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Création d’une garde nationale : ces pays qui réussissent très bien à impliquer leurs citoyens dans une gestion collective de la sécurité
©Reuters

Vigilance citoyenne

Alors que François Hollande a confirmé ce jeudi la mise en place prochaine d'une garde nationale dans la lutte antiterroriste, plusieurs de nos voisins occidentaux ont déjà mis à contribution leur société civile dans ce domaine.

Dominique Moïsi

Dominique Moïsi

Dominique Moïsi est membre fondateur de l’IFRI (Institut Français des Relation Internationales), et auteur de La Géopolitique de l’Emotion et dernièrement de La Géopolitique des Séries ou le triomphe de la peur.

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Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy est enseignant en géopolitique à l'Université Catholique de Lille, à l'Institut Supérieur de gestion de Paris, à l'école des Hautes Études Internationales et Politiques. Il est également président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). 

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Atlantico : François Hollande a évoqué ce jeudi la mise en place d'une "garde nationale" pour lutter contre le terrorisme. Concrètement, quelle forme pourrait prendre cette garde nationale ?

Emmanuel Dupuy : La question de la garde nationale avait déjà été abordée au lendemain des attentats de novembre 2015 par le président de la République, devant le Congrès réuni à Versailles, qui appelait à la création de cette garde nationale comme une première réponse face à la "sidération" que ces attentats avaient provoquée. Mais les contours étaient un petit peu flous, d'où un intense travail parlementaire sous l'égide des sénateurs Jean-Marie Bockel (UDI) et Gisèle Jourda (PS) qui ont rendu leur rapport sur la garde nationale, le 13 juillet dernier et l'ont présenté au President de la République, le 28 juillet. Le président de la République a dit qu'il rendrait son arbitrage fin août et que la Représentation nationale aurait à se prononcer en septembre. Pourquoi un tel arbitrage ? Parce qu'il y a sans doute des interprétations différentes sur ce qu'on entend par garde nationale.

Les sénateurs partent du principe qu'elle devrait se penser comme une mise en forme plus efficace d'un dispositif de réserve tel qu'il existe déjà aujourd'hui. Une sorte de réserve "renforcée". Comme vous le savez, l'objectif des 100 000 réservistes qui courait depuis 2001 n'a jamais été atteint (54 000 en 2014). Il y a un certain nombre de réserves militaires (citoyennes et opérationnelles, dont certaines ciblées sur les nouvelles menaces, telles que la cyber sécurité) qui constituent l'embryon d'une garde nationale sous l'égide du ministère de la Défense. L'objectif annoncé est de faire en sorte qu'il y ait une montée en puissance progressive pour atteindre le chiffre de 40 000 réservistes de manière permanente d'ici fin 2018, soit une augmentation de 77% du nombre de réservistes.

Il y a, cependant, une autre façon de concevoir le concept de garde nationale : rassembler dans une forme protéiforme toutes les formes de réserve militaires ou civiles (police, justice, education nationale,  sapeurs-pompiers, sécurité civile, réserve de réponse aux urgences sanitaires, etc.) en y ajoutant le service civique dont la vocation est d'accueillir 350 000 jeunes par an d'ici 2019. Bref, Une sorte de force militaire et civilo-militaire qui puisse répondre aux besoins des Français pour une forme d'engagement citoyen volontaire et d'avoir une structure qui puisse rassembler les Français qui veulent agir concrètement pour développer le sentiment de résilience. C'est cette dernière forme que semble vouloir mettre en place le President de la République.

Il y a donc deux façons de concevoir la réserve : soit profiter de l'appel du président de la République pour avoir une meilleure "territorialisation" des forces de réserves et une meilleure homogénéisation entre les forces de réserve opérationnelles de la gendarmerie et celles des forces armées, soit profiter du renforcement du sentiment d'appartenance nationale et du besoin de mobilisation de la société française à travers un concept qui engloberait davantage que le ministère de la Défense. Rien n'est encore décidé.

Dans un entretien accordé récemment à Atlantico (lire ici), le député socialiste Malek Boutih appelait à un plus grand rôle de la société civile dans la prévention et la lutte antiterroriste. Concrètement, quelle forme cette "participation" pourrait-elle prendre ? Que peut faire la société civile, que les autorités publiques ne peuvent pas ?

