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Non, la crise ne ressuscitera pas la lutte des classes !
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Marx la menace ?

Crise bancaire, endettement et rigueur... Le marasme économique actuel se transforme peu à peu en crise politique. Mais si la rigueur et le recul des acquis sociaux exacerbent la colère individuelle, ils dilueraient dans le même temps la conscience de classe et l'hégémonie syndicale.

Alexandre Adler

Alexandre Adler

Alexandre Adler est historien et journaliste, spécialiste des relations internationales.

Il est l'auteur de Le monde est un enfant qui joue (Pluriel, 2011).

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Atlantico : La crise économique actuelle semble creuser les écarts, au moins dans l'inconscient collectif, entre riches et pauvres. Est-elle susceptible de ressusciter la lutte des classes ?

Alexandre Adler : Ce serait bien la première fois... Contrairement à la fameuse vulgate, autrefois enseignée dans les cours élémentaires de Marxisme - ceux du Parti communiste en particulier -, les crises ont plutôt tendance à atténuer la lutte des classes qu'à l'exacerber.

En réalité, les grands moments d'affrontement entre le salariat et le Capital, qui ont scandé l'Histoire du XXè siècle, sont des moments de renforcement du pouvoir de négociation et de pression de la classe ouvrière. Autrement dit, des périodes de plein emploi, de grandes avancées syndicales, c'est à dire des ères d'expansion. Soit des moments où le rapport de force entre patrons et salariés évolue en faveur des salariés.

En témoignent les années qui font suite à la grande dépression, de 1893 à 1910, qui est une période d'effervescence, consacrant la montée des Partis socialistes et communistes. C'est évidemment la période de plein emploi des "Trente Glorieuses", selon l'expression consacrée de Jean Fourastié. Certes, les périodes de crise exacerbent la colère des "victimes", mais  elles atténuent -d'une certaine manière- les sentiments de classe et la confiance que les salariés placent dans leurs organisations. La crise de 1929, contrairement à l'analyse erronée qu'ont produit les dirigeants communistes allemands de l'époque, n'a non seulement pas exacerbé la lutte des classes, mais a même créé une aspiration à l'autorité et au rassemblement - hélas - derrière le Parti nazi.

Il n'y a qu'un exemple localisé pour lequel la crise a exacerbé le combat des classes et permis la victoire des idées de gauche : c'est en Suède. En 1931, après l'éclatement des grèves d'Ådalen, sévèrement répriméespar la police, le Parti social-démocrate a connu une victoire spectaculaire et a permis de lancer le socialisme suédois. C'est l'exemple unique... Et même dans cet exemple, l'interprétation historique est discutable, sachant que l'organisation patronale n'était pas développée et que le pays avait connu dans les années 1920 une formidable croissance.

Les périodes de crise n'exacerbent donc pas la lutte des classes, comme en témoigne la situation grecque d'aujourd'hui, où le pays finit par accepter l'union nationale, et donc l'effacement des frontières entre partis de gauche et de droite.


L'homme d'affaires américain Warren Buffett aurait déclaré, non sans humour, « la lutte des classes existe, et c’est la mienne qui est en train de la remporter ». D'après vous, qui en définitive a remporté cette lutte?

C'est une saillie pleine d'humour qui est à l'honneur de Warren Buffett et qui de son point de vue est une critique du comportement égoïste de la partie la plus riche de la population américaine.

La lutte des classes est un phénomène historique qui a eu une grande importance du début à la fin de la "société industrielle", lorsque de nouveaux salariés sont entrés dans le processus de production, ont été confrontés à sa violence et se sont finalement organisés. C'est à cette période qu'ont éclaté les luttes de classe, comme en témoigne l'Italie des années 1970, lors de son passage à la modernité qui s'est traduit par une exacerbation des conflits sociaux, et la montée du Parti communiste italien d'Enrico Berlinguer.

