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“L’interruption volontaire de vieillesse”, cette illusion de liberté et de contrôle sur sa vie
©Valery HACHE / AFP

IVV

Ce 17 août, le quotidien suisse Le Temps publiait l'histoire de Jacqueline Jencquel, une femme de 75 ans, ne souffrant d'aucune maladie grave, et ayant planifié son décès pour l'année 2020.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Atlantico : Militante de ce qu'elle l'appelle "l'IVV, l'interruption volontaire de vieillesse", Jacqueline Jencquel explique : "Le sexeest en berne, l’alcool donne mal à la tête, je ne veux pas sentir le vieux, puer, être ennuyeuse, avoir une bouche de grenouille, inspirer la compassion au lieu du désir.". Peut-on réellement évoquer ici l'expression d'une liberté, d'un choix ? N'est-ce pas une illusion ? 

Bertrand Vergely : Il existe habituellement quatre raisons pour lesquelles on se suicide. 
La première, la plus courante, est le désespoir. Se sentant acculé dans une situation de détresse, ayant le sentiment qu’aucune solution n’est possible, on ne voit plus qu’une solution : le suicide. Le suicide est alors la solution que l’on donne à une vie sans solution. 
La deuxième raison pour laquelle on se suicide réside dans la liberté, celle-ci pouvant prendre plusieurs formes. Kirilov, le héros des Possédés de Dostoïevski se suicide afin de libérer l’humanité : les hommes ont peur de la mort, c’est ce qui les empêche de devenir libres. En se suicidant, montrant que la mort n’est rien, on libère l’humanité. Quand le révolté métaphysique se suicide, nous avons à faire à une variante : l’homme ne peut pas encore se créer lui-même, c’est sa limite par rapport à Dieu mais il peut se détruire lui-même en mettant fin à ses jours. C’est sa liberté par rapport à Dieu. Donc, quand il se suicide, l’être humain devient l’égal de Dieu. L’athéisme peut être à la base du suicide. Pas forcément toutefois. Il peut arriver que l’on se suicide pour des raisons religieuses tout en croyant en Dieu. Dieu étant amour et contre la souffrance, comprendre ceux qui se suicident c’est aimer et lutter contre la souffrance avancent certains chrétiens, notamment protestants mais pas seulement, qui, en défendant le suicide, entendent lutter contre la rigidité de l’Église en cette matière. 
Entre désespoir et liberté, troisième raison de se suicider, l’honneur. Il arrive que l’on se suicide pour ne pas perde la face. Quand Mishima, le grand écrivain japonais, s’est donné la mort, il l’a fait pour sauver la fierté du Japon qu’il jugeait en péril. 
Enfin, quatrième raison de se suicider, le suicide oblatif. Dans La ballade de Narayama de Kurosawa l’héroïne, une veille femme, part se suicider une nuit d’hiver dans la montagne afin que sa famille ait davantage à manger. Par son suicide elle offre sa vie à la communauté afin que celle-ci puisse survivre. 
Le suicide programmé de  la dame suisse dont il est question dans Le temps  n’est ni un suicide de désespoir, ni un suicide de liberté, ni un suicide d’honneur, ni un suicide oblatif mais un suicide proprement inédit conjuguant un aspect esthétique, un aspect médiatique et, en définitive, un aspect idéologique. Reprenons l’argumentation développée par cette dame. Pourquoi décide-t-elle de mettre fin à ses jours ? Parce que dit-elle : « le sexe étant en berne, l’alcool donnant mal à la tête, elle ne veut pas puer, être ennuyeuse, avoir une bouche de grenouille et susciter de la compassion à la place du désir ». Dans ces propos, la vieillesse et la décrépitude inspirent certes le suicide. Mais pas sur le mode du désespoir, la question n’étant pas tant le tragique de la vie que l’inconfort de la vieillesse. La mort étant planifiée, il y a certes l’affichage d’une certaine liberté. Mais timidement, faiblement, le projet n’étant pas de conquérir une part d’absolu mais là encore de soigner son confort. Il y a bien sûr dans le fait de vouloir rester désirable et regardable une forme de fierté. Mais étant une fois de plus inspirée par le confort on est loin de la fierté d’un Mishima. Enfin, on pourrait penser qu’il y a un geste oblatif consistant à se donner la mort afin de ne pas gêner le monde en lui imposant le spectacle peu séduisant de la vieillesse et de ses images. Reste que quand cette dame se propose de mourir, ce n’est pas tant à la communauté qu’elle offre sa mort qu’à elle-même. Si bien  qu’il faut se rendre à cette conclusion : quand cette dame décide de mettre fin à ses jours, la raison qui la guide tient en un mot : le confort, celle-ci parlant de sa mort comme certaines dames parlent d’aller chez le coiffeur afin de se faire faire un brushing. Aujourd’hui quand l’euthanasie est réclamée c’est afin d’éviter la souffrance. Ici, quand le suicide est programmé il l’est pour conserver une certaine part de séduction. Une telle démarche est-elle l’expression d’une liberté ? Bien évidemment non. Elle caractérise une pathétique dépendance à l’égard de la société de séduction qui sert de modèle à la société contemporaine. S’agit-il là  d’une illusion ? Bien évidemment oui, l’illusion consistant à prendre tellement au sérieux cette société de séduction que non seulement on passe sa vie à vivre pour elle  mais en plus on finit par mourir pour elle. Au-delà de l’illusion toutefois, on est dans la manipulation. Avec  le sigle inventé pour justifier le suicide : Interruption Volontaire de Vieillesse on  n’est plus dans l’IVG, Interruption Volontaire de Grossesse mais dans l’IVV en jouant sur l’homophonie entre IVG et IVV.  Un suicide n’est pas une interruption de vieillesse. C’est une rupture définitive avec la vie. Faisons du suicide une forme d’IVG on le banalise en le faisant passer pour une interruption comme une autre. Cette confusion est dans l’air du temps. Dans une époque où, sous prétexte de démocratie tout devient « pour tous », notamment le mariage, le suicide n’est pas en reste en devenant via la manipulation du terme « interruption » le suicide pour tous. 

