Vous avez dit liberté d'expression ? <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Education
Samuel Paty enseignant professeur Conflans Sainte Honorine
Samuel Paty enseignant professeur Conflans Sainte Honorine
©PASCAL GUYOT / AFP

Samuel Paty

La mort de Samuel Paty lors de l'attentat de Conflans-Sainte-Honorine a bouleversé le pays et l'Education nationale. Samuel Paty est mort en martyr de l'enseignement.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

Voir la bio »

Samuel Paty est-il un martyr de la liberté d’expression ? Et la meilleure façon de lutter contre l’obscurantisme  qui l’a tué réside-t-elle dans la liberté de penser ce que l’on veut ainsi que le droit au blasphème ?

La liberté d’expression ou l’enseignement ? Samuel Paty n’est pas mort en martyr de la liberté d’expression, mais en martyr de l’enseignement.

Quand il a montré des caricatures de Mahomet, il s’agissait d’un cours d’instruction civique dans lequel ces caricatures étaient utilisées comme matériel pédagogique afin de montrer ce que signifie la liberté d’expression. Il ne s’agissait nullement pour Samuel Paty de s’exprimer.

Il importe de le rappeler : une chose est de s’exprimer, une autre d’enseigner. Quand un professeur enseigne, il ne s’exprime pas. Quand il s’exprime, il n’enseigne pas.

Quand on s’exprime, on émet des opinions. Quand on enseigne, on diffuse des idées. Une idée n’est pas une opinion et une opinion n’est pas une idée. Quand on émet une opinion, on opine, c’est-à-dire que l’on hoche de la tête afin de dire si on est d’accord ou pas. Il n’y a là aucune idée. Il y a là simplement une manifestation de la sensibilité individuelle à propos de ce qui se dit et de ce qui se fait. Avoir une opinion, dire « j’aime » ou « je n’aime pas », est riche d’informations sur le plan de la sensibilité individuelle et collective. Sur le plan des idées, cela n’a aucun intérêt. D’où la justesse de Platon quand celui-ci rappelle qu’un sage n’a pas d’opinion. Il a une idée de la philosophie. Il n’a pas une opinion sur la philosophie. 

Enseigner consiste à enseigner une idée de la liberté et non à donner son opinion à ce sujet. Enseigner la République consiste de ce fait à donner une idée de la République et de ses valeurs et non à donner son opinion à ce sujet. Respecte-t-on cette distinction ? Non.

Lorsque Samuel Paty a montré les caricatures de Mahomet dans son cours, le réflexe identitaire très fort chez certains adolescents a poussé ceux-ci à voir là non pas un cours dans le cadre d’un enseignement mais l’opinion de Samuel Paty faisant de la propagande contre l’islam. Résultat : il en est mort.

Les jeunes qui cultivent le réflexe identitaire sont dans la confusion. Ils ne sont pas les seuls. Nous sommes tous dans la confusion.

On entend constamment dire que pour lutter contre le séparatisme il convient d’éduquer et d’enseigner les valeurs de la République à l’École. C’est en éduquant ainsi que l’on tue la République en mettant le feu aux poudres.

Les valeurs sont relatives. Le principe est absolu. Pour ceux qui n’y croient pas, la République est une valeur. Pour ceux qui y croient, la République est un principe. Pour ceux qui n’y croient pas, la République se ramenant à des valeurs, ces valeurs sont négociables. Pour ceux qui y croient, la République étant un principe, ce principe n’est pas négociable.

Pour le séparatisme, la République n’est pas un principe. Relevant de valeurs relatives, elle est de ce fait discutable. Aussi est-elle contestée.

Quand Samuel Paty a enseigné, il n’a pas enseigné la République comme valeur relative mais comme principe. En l’enseignant ainsi, il n’a pas exprimé son opinion. Il a été conforme à la République comme idée. On dit que Samuel Paty a défendu la liberté d’expression. Il n’a pas défendu la liberté d’expression. Il a enseigné la République comme principe, la liberté d’expression étant une conséquence de ce principe.  C’est ce qui a été contesté par certains de ses élèves.

Depuis un certain nombre d’années déjà, le séparatisme utilise la liberté d’expression contre la liberté d’expression. Avançant le principe séparatiste contre le principe républicain en se masquant derrière la liberté d’expression, son but est de faire la loi sur le territoire de la République. Conquérant les cités, les quartiers et les mairies, il impose de plus en plus une manière de manger, une manière de se vêtir, des règles entre hommes et femmes, modifiant par exemple le libre accès des piscines pour tous tout le temps.

