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Le président Emmanuel Macron participe à un débat lors du "Paris Peace Forum" à la Grande Halle de la Villette à Paris, le 11 novembre 2021.
Le président Emmanuel Macron participe à un débat lors du "Paris Peace Forum" à la Grande Halle de la Villette à Paris, le 11 novembre 2021.
©LUDOVIC MARIN / AFP

Miracle économique en vue ? Ou pas… 

En promettant lors de son allocution de 20h un plein emploi et une croissance record à portée de main, Emmanuel Macron semble oublier un élément majeur qui entrave l’économie française : la parité de l’euro.

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

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Plus personne ne parle du niveau de l’euro. Tout se passe comme si le sujet ne se posait plus, après les errances déflationnistes des années disons 2007-2014, et déjà à cette époque toutes les autorités nous disaient en cœur : « circulez, y’a rien à voir ! on n’est pas au Japon, la déflation chez nous est un mythe ! ». Alors, maintenant que nous n’en sommes plus à 1,5 dollar pour un euro mais à 1,16, il n’y aurait plus du tout de sujet, selon certains nous serions même à la veille d’une réindustrialisation du pays (!). Je ne voudrais pas avoir l’air de jeter un pavé dans la marre de leur naïveté, mais l’euro est cher, pas fort mais cher, encore plus cher depuis le Covid, et cela compromet tout projet économique et social sérieux, toute réforme digne de ce nom et toute vraie reprise au-delà du rebond technique.

Depuis 15 ans, TOUTES les évolutions, économiques, technologiques, financières, sont défavorables à la zone euro. Mais l’euro aurait gardé la même valeur fondamentale ??

Les analystes tablent sur une valeur d’équilibre autour de 1,18 environ contre le dollar, aujourd’hui comme il y a 15 ou 20 ans ; leur récit est uchronique, le mien n’est peut-être pas parfait mais il est mieux raccordé aux données. Jusqu’en 2008, les analystes pensaient que l’avenir avait autant de chance d’être dominé par Nokia que par Apple. Les banques européennes colonisaient presque autant l’Amérique que les banques américaines ne colonisaient le vieux continent. Le titre BNP Paribas atteignait 88 euros (il n’est plus de nos jours qu’à 59), alors que le grand établissement US équivalent, JP Morgan Chase, qui valait 47 dollars à son pic de 2007, en vaut aujourd’hui 168. Même si on tenait compte des dividendes, on voit que le rapport de force a changé, et que dire des établissements de moindre qualité, en dépit du soutien que la BCE leur apporte matin midi et soir (centaines de milliards de liquidités facturées à -0,5%, stress tests truqués, etc.). Ce n’est pas un caprice passager de Mr. Le Marché, c’est un message plus que décennal, exprimé en Dolby surround et sur tous les sujets. Tesla qui n’était qu’un garage vaut désormais 100 fois le groupe Renault. La messe est dite. Mis à part les hollandais de ASML, aucun groupe eurolandais n’a émergé parmi les 20 ou 25 firmes technologiques depuis près de 20 ans.

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Désolé mais la création de valeur n’a pas eu lieu chez nous. Et ce que tout le marché nous HURLE de manière consistante c’est que cela va durer et s’amplifier. Facebook a acheté Instagram un milliard de dollars, somme jugée à l’époque extravagante par les analystes parisiens. Fin 2006, Google achète You Tube pour 1,65 milliard (cette boite vaudrait 200 fois ça aujourd’hui), et en 2005 elle avait acheté Android pour 50… millions. Vers 2002 la grande mode dans les salles de marché de la zone euro était de se moquer de Jeff Bezos, promis à une faillite prochaine avec sa PME toute pourrie dans la banlieue poisseuse de Seattle. Il fallait acheter du Alcatel, et garder un peu de cash pour l’entrée en bourse de Natexis. Le reste du monde allait voir ce qu’il allait voir, les Anglais finiraient par rejoindre l’euro tout penauds, la Chine resterait un pays « émergent » avec des firmes immatures dans des secteurs traditionnels, et Arianespace continuerait de dominer le marché des lancements de satellites pour l’éternité, cependant que nous avions bien raison de sacrifier nos points fort (nucléaire, agriculture) aux modes du temps. Toutes ces foutaises se sont effondré (dans un rarissime éclair de lucidité, Macron a déclaré : « les américains ont les GAFA, les chinois ont les BATX, les européens ont la RGPD »), mais bien entendu cela ne change rien à la valeur d’équilibre de moyen/long terme de l’euro, voyons !  

D’un côté, des « licornes » (un animal qui n’existe pas), pas cotées en bourse mais libellées en euros, lilliputiennes, dans le cadre d’une société gouvernée par la peur, plus bureaucratisée que jamais et incapable de traiter les problèmes ; de l’autre, des actifs en croissance, qui raflent tout, qui font même la loi, libellés en dollars ou en yuans,… que voulez vous, la valeur se déplace, les investisseurs votent avec leurs pieds ou plutôt avec leurs clics sur leur ordi. Problème : les capitaux peuvent fuir les mauvaises zones monétaires, pas les citoyens ordinaires.

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1,16 aujourd’hui, c’est presque comme 1,45 il y a 12 ans, économiquement. C’est très cher. Et même en faisant abstraction de cette migration de la valeur, et en dé-zoomant, en prenant l’ensemble des monnaies (en nominal et pondéré des échanges), on voit aussi que l’euro est cher, presque aussi cher qu’en 2008, sans raison autre que l’inaction de la BCE en comparaison de ses consœurs : (NEER signifie taux de change nominal effectif) :

C’est bien de la cherté et non de la force, puisque la cible BCE à 2% d’inflation/an a été violée (moyenne à 1%/an sur la décennie) : une monnaie forte est très souhaitable car elle ramène à la cible, une monnaie chère nous en éloigne. Et ne me parlez pas de l’inflation de 2021, contrepartie d’une croissance du PIB artificielle à plus 5% sur l’année, qui ne se maintiendra pas à moins de devenir chinois et encore. 