La suite de l'article indique par ailleurs que le fils de Jacqueline Jencquel "a décidé de m’accompagner ainsi, avec sa caméra, il va me suivre durant toute l’année." . Quel lien faire ici entre une forme de narcissisme et le choix fait d'une "interruption volontaire de vieillesse" ? 

Le narcissisme est quelque chose de complexe et ce que fait cette dame est complexe également. Si il existe un narcissisme de mort il existe aussi un narcissisme de vie. On est dans un narcissisme de mort quand, s’aimant de façon excessive on finit par se détester en ne se trouvant jamais assez aimable, jamais assez désirable. On est dans un narcissisme de vie quand, s’aimant, on s’aime assez pour se trouver aimable et désirable tel que l’on est. En décidant de se suicider pour conserver confort et esthétique  la dame suisse donne l’impression d’être dans un narcissisme de vie. En fait, elle est dans un narcissisme de mort. Si elle était dans un narcissisme de vie,  s’acceptant telle qu’elle est, elle accepterait d’être vieille et pour cela elle ne se suiciderait pas. Ce qu’elle ne fait pas. Ne se trouvant jamais assez belle, elle se déteste en détestant sa vieillesse.  Par ailleurs, sa façon d’agir donne l’impression d’être narcissique. Est-ce le cas ?  Pas tout à fait. Quand son fils décide de mettre la dernière année de sa mère en image, l’image s’emparant de tout et notamment de la mort,  on n’est plus dans le narcissisme mais dans le pouvoir politique. Par le passé c’était la religion qui donnait son  image à la mort.  Aujourd’hui c’est le spectacle.   Le fils de cette dame qui l’a compris a décidé d’en user. En faisant de la mort de sa mère un spectacle il va pouvoir conquérir une certaine place sur la scène médiatique, économique et politique. La vielle dame qui l’a également compris se prête au jeu. Si elle avait un narcissisme de vie elle n’accepterait pas de devenir un pion sur le nouvel échiquier du pouvoir. Comme elle est dans un narcissisme de mort, cela ne la dérange pas. Au contraire. Cela légitime encore davantage son projet de mettre fin à ses jours. Mourir pour le confort permettant d’accéder à un certain pouvoir, le confort se révèle être un pouvoir sur le pouvoir tandis que le pouvoir apparaît come un confort dans le confort.  D’où l’intérêt pour le journal suisse Le temps de publier un article sur ce qui pourrait apparaître comme un suicide banal.  Nullement banal derrière sa banalité apparente, ce suicide reflète parfaitement le système de pouvoir qui régit la société contemporaine, ce système étant fondé sur le confort, le pouvoir et la publicité faite à ce système de confort et de pouvoir. 

Jacqueline Jencquel poursuit : "La vieillesse est une maladie incurable dont le pronostic est toujours fatal, dit-elle. A 76 ans, on peut être encore en forme mais certainement pas en bonne santé. Quand la somme des souffrances a dépassé celle des plaisirs, l’adulte doit avoir le choix de décider de s’en aller et de bénéficier d’une aide médicale.". Comment interpréter une telle vision d'une vie constituée de débits et crédits, entre souffrances et plaisirs ? 

Le pouvoir derrière le confort, vient-il d’être dit. Avec la mort vue de façon comptable on est dans la droite ligne de cette vision. Une chose caractérise cette vision : son langage parfaitement cynique, ce cynisme étant un cynisme de la vielle dame à l’égard d’elle-même. Jusqu’à présent, on était dans une mise-en-scène esthétique et médiatico-spectaculaire. Ici, changement de ton et de trajectoire : on est désormais  dans une mise-en-scène économico-financière. La vielle dame qui était une personne humaine puis une image est désormais une somme de plaisirs et de déplaisirs, une balance entre les deux et un bilan comptable. Avec une telle vision le matérialisme nihiliste dépourvu de toute morale triomphe. Si bien qu’il peut pavoiser. La vielle dame en mourant pour lui lui donne les pleins pouvoirs. Ce qui nous éclaire sur les motivations de sa mort programmée. Quand elle décide de mettre fin à ses jours pourquoi le fait-elle ? Par souci de dignité afin de ne pas devenir une image dégradée et dégradante de l’humanité ? Nullement. Si elle avait ce souci elle aurait de l’amour pour elle et ayant de l’amour pour elle, elle ne se suiciderait pas. En fait, elle meurt pour prendre le pouvoir en faisant triompher la logique d’un certain pouvoir. Devenons un être qui ne vit que pour son confort, identifions nous à une image, transformons nous en  un objet purement économique et financier, en tuant notre humanité nous acquérons les pleins pouvoirs. Dans la logique financière qui domine le monde aujourd’hui l’humanité est tuée. C’est ainsi que cette logique parvient à dominer l’humanité. N’ayons plus aucune humanité on devient très efficace pour dominer. Quand on tue sa propre humanité on acquiert le droit d’accéder à cette logique età ses pouvoirs. Si bien que mourant en fait on ne meurt pas. On ressuscite. Le pouvoir financier a la capacité de faire ressusciter.  Tuons notre humanité en vivant pour lui. On survit à soi-même en faisant vivre la ogique financière qui domine le monde. La vielle dame qui a décidé de  mettre fin à ses jours l’a parfaitement compris. En mourant au nom du confort, de l’image et  d’une vision matérialiste de l’homme purement comptable, elle va non pas mourir mais devenir le pouvoir même. C’est la raison pour laquelle face à la mort elle est si calme, si déterminée, si sûre d’elle.  Pourquoi devrait-elle avoir peur de la mort ? Elle est déjà morte. 

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