Cette progression n’ayant rencontré aucun obstacle, le séparatisme a décidé de s’attaquer au contenu de l’enseignement en décidant de ce que l’on a le droit d’enseigner ou pas et de la manière de l’enseigner. Au nom de la liberté d’expression, le séparatisme conteste de ce fait la nature même de l’enseignement. Dans ce contexte, Samuel Paty n’a pas opposé la liberté d’expression à l’intolérance. Il a opposé le sérieux de l’enseignement face à la manipulation de la liberté d’expression. Faisons de lui un martyr de la liberté d’expression. On passe sous silence qu’il a été et qu’il est d’abord un enseignant. Défendant la République comme une opinion et non comme un principe, on permet au séparatisme de se légitimer en faisant de sa propre opinion un principe.

Lorsqu’il est question d’enseigner la République à l’école, on croit bien faire en enseignant que la République c’est bien alors que le séparatisme c’est mal.  Enseigner la République ainsi, ce n’est pas l’enseigner. C’est faire de la propagande. Faisant de la propagande, le séparatisme a beau jeu de refuser un tel enseignement afin d’installer à sa place sa propre propagande.  La République n’est pas le bien face au mal. C’est une idée et non une opinion. Enseignons-la comme idée. On fera reculer le séparatisme. Enseignons-la comme opinion, comme valeur et comme le bien face au mal, on fera le jeu du séparatisme. Samuel Paty a enseigné la République comme idée. C’est pour cela qu’il est mort.

L’humour ou la bêtise ? Pour ne pas se soumettre au séparatisme et à ses diktats, on pense y parvenir en opposant le blasphème comme droit à l’interdit du blasphème. Il s’agit là encore d’une lourde erreur.

Le blasphème consiste à insulter les dieux. Expression d’une révolte ouverte contre ceux-ci, il se caractérise par l’outrance en utilisant les registres de la scatologie et de l’obscénité afin de les désacraliser totalement. Attaquant les dieux, symboles du sacré, il déchaîne en retour contre lui la violence du sacré.

S’il tue les dieux, le blasphème tue surtout le blasphémateur, son outrance finissant par le ridiculiser. D’où son destin tragique. Don Juan qui séduit toutes les femmes explique qu’en étant fidèle à l’infidélité il est aussi fidèle que le fidèle des religions. S’il se moque de la religion et des fidèles, il se ridiculise surtout lui-même en étant la marionnette de la séduction effrénée avant de devenir son martyr. Il y a chez Don Juan un penchant suicidaire. Quand on analyse Charlie hebdo, c’est sa réalité qui l’est. 

Au départ, Charlie Hebdo ne s’est pas appelé Charlie Hebdo, mais Hara Kiri, journal bête et méchant.  Hara Kiri est un terme signifiant le suicide des samouraïs afin de sauver leur honneur. En 1960, François Cavanna et Georges Choron décident de fonder un magazine satirique qu’ils appellent Hara Kiri. Devant le succès de ce magazine, ils en font un hebdomadaire. Mentalement, ce n’est pas par hasard que ce journal s’appelle Hara Kiri.

A sa base que trouve-t-on ? Une bande de copains plutôt sympas, qui aiment les jolies filles, le bon vin et rire. Tous les mercredis ils se réunissent, se font une bonne bouffe, boivent un bon coup et se tordent de rire en commentant la semaine. C’est pour cela qu’ils sont aimés. Ils incarnent tout ce que les Français adorent En profondeur, toutefois, il y a autre chose.

 Hara Kiri exprime le désespoir de tout un monde. En 1960, les intellectuels sont bien obligés de le constater : la Révolution a échoué.  Que reste-t-il dès lors quand tout s’est écroulé ? Une seule chose : rire de tout. L’humour est la politesse du désespoir, dit Sartre. Hara Kiri est sa grimace. Ceux qui le créent et le font vivre ne sont pas dupes. Ils savent que rire de tout d’une façon obscène et scatologique est suicidaire, mais ils le font quand même.

 En 1970, de Gaulle meurt. Au même moment, une discothèque flambe en faisant 148 morts. Hara Kiri titre : « Bal tragique à Colombey. 1 mort ». La mort de de Gaulle est ramenée à un drame dans une discothèque. Toute une partie de la France en rit. Le pouvoir de l’époque ne rit pas du tout. Il interdit Hara Kiri qui reparaît sous le titre Charlie Hebdo.  De Gaulle est devenu Charlie. Le pilier de boite de nuit est devenu un copain. Hara Kiri peut reparaître sous l’appellation Charlie, mais le côté suicidaire est toujours là. La preuve : les caricatures de Mahomet.  Charlie peut cracher sur l’Église catholique. Celle-ci ne relève pas. Charlie se moque du prophète. Les extrémistes musulmans décident de tuer.