Si j’ai tort, si la politique monétaire est systématiquement « accommodante » comme on nous le dit depuis 14 ans en zone euro, alors que l’on m’explique la trajectoire de l’inflation très en dessous de sa cible, le niveau des taux longs (14 années de laxisme devrait se traduire par une prime inflationniste très nette sur un OAT 10 ans !), la sous-performance gigantesque des actions de la zone, le décrochage chronique des pays du Sud de la zone euro (pas de progression du PIB par tête italien depuis 20 ans). Aucun de ces symptômes ne se trouvait de la fin des années 80 au début des années 2000.

L’avantage de cette thèse d’un euro trop cher depuis trop longtemps : elle permet de comprendre plein de choses a priori mal raccordées. Le poids exorbitant désormais du luxe dans le CAC40 (un des rares secteurs peu affecté par l’euro cher, car de très haute gamme). Le poids des vieux et des rentiers dans la richesse. Etc.

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L’euro ne se situe pas à un prix de marché. Sinon, il serait bien plus bas. Il est maintenu en lévitation par le caractère restrictif de la BCE en comparaison des autres banques centrales. Mais chut, il ne faut pas en parler ! Quand on est économiste en zone euro, la phrase que l’on entend le plus souvent en réponse à des arguments monétaires est : « C’est vrai, mais il ne faut pas le dire ».

OPA et Omerta

Qui dit japonisation dit monnaie trop chère et réciproquement. Chez nous cela se traduit par une germanisation de la politique monétaire, et par une démonétisation des débats.

Le fait que le taux de change d’équilibre fondamental entre un euro et un dollar ait pu évoluer substantiellement depuis 15 ans dans un sens qui ne nous est guère favorable mais en ligne avec les données de marché, en ligne avec les rapports de force technologiques et la rentabilité comparée des investissements, ce fait est refusé, en bloc. L’euro a été introduit au 1er janvier 1999 à sa valeur exacte, pile poil, pour TOUS les pays de la zone et pour l’éternité, et quant à sa valeur externe elle évolue librement en fonction de l’offre et de la demande. Point. S’interroger sur un de ces éléments, c’est être ignorant, complotiste, sale, friedmanien et intentionné. Cela me fait penser à Jean-Pierre Adam, égyptologue au CNRS, qui déclarait sur France Culture le 21 février 2007 à propos de la pyramide de Chéops : "Tout nouveau dossier qui arrive dans notre bureau peut être éliminé d’office car on sait d’avance que c’est une ineptie". Toute tentative d’archéologie alternative vous condamne au rang de partisan des Atlantes ou des extraterrestres. Toute tentative visant à rappeler la contingence de l’introduction de l’euro, les écarts entre les pays, l’évolution dans le temps de ces écarts, ou notre manque de « compétitivité » à ce tarif, est anathème. C’est encore plus idiot quand on pense que cela incite au protectionnisme, une voie bien plus dangereuse et bien plus coûteuse pour assurer la survie de ce qui reste de notre industrie et de notre agriculture.

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Le tournant date de 2003 environ, avec l’OPA sauvage de la BCE sur l’euro avant même l’arrivée au pouvoir de Trichet (le Traité européen faisait des questions de taux de changes une prérogative des politiques). « Je l’ai suffisamment dit et répété : je suis M. Euro. Il n’y aucun doute à ce sujet : nous émettons la monnaie et ma signature est sur les billets », Jean-Claude Trichet, conférence de presse, 8 juin 2006. Traduction : c’est moi qui décide, et vu que c’est très personnel n’attendez pas de ma part des initiatives qui iraient dans le sens d’une dépréciation, même si la conjoncture l’imposerait en bonne logique. Le FX n’est plus seulement un marché, c’est aussi un attribut patrimonial des chefs à plumes de la BCE, un butin, un totem et un tabou.

Vivions-nous mal vers 1999-2002 ? Non. L’euro avait été rendu faible car il fallait que sa naissance se passe bien. La strangulation est arrivée après. Vers 2008, elle a fait d’une crise américaine une crise principalement eurolandaise, en intensité et surtout en durée.  

C’est à partir de là que l’agence de communication de la BCE a massifié son pipotage. En partant du principe que les cerveaux acceptent mieux les propos rassurants ; c’est le principe même de l’hypnose. Si vous diffusez l’idée que nos autorités monétaires sont vigilantes, toujours au bon prix partout et à chaque instant, bienveillantes pour tous et accommodantes, le message a beau être infondé il passe assez bien à force d’être martelé. Accessoirement, les critiques sont punis (Papandréou et Berlusconi n’ont pas perdu le pouvoir à la suite d’élections).

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Il sera intéressant pour les historiens de l'avenir d'examiner l'étrange loi du silence qui règne sur ce sujet depuis des années. Comme des scénaristes de James Bond, nos élites ont concocté un récit dystopique, hors-sol, où on peut parler d’économie pendant des heures sans jamais parler du prix de la monnaie : la formation professionnelle (ça ne mange pas de pain), un programme d’infrastructures (comme les japonais des années 90), la démographie et la géopolitique (36 15 café du commerce), et bien sûr les inégalités (comme si l’euro cher ne participait pas du dépouillement des classes exposées).

Mis à part l’atome et le napalm, il n’y a rien de plus efficace pour détruire une économie que des taux de changes maintenus artificiellement trop hauts : l’Angleterre de 1925, l’Argentine de 2000, la France de 1992 (merci Trichet !), la zone euro de 2007 à 2012 (merci Trichet !), le Japon de la fin des années 80 à 2012, peuvent en témoigner. Et à chaque fois ce qui se passe n’a rien d’égalitaire, de forfaitaire : les gens du secteur protégé ne payent pratiquement rien, les faibles et les entrepreneurs payent tout, avec une haute concentration des coûts pour l’industrie de moyenne gamme (menacée aussi il est vrai par l’écologie profonde et l’inflation réglementaire).