Dominique Moïsi : Malek Boutih a tout à fait raison. La société civile a un rôle à jouer dans la prévention et la lutte antiterroriste. L’Etat ne peut pas tout faire. En Israël un pays qui est confronté à la menace terroriste depuis des décennies, la société précisément parce qu’elle a développé une sorte de sixième sens sécuritaire, contribue par son état de veille permanente à la plus grande sécurité de tous. Il ne s’agit pas bien sûr d’une garantie absolue. Mais le nombre compte. Une "armée de citoyens attentifs" est au coté et en complément de l’action de l’Etat une contribution indispensable. Il ne s’agit pas bien sûr en France d’armer les citoyens ou pire encore de créer des milices en dehors du contrôle de l’Etat. Nous devons résister tout en restant nous-mêmes, une nation soucieuse du respect de l’Etat de droit. Cet état d’alerte peut signifier signaler aux autorités policières et judiciaires des modifications du comportement de certains membres de votre entourage. Il ne s’agit pas de délation, mais de prévention et de responsabilité.

Emmanuel Dupuy : Malek Boutih a raison, mais il devrait davantage prendre en compte la multitude de rapports qui évoquent la nécessité d'un dispositif beaucoup plus résilient, permettant de tenir compte des signaux  dit "faibles" et permettant de mobiliser tout un pan - peu ou prou pris en compte - de la société française qui contribue à lutter activement "en amont" contre le terrorisme. Il a sans doute, aussi, en tête le fait qu'il y a, à côté des forces de police,  toute une série d'acteurs pas encore totalement utilisés comme ils pourraient l'être dans la situation exceptionnelle que nous vivons : policiers municipaux (pas tous armes, du reste) nombreux personnels issus des métiers de la sécurité privée (vigiles, agents de sécurités, etc.) ils seraient 440 000 en France, selon le dernier recensement du Conseil national des activités de sécurité privée (CNAPS). Il y a aussi tout un dispositif lié à la mobilisation de la jeunesse, notamment à travers les dispositifs des cadets ( sapeur-pompiers volontaires, cadets de la police, de la justice...).

En évoquant les actions non encore prises en compte pour mobiliser les Français, il conviendrait de faire référence à la nécessité d'ancrer davantage l'état de "vigilance permanente", plutôt que de mobiliser en permanence, sur le territoire nationale, nos forces armées, particulièrement sollicitées depuis le lancement de l'Opération Sentinelle en janvier 2015.

Il y a ainsi toute une série d'acteurs qui pourraient, non pas remplacer nos forces de sécurité intérieure (CRS, police, Gendarmerie nationale) et nos forces armées, mais bien être complémentaires et mobilisables, selon le niveau de la menace.

Il y a aussi des dispositifs mobilisant davantage les associations civiques, citoyennes, celles liées au lien armées-Nation. Il y a également, comme le rappelait le président de l'UDI, Jean-Christophe Lagarde, la "deuxième garde nationale" constituée par l'Éducation nationale. C'est, en effet, au niveau de l'Ecole républicaine, que se bâtit, se renforce et se développe le sentiment d'appartenance nationale et de solidarité collective. L'éducation devrait être notre premier rempart, il ne l'est hélas plus.

Par ailleurs, de très nombreuses associations font déjà beaucoup au niveau micro-territorial. Ces dernières sont efficaces ponctuellement et localement et mériteraient d'être mieux utilisées. Le rapport que Patrick Baudoin (actuel maire de Saint-Mande, ancien député) "civisme, citoyenneté, esprit de défense : retrouver le chemin de la République) avait présenté au président de la République de l'époque, Nicolas Sarkozy, dressait déjà en 2010, une compilation très fine de toutes les activités œuvrant dans le sens du développement du civisme et de la citoyenneté.