On s’imagine que l’on va pouvoir lutter contre l’interdit du blasphème par son droit. Si le droit au blasphème signifie le fait de ne pas tuer les blasphémateurs, oui, trois fois oui. Mais pour éviter que l’on tue les blasphémateurs faut-il pour autant en faire un droit ? Dans La philosophie dans le boudoir, le marquis de Sade a décidé d’en faire non seulement un droit mais un devoir. S’ennuyant dans sa prison à la Bastille, pour se distraire, ce surdoué de la langue française se raconte des histoires cochonnes et au milieu de celles-ci il n’hésite pas à proposer une morale cochonne fondée sur la dépénalisation de l’inceste, du crime passionnel, du vol par nécessité et du blasphème.  Héritier des Lumières, Sade pense qu’il faut être « nature » et pour cela ne se freiner en rien. D’où l’inceste, le meurtre, le vol et le blasphème. Qu’il érige en « valeurs » de la République avec comme formule : « Français encore un effort et vous serez républicains », il n’hésite pas à en faire les valeurs de sa République.  Sade qui s’ennuie se moque du monde et le blasphème en fait partie. Est-ce cela que l‘on veut ? Enseigner, que l’on sache, c’est s’efforcer de ne pas caricaturer la réalité et quand il s’agir d’une idée, cela consiste à argumenter et non pas à déverser un flot d’insanités à la fois obscènes et scatologiques. On entend dire de la part de nos hommes politiques, et pas n’importe lesquels, que la République va défendre la caricature ainsi que le doit au blasphème. On se pince pour savoir si on ne rêve pas. Comment penser sérieusement que nous allons protéger le monde d’aujourd’hui et construire le monde de demain en ayant comme valeurs l’outrance, la déformation, l’obscénité et la scatologie ? Il faut pouvoir injurier une idée, disait récemment la veuve d’un des journalistes de Charlie Hebdo assassiné en 2015. À qui fera-t-on croire que demain nous serons libres parce que nous aurons le droit d’injurier les idées ? En entendant cela, à part le marquis de Sade, les penseurs des Lumières doivent se retourner dans leurs tombes. « Lors du communisme une voix s’est élevée pour crier « Lénine, réveille-toi ! Ils sont devenus fous ». On a envie de crier « Voltaire, Rousseau, Diderot réveillez-vous ! La France est en train de devenir folle ».

Penser ou penser ce que l’on veut ? Le caractère suicidaire qu’il y a dans Charlie Hebdo et le droit au blasphème se retrouvent dans la liberté d’expression.

On entend dire que la liberté d’expression consiste à pouvoir penser ce que l’on veut. On rêve. Et rêvant on se laisse dévorer par les pulsions suicidaires tentaculaires qui sommeillent dans nos inconscients.  Jamais la liberté d’expression n’a consisté à penser ce que l’on veut, et jamais elle ne pourra se confondre avec cette façon d’être libre. Il ne faut pas confondre liberté et licence.  Pour une raison simple : la liberté l’expression est sérieuse, penser ce que l’on veut ne l’est pas.

Quand la liberté d’expression est revendiquée, ce n’est pas pour penser ce que l’on veut qu’elle l’est. C’est pour penser tout court. Qu’elles soient religieuses ou non religieuses, les dictatures idéologiques ne veulent pas que l’on pense. Elles ne veulent pas que l’on enseigne. Elles veulent que l’on répète la propagande officielle en montrant que l’on se soumet à celle-ci. La profondeur de la liberté d’expression, sa justesse, ne réside pas dans la lutte pour avoir des opinions, mais dans la lutte pour avoir des idées et une vraie pensée. À l’idéologie au pouvoir qui est une opinion et non une idée, il ne s‘agit pas d’opposer une autre opinion, mais d’en sortir. Les artistes et les intellectuels qui soutiennent la liberté d’opinion en sont l’illustration. Vivant pour les plus hautes idées qui soient, ce n’est pas l’opinion qu’ils veulent, mais la vraie pensée. Il est de ce fait inepte de proposer comme avenir à notre monde de pouvoir penser ce que l’on veut. Cette vision adolescente de la pensée et de la liberté est suicidaire.

Le drame qui s’est produit à Conflans avec l’assassinat de ce professeur nous servira si nous comprenons le message qu’il nous lance. Il faut se réveiller.  « Mal nommer les choses », disait Camus, « c’est ajouter à la douleur du monde ». Apprenons à bien nommer les choses afin de ne pas ajouter à la douleur du monde. Si nous disons que Samuel Paty est mort pour l’enseignement et l’intelligence il ne sera pas mort pour rien. Si nous disons qu’il est mort pour la liberté de penser ce que l’on veut et le droit au blasphème, il sera mort pour rien.  

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !