réactifs que les Occidentaux"
©Manan VATSYAYANA / AFP

Urgence sanitaire, économique et politique

Le Premier ministre Jean Castex va s'exprimer ce jeudi 12 novembre lors d'une conférence de presse. Il devrait faire un premier bilan du confinement et annoncer une surveillance renforcée. Les récentes décisions du gouvernement sont-elles raisonnables ou illogiques ? Le peuple est-il plus manipulable qu'autrefois ?

Jacques Julliard

Jacques Julliard

Jacques Julliard est journaliste, essayiste, historien de formation et ancien responsable syndical. Il est éditorialiste à Marianne, et l'auteur de "La Gauche et le peuple" aux éditions Flammarion.

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Ulysse Manhes

Ulysse Manhes

Ulysse Manhes est journaliste.

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Ulysse Manhes : Que vous inspire ce second confinement ? Les récentes décisions du gouvernement vous semblent-elles raisonnables ou illogiques ?

Jacques Julliard : Ce qui me semble évident est que nous sommes en pleine contradiction entre l’urgence sanitaire et l’urgence économique.

Je ne suis pas sûr que la solution du passé (la libre circulation du virus) soit meilleure. Mais il est certain qu’il y a une idée croissante de la valeur irremplaçable de la vie humaine dans le monde d’aujourd’hui.

Ce qui me semble caractériser la période, c’est l’opposition entre l’urgence économique qui a toujours existé sous des formes diverses (il s’agit avant tout de nourrir le monde) et l’idée individualiste qui s’est imposée, prenant aujourd’hui la forme sanitaire : rien n’est plus important que de sauver des vies humaines ! On peut rattraper toujours l’économie, mais pas la vie qui est un one shot. De fait, nos sociétés n’acceptent plus ce qui allait autrefois de soi : le sacrifice de l’individu à des valeurs collectives comme la famille ou la patrie. On imagine mal aujourd’hui le dévouement de tout un pays pour la nation comme on l’a vu en 1914-1918. 

Mais surtout, j’ai le sentiment que l’angoisse qui saisissait nos contemporains hier à l’idée que la croissance pouvait s’arrêter est devenue assez secondaire, en France en tout cas.

On peut se demander deux choses :

(1) ne sommes-nous pas en train d’abandonner tout doucement la religion de l’économie ? Ce basculement serait révolutionnaire, car nous sommes tous, depuis le XIXe siècle, des dévots de l’« économisme » ;

(2) ce qui est en train de se passer n’est-il pas le passage de témoin de l’Occident vers l’Orient ? L’Orient a vaincu le virus, il l’a pratiquement extirpé et s’est relancé dans la croissance économique, alors que tout l’Occident demeure dans l’angoisse et compte de considérables pertes humaines. L’Orient est-il plus discipliné ? Les conditions de la vie moderne ne sont-elles pas mieux saisies en Orient que chez nous ? Je l’ignore, mais je constate que la société orientale est plus malléable, réactive que la société occidentale…

A l’université, la question de la foule ou de la multitude est redevenue un thème à la mode : on étudie les théories de Jacques le Bon (Psychologie des foules, 1895) ou de Herman Broch (Théorie de la folie des masses, 1930-1950), la discipline sociologique compte de plus en plus d’aspirants, la communication politique rencontre un grand succès d’estime et la théorie du Nudge (concept des sciences du comportement : manière d’influencer indirectement les esprits par des messages subliminaux, des images publicitaires, etc.) demeure une source inépuisable pour la compréhension des mouvements collectifs. Mais il y a confusion dans les concepts : masse, foule, peuple, trois mots, trois réalités distinctes ?

Le peuple n’existe pas à l’état naturel… Il est une création humaine, collective, on ne la rencontre pas telle quelle dans la société à l’état naissant. La foule est une chose claire : l’agglomération d’individus sans nécessairement un lien entre chacun d’eux. Les masse, enfin, est la foule d’une « manière abstraite ».

Le peuple, ainsi, est une construction de la société : il se construit lui-même dans la mesure où il se donne des règles de fonctionnement. Le peuple, c’est la masse réglée par un certain nombre d’institutions et de règlements. Senatus populusque romanus, disait-on jadis : « le sénat et le peuple romain » ; l’institution et le peuple sont deux institutions (cela conduisant à l’idée de démocratie : pouvoir du peuple). Vous le voyez : ce n’est pas le pouvoir de la foule incontrôlée, mais du peuple dans ses règles : élection, consultation, représentation. Voilà la distinction essentielle…

La conséquence de tout cela, c’est que le peuple peut obéir à des règles raisonnables ; il peut être gouverné par la raison. La foule n’est jamais raisonnable, elle est dominée par des sentiments à l’état brut, et des sentiments rarement fédérateurs. Des sentiments, ou plutôt même des passions : la peur, la haine… cela n’est pas la démocratie. Une société démocratique est fondée sur un peuple qui accepte les règles : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté », disait Rousseau.

Réseaux sociaux, manifestations, safe places, associations de toute nature, groupes de paroles, communautés, culture de « tribus » : notre époque semble plus que jamais collectiviste, chacun d’entre nous est invité à s’identifier à un groupe, un parti, une cause. Est-ce que la foule est l’avenir de l’homme ? Et est-ce qu’une société fragmentée et communautarisée peut constituer un peuple unifié sous une même bannière ?

S’agissant des communautés d’appartenance, n’oubliez pas que la démocratie exige le secret. Ce n’est pas pour rien que le symbole de l’élection est l’isoloir. Toute élection à main levée, soumise aux caprices et aux emportements de la foule n’est pas une véritable élection. C’est à l’individu capable de raison, que s’adresse la démocratie. Comme disait Nietzche, le premier réflexe de la foule n’est pas la raison, mais la démence…

Ensuite, est-ce que notre époque est plus individualiste ou plus collectiviste, me demandez-vous ? Les deux mon colonel. L’individualisme n’est pas douteux. Ses manifestations sont différentes, mais le souci de l’individu est la base des sociétés modernes. Voyez ce qui se passe avec le coronavirus : dans le passé, quand il y avait une épidémie, on attendait qu’elle s’arrête ; nous avons perdu cette logique.

La question est de savoir quelle est la communauté qui accompagne les individus : dans la démocratie, la communauté privilégiée est la nation. Et la nation, sait-on depuis Renan, est un à la fois un héritage du passé et un « plébiscite de chaque jour ». Autrement dit, la nation est une communauté volontaire. Non une communauté régressive, où l’individu est dominé par le groupe de manière irrationnelle, comme dans la famille, l’ethnie, les religions… La démocratie repose sur des communautés volontaires et non les communautés subies ou innées.

Pensez-vous qu’un peuple ou que des groupes d’intérêts quelconques aujourd’hui soient plus manipulables qu’autrefois, avec les nouveaux moyens de communication et le large territoire d’influence des médias de masse ?

Il n’est pas facile de répondre à cette question. Il est vrai que les peuples d’aujourd’hui ont des moyens d’information plus grands que ceux du passé. Avant d’être pervertis, les réseaux étaient des instruments de communication. Leur dégradation est préoccupante. Mais il n’en demeure pas moins : les individus ont les moyens d’être indépendants. Les prennent-ils ? C’est une autre affaire.

Il y a un conflit qu’on voit à tout moment entre l’éducation naturelle (la famille, le groupe social, ethnique, religieux) et l’éducation qui repose sur l’universalité de la raison et qui est la raison d’être de l’éducation telle que nous la pratiquons.     

A y bien réfléchir, nos sociétés pourraient, d’un simple point de vue technique, se passer de l’école (on peut facilement apprendre à lire, compter, écrire sans passer par l’institution scolaire). L’institution scolaire ne se justifie que parce que cet apprentissage des mécanismes élémentaires de la pensée (la lecture, l’écriture, etc.) est dominé par des principes universels, ceux de la raison. On a trop négligé, jusqu’à une date récente (car je veux rendre hommage à Jean-Michel Blanquer), cette dimension. Notre actuel ministre de l’éducation s’attaque au problème essentiel : le conflit latent entre les cultures innées et les cultures acquises. La démocratie c’est le primat du construit sur le donné. La démocratie permet aux femmes « physiquement moins fortes » d’obtenir l’égalité. C’est le construit qui importe, non le donné.

De quelle manière un seul homme (un président ou un élu) peut-il s’adresser à une mosaïque de communautés dont les intérêts parfois s’opposent ? La communication politique est-elle encore possible ?

Je crois que non seulement un homme le peut, mais je me demande (et je laisse la question ouverte) si cela n’est pas désormais le privilège de l’individu de s’adresser à la communauté.

Prenez les partis, le Parlement, les assemblées : leur capacité de s’adresser au citoyen n’a eu de cesse de s’affaiblir. Personne n’écoute plus ce que disent les partis politiques. C’est assez net en France. Au lendemain de la guerre, les partis étaient pourtant très puissants. Il en va de même du Parlement : longtemps, les journaux étaient faits des comptes-rendus des débats parlementaires : aujourd’hui ça n’intéresse personne. On préfère écouter des journalistes, des penseurs, des intellectuels sur les réseaux sociaux ou sur les chaînes d’information.

Le privilège de l’individu (le Président de la République) est de pouvoir s’adresser à l’ensemble du peuple en essayant de faire une synthèse. Là où les facteurs divergents sont extrêmement importants, le rôle symbolique d’une personnalité unique, qui a une voix unique, c’est la synthèse.

Vous allez me dire que c’est le cas aussi bien en démocratie que dans les régimes totalitaires : c’est en effet là qu’est le problème. Mais la manière dont Xi Jing Ping s’adresse aux chinois est différente de la manière dont Monsieur Macron, ou hier Monsieur Mittérand, s’adressent aux Français. Car je pense, en définitive, que ce qu’il faut remettre au premier plan, c’est le consentement démocratique. L’élection est une forme de consentement, il y en a d’autres. Et l’éducation est toujours d’abord une éducation au consentement. Oui, la démocratie passe par la voix d’un individu à condition que cet individu soit l’objet d’un libre consentement.

Propos recueillis par Ulysse Manhes

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