Il s'agit de veiller, avant tout, à ce qu'au moment où les jeunes passent par le prisme de l'éducation, il y ait  à travers des cours, au-delà des trop insuffisantes heures d'enseignement de l'éducation civique et de l'esprit défense,  davantage d'efforts pour rappeler  de la vie en société, du fonctionnement de nos institutions ou de la manière dont le pacte sociétal se construit. Il s'agit de faire  en sorte que les programmes scolaires soient adaptés à l'urgence du moment, et sensibiliser les jeunes à leur responsabilité.

Au-delà de l'Éducation nationale, il y a également tout un travail de sensibilisation à faire au niveau de la responsabilité des élus. Or, ce sont souvent les mairies et les services sociaux des collectivités locales qui sont les interlocuteurs privilégiés des familles, dans lesquels les phénomènes de radicalisation peuvent être décelés. Les deux  précédents Livres blancs de La Défense et de la Sécurité (2008 et 2013) le rappelaient d'ailleurs : les élus locaux ont un rôle déterminant dans la cohésion nationale et donc la mise en place de la sécurité au quotidien.

D'autres pays ont tenté d'impliquer la société civile dans la prévention du terrorisme : la Suisse, le Royaume-Uni et Israël notamment. Quels sont les processus en vigueur dans ces pays dont la France pourrait s'inspirer ?

Emmanuel Dupuy : Il faut, ici, bien tenir compte du caractère très particulier des exemples cités. Certains responsables politiques évoquent la nécessité d'israéliser la société française, partant du principe que nous devrions, pour faire face à la guerre contre le terrorisme, instaurer un état d'urgence permanente. Je pense que nous ne sommes pas encore arrivés à la quotidienneté d'attentats et d'état d'urgence permanent qui touchent depuis plus d'un demi-siècle, les sociétés israélienne et palestinienne. Je ne suis pas sûr qu'il faille aller vers une ultra-sécurisation, ériger des barrières et mettre des dalles de béton pour protéger tous les sites possibles. au-delà des 784 sites sensibles recensés, comment protéger tous les autres lieux de culte ? Il y a, en France, 45 000 églises ! Du reste, avec le terrible attentat de Nice, tout lieu, toute occasion peut-être ciblée. L'exemple israélien est donc très particulier. Je ne crois pas qu'il faille aller dans cette direction.

En Scandinavie, on observe une valorisation beaucoup plus forte de la société civile. Il y a en France une insuffisante prise en compte du caractère associatif et de l'importance que peuvent jouer des ONG qui participent à la consolidation du pacte social, par le maillage territorial plus fluide et la proximité qu'elles peuvent avoir dans certains territoires. C'est sans doute un vrai chantier devant nous. Les sociétés scandinaves partent du principe que l'État ne peut pas tout, et il y a sans doute des exemples sur lesquels s'appuyer.

En Suisse, l'armée de milice, dans laquelle les civils sont encadrés par des militaires en complément de leurs activités professionnelles, est une réalité depuis trois siècles, et les Suisses y sont particulièrement attachés. La garde nationale aux États-Unis fait pleinement partie de la montée en puissance et la diversification de l'appareil sécuritaire américain, au gré des catastrophes naturelles, accidents industriels, aléas climatiques. En Suisse, aux Etats-Unis, au Canada et au Royaume-Uni, le rapport à la sécurité et à la responsabilité régalienne de l'usage de la force est plus décomplexé qu'en France, ou demeure une certaine réticence à considérer les réserves comme les équivalentes des forces de sécurité traditionnelles.

Dans les collèges et lycées britanniques, il existe, par exemple, des formations militaires au sein même des établissements scolaires (ce qui existait en France entre 1884 et 1893, avec les bataillons scolaires, dans la foulée de la loi de 1872 instituant un service militaire obligatoire). Un tiers des militaires britanniques sont passés par ces cours qui façonnent ainsi l'armée et la réserve britannique, ainsi parfaitement déployables, sans distinction, ni discrimination dans les missions, ensuite. C'est le cas également au Canada et bien sûr aux États-Unis aussi, ou à côté des forces de sécurité fédérales, il y a des forces disponibles en permanence dans chaque État, sous l'autorité du Gouverneur, qui agissent en situation d'urgence, soit sous autorité locale ou nationale, selon l'ampleur. Il y a, sans doute, des bonnes pratiques, adaptables au modèle français, en tenant compte de ses spécificités administratives, juridiques et constitutionnelles.