Cet aveuglement, particulièrement pathétique dans un pays comme la France qui se prétend grand, égalitaire et éclairé, n’est certes pas récent. Dans l’entre-deux guerres, il nous a coûté beaucoup, presque autant qu’aux Anglois. On cite souvent cette jolie envolée de Paul Reynaud contre la déflation Laval de 1935 : "La bourgeoisie meurt, sans le savoir, du Franc à 65 milligrammes d'or comme le nègre d'Afrique Centrale meurt de la tuberculose sans savoir que c'est le bacille de Koch qui le ronge. Mais au moins, le nègre ne crie pas :"Vive le bacille de Koch !". Plus près de nous, Milton Friedman a passé des années à déplorer notre soumission à l’ordre monétaire allemand : « Au fond, l'expression "politique du franc fort" constitue un bel exercice d'autosuggestion. Bien loin de traduire, comme les termes semblent l'indiquer, une inébranlable confiance en soi, elle parait plutôt refléter un étrange complexe d'infériorité en matière monétaire ; complexe qui s'efforce de se dissimuler sous un vocabulaire avantageux mais quelque peu dérisoire ». L’histoire se répète.

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D’autant qu’elle n’est plus enseignée. On ne trouve pas souvent dans les manuels le fait que le rebond de 1933 doit beaucoup à une dévaluation de 65% du dollar contre l’or, que les deux belles reprises de la France au XXe siècle sont permises par des dévaluations orchestrées par Jacques Rueff (1926, 1959), et que la Suède du milieu des années 90 n’aurait jamais pu faire une « remontada » avec les seules réformes structurelles, qu’il fallait bien lisser avec une dévaluation de la couronne suédoise. Et là où un politique peut finir par reconnaitre ses erreurs, comme Churchill, ne comptez pas sur un banquier central pour admettre quoi que ce soit ; cela limite l’apprentissage.

Ce n’est pas parce qu’on n’en parle pas que cela ne produit pas de gros dégâts sur l’ordre social, de la déformation des structures économiques jusqu’au manque de marge de manœuvre pour de vraies réformes. Le sujet est plus qu’écarté, euphémisé, tabouïsé, il est en fait « sanctuarisé » comme ils disent ; mais où dans leurs cursus De Guindos et Lagarde ont-ils entendu parler des taux de changes ? et payeront-ils un jour le prix d’un euro trop cher ?

Comme sur de nombreux autres sujets, il y a ceux qui ne savent pas ce qu’ils disent, et ceux qui ne disent pas ce qu’ils savent. Les premiers sont légion ; la horde des petits planificateurs, amateurs de macroéconomie de niveau DEUG (avant qu’on n’arrive aux taux de changes). Les seconds sont des cyniques, ils se disent que sur ce sujet l’électeur médian n’y comprendra jamais rien, ou ils n’ont pas du tout intérêt à ouvrir cette boite. Les entrepreneurs n’osent pas évoquer ce sujet très macro, intello. Les universitaires sont trop occupés à étudier la structure des combats de sumos. Les analystes de banques, qui préfèrent courageusement rester neutres, sur l’évolution de l’euro et à fortiori sur son niveau ; comme le dit un proverbe anglo-saxon, « It is difficult to get a man to understand something, when his salary depends on his not understanding it ». Employer des milliers de Bac+5 pour obtenir un silence conceptuel aussi assourdissant, cela en dit long sur la créativité débordante du secteur, l’assertivité des cadres et le jaillissement d’une pensée « out of the box ».

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Les élites monétaires font doublement sécession : au sens de Christopher Lasch, mais aussi au sens d’une sécession de leurs responsabilités (sens des proportions, conduite du changement) ; elles font sécession du réel. Sauf que « la réalité est cette chose qui, quand on cesse d’y penser, ne disparaît pas » (Philip K. Dick). Comme la crise en périphérie.

Le manque de « compétitivité » ???

Etant donné l’ampleur des fautes monétaires depuis 2003 en zone euro, nous avons eu, grosso modo, les crises que nous devions avoir, le sous-emploi et le sous-investissement que nous devions avoir, le déclin des parts de marché que nous devions avoir. Des réformes structurelles n’auraient pas changé grand-chose, une meilleure gestion budgétaire et fiscale non plus. Comme le notait jadis Paul Krugman, en régime de changes flottants, vous pouvez remplacer la notion journalistique de « manque de compétitivité » par « monnaie trop chère » dans pratiquement tous les cas.

La Grèce n’avait strictement aucune chance.

Quand la Grèce a rejoint l’euro, ce dernier se situait à 0,87 contre un dollar. Cinq ans plus tard, à 1,6 !! Un durcissement monétaire inouï et imprévisible pour des gens qui évoluaient depuis longtemps dans un structure économique aux antipodes : il faut rappeler que sa monnaie avait été divisée par 7 ou 8 au cours des 20 années qui ont précédé l’entrée dans l’euro (contre le dollar US, entre 1981 et 2001, la Drachme a fondu et a continué à fondre même quand l’inflation a été jugulée), et que depuis ce mécanisme d’ajustement n’existe plus ; la Drachme tend depuis sa transformation en euro à s’apprécier légèrement contre le dollar, et considérablement face à la Lire turque. Nous sommes bien ici dans une crise monétaire, qui ne peut se résoudre (au-delà des mécanismes transitoires) que par une forte détente monétaire… ou par une sortie de l’euro. Même réflexion en moins dramatique pour l’Espagne, l’Italie, et maintenant la France après des années de bombe à neutrons d’un euro trop cher.

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Les changes flottants constituent le pire des systèmes à l'exception de tous les autres. Encore faut-il accepter cette discipline : laisser la monnaie monter mais aussi la laisser descendre. C’est aussi là que se situe un biais restrictif du côté de Francfort : plus l’euro baisse et plus il serait facile (disons moins coûteux) d’en sortir ; de nos jours, en dessous de la parité avec le dollar, plusieurs pays pourraient être tentés, au hasard du cycle politique (tous les analystes nous disent que c’est impossible car l’adhésion à l’euro serait fort et en regain depuis quelques années : mais aux élections les populistes progressent, et il n’est plus possible nulle part d’organiser un referendum sur les questions européennes…). Résultat, dès que l’euro menace de repasser en dessous de la parité avec le dollar, des forces puissantes à Francfort se déchainent et allument des contre-feux, pilotées par la Bundesbank.

Je vous le dis dans ces colonnes depuis 10 ans : nos maitres monétaires surfent sur les illusions nominalistes (vous-voyez-bien-que-notre-politique-monétaire-est-accommodante : les-taux-sont-bas) (ah bon, alors Caracas mène une politique ultra-restrictive avec ses taux à 200% ?? franchement ??). Et il n’y a pas d’illusion nominale plus forte que celle d’un euro stable pour l’éternité, comme si les fondamentaux ne s’étaient pas un peu déplacé depuis l’époque de l’Agenda de Lisbonne et de l’Europe en tête dans « l’économie de la connaissance ».     

Il faut bien comprendre en plus que l’euro est déjà un drôle d’animal, à la base. Une monnaie fixiste entre des pays différents, plus ou moins souverains, déjà très fixistes vue la structure de leurs budgets et de leurs marchés du travail, et qui ne convergent plus : c’est un anachronisme. Pour gérer cet équivalent fonctionnel de l’étalon-or, ce truc qui laisse de petits déséquilibres se muer en grands déséquilibres jusqu’à implosion, il faudrait un maestro monétaire, une institution remarquable, un grand doigté, avec un biais accommodant et une attention particulière aux maillons les plus faibles : et à la place nous avons la BCE. L’euro est devenu inutile avant même son implosion (il était censé, rappelez-vous,  doper les échanges intra-zone, qui… stagnent depuis 15 ans), ingérable à force d’être géré, illibéral sans se rendre pour autant populaire, mais surtout il est resté très cher depuis plus de 18 ans.

L'idée répandue selon laquelle la volatilité du taux de change nominal peut entraîner des coûts économiques réels (entraver le commerce et les investissements directs étrangers, par exemple) n'a jamais pu être confirmée par les études empiriques. L'instabilité de court terme n'est pas aussi problématique qu'on le dit souvent, surtout depuis l'essor des instruments de couverture face au risque de change. Le problème, ce sont les mésalignements profonds et/ou durables de changes, qui peuvent conduisent à une mauvaise allocation des ressources, et qui ruinent ainsi d’avance toute réforme structurelle (pour le cas où nous en ferions une) (mais la dernière, celle du marché du travail sous le prédécesseur de Merkel, a été réalisée dans un contexte monétaire plutôt clément, et a coûté fort cher politiquement).         

Une monnaie est comme une langue. Elle évolue. Elle constitue un véhicule d’informations en même temps qu’une mémoire. Elle a aussi une faculté positive d’oubli : elle sert de temps en temps à apurer les créances. C’est pourquoi Rueff parlait des taux de changes comme « l’égout collecteur des droits non gagnés ». Après le Covid, je ne vous raconte pas les droits non gagnés, et nous n’avons plus d’égouts ! ça pue ! Avec la perte de valeur liée au Covid, avec la prolifération de faux droits, avec Macron l’homme aux 400 milliards, nous aurions dû récolter en bonne logique économique une baisse du Franc. Avec l’euro et sa gestion, nada, aucun rééquilibrage. Alors il faudra rééquilibrer autrement. Par des salaires stagnants et par des impôts croissants, dans la décennie qui vient ; péniblement. Et non pas en 48 heures sur le marché des changes. Mais certains garderont la face, c’est l’essentiel !

Naguère, l’attitude de nos banquiers centraux francfortois vis-à-vis des taux de changes pouvait être résumée ainsi : n’en parler jamais, y penser toujours. Ces derniers temps, ils n’en parlent jamais, et y pensent encore moins.

On dénonce des coupables, il suffirait de désigner les responsables

Une monnaie trop chère, qui disparaît ou qui ne circule plus bien, c’est une information qui se perd. Moins les signaux de prix sont fiables dans une économie, moins les producteurs produisent ce que les consommateurs souhaitent consommer. Et qui dit brouillage des signaux de prix dit aussi brouillage des responsabilités, ce que l’on voit encore moins et qui peut expliquer la persistance étrange de la crise. Ce n’est la faute de personne…

En 1940, dans L’étrange défaite, Marc Bloch commençait ainsi son analyse : « Nous venons de subir une incroyable défaite. À qui la faute ? À tout le monde, sauf à eux ». Nous vivons depuis 2007 une crise monétaire qui est une défaite radicale et, si l’on en croit nos banquiers centraux, les Gamelin de la politique monétaire, c’est la faute de tout le monde, sauf la leur. Le monde est rempli de pêcheurs et de mauvais élèves ; et eux jouent de la lyre pendant que Rome brule. Mais c’est une combustion lente, alors que seules les morts rapides attirent l’attention des médias. C’est bien pourquoi la japonisation est redoutablement dangereuse : non-conscientisée, rampante, c’est une destruction silencieuse (un peu comme une présidence Macron).

Ils prophétisaient un renforcement continu de l’affectio societatis intra-zone euro, un rôle rapidement prépondérant de l’euro vis-à-vis du dollar, et un continent de stabilité économique financière dans un monde de brutes. Des échecs ? « Ce n’est pas notre faute ». Pourtant, une réflexion sérieuse sur une séquence économique devrait inclure une étape d’analyse contre-factuelle : nos économies ne seraient-elles pas en meilleure santé si le QE n’avait pas attendu janvier 2015 mais avait commencé comme chez les anglo-saxons en janvier 2009 ? Si l’euro n’avait pas moyennée à près de 1,4 contre le dollar entre 2007 et 2014, au mépris de toutes les réalités, simplement parce que la BCE plaçait ses taux plus hauts que ceux de la FED ? Si l’euro n’était pas remonté en 2020 en dépit du bon sens alors que la zone euro était l’épicentre des conséquences de la pandémie ? Ces questions ne sont plus même posées de nos jours.