Depuis les années 1980, la lutte des classes s'est considérablement amoindrie, car il n'y avait plus de transformation par industrialisation mais au contraire une croissance qualitative nouvelle, avec des figures sociales nouvelles qui ne se sont pas données les mêmes formes d'organisation que le mouvement ouvrier classique. La lutte des classes ne correspond donc pas au paysage de la société des années 1980-90. Pire, les derniers bastions de cette lutte des classes, comme le Brésil, l'ont vu s'effacer au profit de formes politiques nouvelles : on ne peut pas dire que la victoire du Parti des travailleurs au Brésil, même si elle a été générée par son industrialisation et la montée de syndicalistes comme Lula, soit aujourd'hui le résultat d'une lutte des classes.

Dans la plus grande partie de l'Europe, l'État providence a réalisé la gratuité des soins, la prise en charge de tous les handicaps, détaillés par William Henry Beveridge en 1944 dans son célèbre rapport à Winston Churchill, "les quatre plaies du capitalisme" (le chômage, la maladie, la vieillesse et le logement). Il est donc évident que l'État providence a fini par éteindre la lutte des classes telle qu'on la connaissait. En ce sens, les ouvriers ont donc triomphé...

De l'autre côté, ils ne l'ont pas gagnée puisque le processus de production a émigré, et le rapport de force entre syndicats et patronat est désormais favorable au patronat. En définitive, c'est un match nul. Nous avons plutôt changé de période historique...


Dans ces conditions, peut-on désormais parler d'une lutte entre "générations", opposant d'un côté les "enfants de la crise" et de l'autre ceux des Trente Glorieuses ?

La question est pertinente si l'on se focalise sur la France. Ce pays a laissé pour compte la jeunesse, peut-être plus qu'ailleurs... La génération des Trente Glorieuses qui avait connu le plein emploi, même si elle a été frappée par l'affaiblissement de l'appareil productif et la transformation de la société, a toutefois essayé de se protéger des effets de cette mutation sociétale, notamment en essayant de se "servir" en priorité.

Cette génération n'a pas eu la préoccupation essentielle de permettre aux jeunes de les remplacer peu à peu. J'en veux pour preuve le mythe de l'éternel jeunesse... Ceux de 1968 se pensent encore jeunes et créent des effets pervers sur les générations plus jeunes. L'amertume des jeunes est d'ailleurs perceptible, même chez ceux qui ont aujourd'hui un CDI, mais ne sont toujours pas considérés par les banques comme éligibles à des prêts qui étaient autrefois accordés.


Laurent Wauquiez a consacré son dernier ouvrage aux "classes moyennes", annonçant qu'elles devront mobiliser l'attention du prochain quinquennat. Les "classes moyennes" sont-elles la nouvelle "classe ouvrière" ?    

C'est une invention sociologique et politique. Laurent Wauquiez oppose cette notion de "classes moyennes" à celle des salariés. Ce qui tend à démontrer qu'il n'a pas compris qu'une partie du salariat de la fonction publique, ainsi que les salariés moyens du secteur privé, sont de plus en plus sensibles à des dégradations de leur environnement, perceptibles hors de la production : logement, sécurité, biens rares, biens collectifs, etc.

Il bâtit donc un discours qui traverse sous un autre angle celui qui avait permis au Parti socialiste de sortir du carcan électoral du petit salariat. En définitive, il ne s'agit que d'une bataille entre deux grands partis, dont les bases sociales tendent à se ressembler. Ce qui est une preuve supplémentaire que la lutte des classes n'est pas présente.


Quant au déclassement des "classes moyennes", cela constitue-t-il un risque en faveur d'une potentielle révolte ?

Non, car plus les gens ressentent ce déclassement, plus ils le ressentent individuellement. Ils ne parlent pas en tant que membres d'une classe sociale ou d'un groupe constitué politiquement ou pas, mais en tant qu'individu qui constate...

Le fort sentiment de déclassement est donc accompagné d'un fort sentiment d'individualisme. C'est la raison pour laquelle Laurent Wauquiez joue sur ce sentiment, dont il sait qu'il finira par profiter à son camp politique.

L'idée d'un grand mouvement syndicaliste des classes moyennes, dont certains disent rêver à gauche, n'a malheureusement aucune chance de se développer. Et comme dans le sentiment de déclassement des "classes moyennes", l'immigration et la sécurité jouent aussi leur rôle, c'est Marine Le Pen qui a su - dans les premiers temps de cette campagne - s'approprier le mieux ces thématiques.

Propos recueillis par Franck Michel

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