Y a-t-il encore des barrières (judiciaires, sociales, morales...) compliquées à franchir si l'on veut impliquer la société civile et la fonction publique dans l'antiterrorisme ?

Dominique Moïsi :  Il s’agit plutôt d’accepter que le monde qui nous entoure a profondément changé depuis plus d’un an. On ne peut faire comme si la menace terroriste n’existait pas. Il est très sympathique de dire que la vie doit continuer comme si de rien n’était. "Ne donnons pas cette victoire aux terroristes. Montrons qu’il ne nous font pas peur" lit-on souvent. Mais la peur est nécessaire, pas la peur qui paralyse, mais celle qui mobilise, l’attention, l’intelligence, la réactivité. Si cette attention accrue permet de déjouer des attentats, elle devient indispensable. N’oublions jamais que la priorité absolue doit-être donné à la vie et donc à sa protection. "Celui qui viens pour te tuer, tu le précéderas pour le tuer" peut-on lire dans l’Ancien Testament. Il ne s’agit pas de prendre les armes, mais d’être conscient qu’il n’y a pas de considérations éthiques supérieure à la protection de la vie. Si cette attitude implique d’adapter à la marge les lois, et si ces modifications sont compatibles avec le respect de la démocratie et la volonté de donner toute sa chance au vivre ensemble, pourquoi pas ? Je ne comprends pas ces "bolchéviques de l’Etat de Droit" qui vont jusqu’à refuser l’état d’urgence.

En France, des enseignants ont protesté récemment contre une directive du ministère de l'Éducation nationale qui leur demandait de signaler des copies "sensibles". Pourtant, en quoi les agents de l'État, comme ceux travaillant dans les services sociaux ou au contact des jeunes, sont-ils essentiels ?

Dominique Moïsi : Le comportement de ces enseignants qui refusent de signaler ces copies sensibles, me trouble profondément, tout comme cette forme de démission éthique qui consiste à ne plus enseigner la Shoah devant des classes jugées elles aussi comme "trop sensibles". C’est cette forme de renoncement qui a conduit aux "Territoires perdus de la République". Notre pays a besoin d’un réarmement moral qui commence au niveau de l’éducation. Renoncer à enseigner ses valeurs, c’est trahir la République. Certes signaler les copies sensibles peut conduire de la part des élèves à une forme d’autocensure et au règne du politiquement correct. Mais c’est un risque à prendre. Si les représentants de l’Etat que sont les fonctionnaires de l’éducation nationale sont dans une attitude de renoncement, autrement dit s’ils baissent les bras devant l’obstacle, comment et qui pourra un jour se faire entendre ?

Quels sont les écueils à éviter et les risques associés à un tel processus ? Au Royaume-Uni, le système Prevent lancé en 2007 s'appuyait entre autres sur le signalement citoyen auprès des services sociaux des individus jugés suspects. Ce genre de procédés ne peut-il pas contenir certaines dérives ?

Dominique Moïsi : Il y a bien sûr des risques dans une telle évolution sécuritaire de notre société. Il convient de trouver un juste équilibre entre la protection de l’Etat de droit et celle des citoyens eux-mêmes. Nous ne pouvons pas sacrifier ce que nous sommes. En même temps il nous faut répondre au besoin de sécurité de notre société. S’opposer à l’état d’urgence, comme le font certains, c’est dans le contexte actuel, devenir un allié objectif des mouvements populistes. Dans la Grande-Bretagne en guerre, dès 1939/40 il y avait des camps d’internement pour les Allemands. Est ce cela que nous voulons pour une partie de la population musulmane? Certains hommes politiques français s’y déclarent ouvertement favorables, comme Nicolas Sarkozy par exemple. Ne tombons pas dans le piège que nous tend Daech. Le phénomène de radicalisation de certains est un défi pour la société dans son ensemble. Aussi est-ce l’ensemble de la société qui doit se mobiliser pour y faire face. Ne pas perdre le contrôle de soi, résister tout en restant soi-même. C’est un pari difficile mais à notre portée.

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