Et pendant ce temps, Christine entame une réflexion de 2 ans sur un possible « euro numérique », après 2 années perdues sur une « revue méthodologique » qui n’a débouché sur rien, et au milieu de symposiums sur le rôle des femmes, la décarbonisation du monde en 2080 et les enjeux de la digitalisation. Il ne manque que des colloques sur la protection des bébés-phoques pour se croire dans un cauchemar à la Philippe Muray. On n’a pas plus besoin d’un euro numérique que d’un euro analogique, vert ou rose à petits poids : il nous faut une monnaie à l’équilibre, ni trop chère ni trop laxiste, conforme à notre standing, c’est-à-dire un euro moins cher par les temps qui courent. Comme le Japon de 2012 avait besoin d’un Yen moins cher. Comme la Suède de 1994, le Royaume-Uni de 1992, etc.

Si seulement il existait une alternative à la détente monétaire. Mais si on pouvait sortir du piège déflationniste autrement, par exemple par des investissements publics, nous le saurions depuis le New Deal, et depuis le Japon des années 90. On ne sort pas d’une crise monétaire déflationniste par autre chose qu’une vaste détente monétaire, dans l’Angleterre de 1931 comme dans la Corée de 1998 ou la Suède de 1994. En un mot, une dévaluation.

Vers 2011, alors que le pays traverse sa 4e dépression en moins de 20 ans, alors que l’inflation est négative chaque année depuis fort longtemps et le Yen au plus haut historique contre toutes les monnaies, alors que la bourse est au quart de sa valeur par rapport à la fin des année 80, les nomenklaturistes de la Banque du Japon multiplient les alertes sur les dangers inflationnistes en cas de « débasement » de la monnaie. Pendant 20 ans, ils n’ont jamais perdu une occasion de manquer une occasion. Ce n’est pas du fanatisme, c’est la mise en œuvre d’un agenda indépendantiste, déflationniste. Et puis un politique est arrivé, donc deux ou trois personnes ont sauté à la Banque du Japon, donc tout d’un coup les « parités d’équilibre fondamentales » truquées ont sauté, et il a fallu 120 yens pour faire un dollar et non plus 76, alors que les analystes aux ordres nous expliquaient que ce n’étaient pas possible. Le pays a pu respirer un peu, la bourse a tout de suite doublé, des pans entiers de l’industrie ont été sauvés. C’est possible en quelques semaines, alors que les réformes des sado-libéraux prennent une décennie, restent incertaines, ne sont pas gratuites, et frappent les plus faibles.  

Hélas nous ne sommes pas souverains comme les japonais. Cela prendra plus de temps et d’énergie. Et nous ne seront pas aidés par le Parlement : la seule fois où ils ont (temporairement) bloqué un processus de nomination d’une personne à la BCE, c’était pour des histoires non de compétence (il y avait pourtant de quoi critiquer le luxembourgeois analphabète Yves Mersh) mais de non-respect des quotas de femmes à Francfort…

Ce n’est pas sale !!

A la base de tous les arguments anti-rééquilibrage : la croyance selon laquelle toute politique volontariste de taux de changes serait de la manipulation, du trucage de marché, une tambouille pas très propre. Oh, désolé de vous déranger, messieurs les puristes : vous trouvez très normal de balancer 400 milliards en 18 mois, vous réclamez des crédits bonifiés et des eurobonds, vous vous êtes convertis de facto aux taux négatifs, aux TLTRO massifs et aux QE tous les 18 mois, mais un euro plus bas ne passera pas par vous !! Ah ça ne vous choque pas de voir les banquiers centraux réguler les bonus des traders, les déficits publics, les négociations salariales, les règles de l’assurance, les volumes de prêts immobiliers, les dividendes des banques commerciales, mais vous êtes scandalisés à la perspective que des gens chargés de la politique monétaire feraient à nouveau un jour de la politique monétaire !

Tout en haut, ils veulent des résultats, oui mais… sans trop se mouiller, sans se salir les mains. C’est avec les plus grandes réticences qu’ils ont accepté le QE (6 ans de déni alambiqué, contre 6 mois pour les Anglo-Saxons et 6 semaines pour les Chinois, fin 2008), par exemple. Plus récemment ils ont tout fait lors du Covid pour exporter le plus de responsabilités possibles aux autorités budgétaires (après avoir dit pendant des années que la discipline budgétaire s’imposait). Mais ne vous y trompez pas : pour sauver l’euro, et au fond pour sauver leur peau, ils finissent par être prêts à tout, c’est Draghi et non Macron qui a inventé le « quoi qu’il en coûte » (« Nous avons violé toutes les règles des traités car nous voulions sauver la zone euro », Christine Lagarde, Wall Street Journal, 17 décembre 2010). Alors, les règles sautent, des 33% de détention de dettes souveraines jusqu’à la non-négativité des taux nominaux, en passant par la flexibilité autour de la cible, ou les règles de collatéralisation ; rien que de très logique, puisqu’au fond les règles sont celles de la BCE elle-même, inventées par elle, interprétées par elle, violées par elle, exhumées par elles, en dialogue seulement avec deux autres pôles germaniques, Berlin et Karlsruhe (les méchants flics indispensables au « bon » flic). Demain, s’il le faut, la monnaie hélicoptère ou la remise des dettes ou l’ultra-négativité des taux ou des achats d’actions dans les QE passeront soudain en odeur de sainteté, si c’est jugé nécessaire au maintien pour 10 années de plus du Reich de l’euro de 1000 ans. On dira alors que ces initiatives monétaires (baissières pour l’euro) sont blanchies, et qu’en fait on ne s’y était jamais vraiment opposé…

Beaucoup de gens sont persuadés que l’effet d’une dévaluation se résume à une affaire de commerce extérieur. Réflexe néo-mercantiliste, très sale en effet ; très encouragé par les autorités. En fait, il s’agit de jouer sur les anticipations d’inflation (faire baisser les taux d’intérêt réels) et sur la structure des incitations (les revenus des rentiers sont domestiques, ceux des entrepreneurs le sont beaucoup moins) ; et tout cela n’a rien d’hétérodoxe dans ce genre de crise. Jacques Rueff : «… Nous avons, en France, une grande expérience en ces matières. Un projet de dévaluation ou de changement du prix de l’or est toujours repoussé par la grande majorité de l’opinion. On le tient pour immoral, pour inapplicable, pour inefficace. J’ai observé tout cela en France cinq ou six fois au cours de ma carrière et plusieurs fois aussi en Grande-Bretagne. Et lorsque la mesure est appliquée, on constate qu’elle est facilement acceptée et que, dans tous les cas, elle produit les résultats attendus, pourvu cependant qu’elle soit partie d’une politique générale d’assainissement économique et financier ».

Ce que je propose n’est pas une « dévaluation sauvage ». L’euro n’a rien à faire à ce niveau ; un rééquilibrage ne porte pas atteinte aux valeurs bourgeoises. Cette détente n’est pas une « solution de facilité » : quand on voit la difficulté qu’il y a à la faire admettre, y compris auprès de ses principaux bénéficiaires potentiels ! La solution de facilité est la passivité monétaire, en 2021 comme en 2008.

Et enfin, attention à la pureté ; il n’y a qu’un pas entre avoir des principes et se cacher derrière. Des règles rigides et une forte indépendance encouragent la procrastination monétaire, mais au bout d’un moment, les règles devront être davantage transgressées que si on avait pu les dépasser un peu dès le début. Jacques Rueff avertissait : « Qui veut faire une politique réaliste de prospérité et de paix sociale doit reconnaitre le niveau existant des salaires comme le plancher immuable de toute politique financière constructive (…)En laissant subsister un déséquilibre qui ne peut s’atténuer que par des baisses de salaires, on suscite le malaise social et on prépare, pour le lendemain, d’inévitables fronts populaires. Tant qu’un tel déséquilibre existe, la dévaluation de la monnaie ne crée pas une situation nouvelle ; elle se borne à reconnaitre la situation existante. Ce n’est donc jamais le jour où elle s’accomplit qu’une dévaluation est décidée, mais le jour où on laisse s’établir l’état de fait qui la rend indispensable». Et vlan !!

Jeu, set et match pour le communisme (et demain pour le protectionnisme ?)   

« TOUS les gouvernements mentent. Mais c’est particulièrement désastreux dans les pays où les dirigeants finissent par croire aux mensonges qu’ils distillent », Isidor Feinstein Stone

Un jeu un peu truqué où tout le monde tâtonne, dis n’importe quoi mais dans les formes, et termine avec la même note, le tout avec votre argent et sous vos applaudissements plus ou moins forcés : cela ne vous rappelle rien ? L’école des fans de Jaques Martin, bien entendu. Ou le communisme.

De même que l’intérêt supérieur du prolétariat n’était pas toujours au centre des préoccupations du Politburo à Moscou, l’activité productive ou le respect du mandat n’est pas l’obsession de la BCE. Mais dans tous les cas c’est du tâtonnement dans le noir, faute d’un système de vérité des prix. On découvrit vers la fin des années 80 qu’en l’absence de marché libre et d’un Rouble libre, les responsables du Gosplan était littéralement incapables d’établir une échelle de prix et en étaient réduits à utiliser les gens du KGB pour récupérer les catalogues de La Redoute ou de Sears. La plus grande entreprise de planification jamais conçue ne devait sa survie qu’à l’existence d’économies de marché à ses portes. Idem aujourd’hui ou presque. Nous sommes sauvés régulièrement par la FED comme de vulgaires passagers clandestins (alors que l’euro devait nous affranchir), mais au prix d’un euro pro-cyclique, encore plus cher quand il ne faut pas. Et on ne sait pas trop ce que vaudrait un euro libre, libéré du biais restrictif de la BCE ; et donc ce que valent nos taux d’intérêt, nos marchandises, etc. Environ 0,83 contre le dollar, comme vers 2002 ? Moins, à mon avis. 0,64 comme en euro reconstitué du creux historique de 1985 ? Peut-être pas, l’Amérique n’a plus un Reagan à sa tête mais une courge. Je dirai : entre les deux. Mais très loin de 1,16 en tout cas.   

L’Agence Tass de la monnaie eurolandaise a organisé son récit de la manière suivante : a/ les taux de changes ne sont pas si importants que ça, c’est un truc d’économistes ou de jaloux, ou les deux, b/ ils sont largement définis par des facteurs non-conscients, de grands arbitrages sur les marchés financiers, loin de Francfort, assez stratosphériques (les « balances courantes », ça intimide bien), c/ si l’euro baissait fortement, nous récupérerions de l’inflation importée, alors que s’il monte c’est bon pour notre pouvoir d’achat international, d/ toute l’affaire perd de son importance avec l’organisation des échanges en longues chaines de valeur globales, et compte tenu du fait que les entreprises peuvent s’assurer contre ce risque, e/ de toute façon c’est l’Amérique qui décide. En fait c’est un paramètre important, pilotable quand il s’agit de le faire converger vers l’équilibre, sans inflation de nos jours, très mal appréhendé par les acteurs de terrain, et bel et bien de notre responsabilité.

Pour paraphraser Mancur Olson : dans la vie, il y a mieux que l’action, c’est regarder les autres agir. La BCE n’aurait pas pu procrastiner à ce point pendant six longues années si la FED s’était comportée comme elle. Sa politique monétaire du tiers payant et du passager clandestin permet de minimiser le blâme, pas d’éviter la déflation. Cette FED si décriée a sauvé la zone euro à plusieurs reprises : en 2008, en jouant le rôle de prêteur en dernier ressort au niveau mondial, pendant que la BCE montait ses taux d’intérêt ; en 2009, avec le QE1, et en 2010, avec le QE2, qui ont contrecarré un temps une partie de la crise européenne ; en 2012 et 2013 avec le QE3, qui a masqué le bluff de la BCE sur l’OMT ; en avril 2020, en montrant au monde qu’il y a un pilote dans l’avion.

Le problème est particulièrement grave en République Démocratique de France, contrée qui ne se caractérise pas par un marché du travail très concurrentiel, une modestie réglementaire de tous les instants et des politiques budgétaires judicieusement contra-cycliques. En clair, le déclassement du pays est tel qu’il mériterait un bon débasement monétaire ; comme il ne l’obtient pas, le déclassement s’accélère, et alors un cercle vicieux se développe. Au bout de 18 années de ce cercle infernal, j’ai envie de vomir quand on me parle de relocalisation, de défense des classes moyennes anxieuses et de « territoires décrochés ». Nous déplorons les effets dont nous chérissons les causes.

La réponse des autorités, quand l’euro devient manifestement trop cher ? « nous pouvons faire face », « nous » devons faire des efforts. Nous. C’est-à-dire, après traduction de cette Novlangue : Vous. « On y arrivera » disait Merkel en 2015 à la suite de sa décision unilatérale sur les migrants, mais ce n’est pas elle qui réside dans une barre d’immeuble avec des syriens. « On y arrive » disaient les apparatchiks de la BCE vers 2010, satisfaits de constater que les grosses cylindrées allemandes se vendaient bien en Asie en dépit d’un euro à 1,4 dollar. Mais ce n’est pas eux qui travaillaient dans les secteurs de la chimie, du textile ou de l’agriculture, ce n’est pas eux qui faisaient face dans les pays du Sud à des taux d’intérêt réels de plus de 5% dans une période de double récession, ce n’est pas eux qui craignaient la fragilisation des contrats de travail et la modération salariales chez les sous-traitants. « On » y est encore arrivé en 2020-2021, certes, mais en combien de temps, à quel prix, et payé par qui ?

Un analyste anglais parlant des élites soviétiques des années 70 parlait de « stupidité structurellement induite », qu’il définissait ainsi : "Une sur-accumulation de conformisme et de crétinisme par obéissance aux consignes reçues depuis la petite enfance, sur le plan scolaire". Je ne peux m’empêcher d’y voir un lien avec mon sujet. On nous apprend que tout est structurel ou tout budgétaire (rien n’est monétaire), puis on nous dit que la BCE fait de son mieux, enfin on nous cache le plus possible la décrépitude de notre économie continentale par rapport aux autres, et le lien entre cette tendance et les taux de changes ; c’est peu dire que le débat FX n’est pas d’une grande qualité, les rares fois qu’il est abordé.

Au moins, avec les marxistes, il y avait l’idée que les profits sont importants dans l’analyse économique. La rentabilité des capitaux investis est plus faible en zone euro qu’ailleurs, pour tout un tas de raisons, raisons que le corps social ne veut pas trop bouleverser si j’ai bien tout compris ; alors, l’euro doit être orienté à la baisse, lentement mais surement. Un marxiste qui accepterait les changes flottants accepterait ce raisonnement. La BCE n’accepte pas.

Déjà elle n’accepte pas les changes flottants. Le seul grand économiste qui soutenait la création de l’euro était un partisan d’une « monnaie mondiale » à long terme, et les Allemands ont proposé à maintes reprises des projets de « zones cibles » pour encadrer la volatilité des changes. Leurs industriels ont obtenu l’euro, qui tue leurs concurrents. Et on peut miser sur des réactions nerveuses à Francfort quand la parité avec le dollar se re-profilera.

Ensuite elle n’accepte pas de reconnaitre le déclin économique européen. Peut-être parce qu’elle prospère dans un univers parallèle, qu’elle n’exporte aucun bien, et que son rapport aux données de marché a toujours été assez baroque. Peut-être aussi parce qu’on pourrait alors le lui reprocher, vu qu’elle a en charge 80% de la macroéconomie de la zone depuis plus de 20 ans et qu’on n’est pas à l’abri un jour d’un politicien mainstream qui commencerait à poser des questions (exemple : pourquoi le déclassement de l’Italie a commencé précisément le jour où ils n’ont plus déprécié leur monnaie face au Mark ?). Enfin peut-être parce que la BCE a fini par croire à son propre story telling, fait de victoires anecdotiques et de grands succès toujours conjugué au futur.

Ce communisme bas de gamme se marie très bien avec une dérive scientiste. Un nombre vient se substituer au jugement. La BCE croit aux décimales, elle est quantophrénique, pour ne pas dire stakhanoviste : une religion du chiffre, mais sans lui donner du sens, juste pour s’occuper et occuper le terrain et dissuader les gêneurs. Vous remarquerez que sur toutes les questions FX les commentateurs patentés nous abreuvent de chiffres (la plupart inutiles, sur les balances commerciales en particulier) puis se disent « agnostiques ». Comprendre : ils sont athées. Derrière les études et les working papers officiels, un magma relativiste (« nous savons que nous ne savons pas » et autres fadaises), une machine à laminer la conviction. En vérité, si nous pouvions virer un finlandais fou et un hollandais buté du comité, l’euro se situerait à 0,9. Comme le notait Milton Friedman en 1962, l’un des trois grands problèmes qui se pose avec l’indépendance de la banque centrale, c’est que tout devient humain, trop humain.

Enfin il y a l’argument communiste de la moyennisation. Dans une histoire peut-être apocryphe, un statisticien qui avait sa tête dans un four et ses pieds dans un congélo se serait exclamé : “En moyenne, je me sens super bien !”. La BCE n’a pas (en apparence) complètement tort quand elle prétend lutter pour le bien-être de la médiane de la zone : c’est de la macro, et c’est son mandat. Mais il y a 3 hics : 1/ elle ne le fait pas : son biais sur l’ensemble des deux derniers cycles aura été pro-germanique, quoi qu’on en dise, 2/ cette médiane ne fait pas sens si les écarts intra-zone sont trop importants, et au final elle ne va satisfaire personne, 3/ à partir d’un certain seuil, les régions désavantagées ne sont pas seulement punies par les taux de changes, elles sortent du marché, elles explosent. C’est pourquoi la BCE a passé le plus clair des dernières années à mettre de l’eau dans son vin du Rhin, en fait depuis décembre 2011 ; mais trop peu et trop tard pour changer vraiment le cours des choses, et avec une mauvaise volonté si évidente qu’on se dit sur les marchés qu’un coup de bambou est toujours possible.

Pour conclure je dirai que c’est à la monnaie d’une nation de s’adapter à cette nation, et non l’inverse. Quand un journaleux titre « l’Italie ne s’est pas bien adaptée à l’euro », il ne se rend pas compte de la monstruosité de son propos, guidé qu’il est par les Diafoirus de Francfort dont le message pourrait être résumé ainsi : l’euro, c’est notre monnaie, et c’est votre problème.

Conclusion

« Vous recherchez des victoires. Et moi je leur cherche un sens » (Koutouzov devant ses généraux)

En France, on n’a pas de pétrole, mais on n’a plus d’idées monétaires non plus. Dans la patrie de Jacques Rueff, ce n’est plus du déclin, c’est de la décadence.

Nos 3 derniers présidents n’ont pas compris grand-chose à ce qui s’est joué contre eux et surtout contre la France, et contre la zone euro : ils n’incriminent pratiquement jamais la BCE dans leurs mémoires ; soit ils n’ont rien compris au match, soit ils ont été matés. Macron lui n’avait pas besoin d’être maté, il est dans le camp de la BCE depuis l’ENA, ou plus exactement il ne conçoit pas qu’on puisse ne pas être dans ce camp, qui est le camp du Bien (mais au fait, si l’euro devait être la monnaie d’un Etat fédéral européen et que ce dernier finalement ne se fait manifestement pas, à quoi sert-il ?).

Ce n’est pas parce que le chairman à Francfort est une française que cela change grand-chose (de même que Thomas Pesquet ne change pas grand-chose au déclassement inouï de l’Europe dans le domaine spatial). C’est même pire que ça. Comme le notait un lord anglais fin connaisseur des affaires du monde, il faut toujours nommer des français à la tête des organisations internationales, car ils sont les seuls à ne pas y défendre l’intérêt de leur pays.

C’est donc mal barré, et les politiques sont trop divisés et trop sous l’emprise du surmoi germanique pour reprendre la main. Tout ce beau monde ne pourrait même pas se mettre d’accord sur le choix d’un restaurant pour aller manger : alors, une réponse coordonnée sur un sujet épineux, et assez de suite dans les idées pour une longue pression sur la BCE, n’y pensez pas. Une seule institution en dehors de la CJCE a vu ses pouvoirs renforcés depuis 2008, et c’est l’institution qui a le plus failli. Ils ont recréé l’India Office qui contrôlait l’ensemble du sous-continent indien avec seulement 2000 fonctionnaires.

Mais tout fonctionne à l’envers, même aux USA, au point que des mauvais chiffres sur l’économie font le plus souvent monter les cours (ils sont interprétés comme une pression pour que le banquier central en fasse plus). Tout le monde pressent qu’il y a un problème de sens, du Koutouzov au carré. Il faut réfléchir tout en ayant une claire conscience des énormes obstacles. 

Que faire ? Ne surtout pas créer un énième conseil de la « compétitivité » à Paris peuplé d’une quinzaine de mous qui pensent à peu près la même chose. Secouer le cocotier. Une politique de la chaise vide à Francfort. Cela suppose un degré de détermination politique considérable, dans la durée, face à des gens bien équipés en agences de communication, qui ont des moyens de rétorsion et qui chassent en meutes. J’imagine sans peine les idiots utiles de la BCE vociférer contre le populisme, contre le manque de solidarité européenne (parce que l’Allemagne nous consulte, elle, quand elle veut vraiment quelque chose ?), contre l’atteinte aux droits de l’homme banquier central (quand il y a une décennie les Hongrois ont limité l’indépendance de leur institut monétaire, ce fut la réaction allemande d’y voir un retour de la Bête : martyrisez les tziganes si vous voulez, mais ne touchez pas à la banque centrale !). BHL publiera un article sur le sujet. Jean-Marc Daniel fera un numéro sur BFM pour dénoncer le risque inflationniste. La BCE sous-entendra que la France porte une dette importante, ce qui suffira aux marchés et aux agences de notation (qui ne font au quotidien que décrypter et exécuter la volonté des banquiers centraux) pour faire du mal, et chaque français connaitra comme chaque italien la notion de « spread » et son niveau au jour le jour.

Extirper du pouvoir à la BCE dans les années 2020, ce sera comme extirper du pouvoir à la mafia dans le Chicago des années 30. Il faudrait des Eliot Ness. Taper là où ça fait mal. Remuer la boue. Souligner que les dépenses de cette institution publique dérapent depuis des années. Que les conflits d’intérêt y prolifèrent. Que les relations avec Blackrock & cie posent problème. Il y a de la matière, mais là pour le coup c’est une lutte très sale.

S’il est délicat de mettre la pression sur la BCE, sur le fond au-delà des tirs de barrage allemands, c’est qu’il faudrait idéalement préserver son autonomie et mettre à mal son indépendance. La traiter comme l’armée et non comme la justice (un peu trop subtil pour nos dirigeants ?). Lui faire comprendre qu’on connaît sa petite musique, et qu’on la tient à l’œil. Par une cible de PIB nominal si possible. Lui demander les transcripts de son comité, avec des votes nominatifs. Purifier ses instruments, dans un sens anti-créditiste. Il n’est pas normal que lors de certaines réunions de la BCE aucune question monétaire ne soit abordée, et que cela ne choque personne. Et arrêter avec tout ce discours sur « les victoires tactiques de la BCE », qui n’ont aucun sens au dessus de la parité face au dollar (a fortiori dans une ère Biden où ils font tout et n’importe quoi outre-Atlantique pour se tirer des balles dans le pied).

En attendant, il ne faut se faire aucune illusion sur les « relocalisations », le « made in France », etc. L’euro ne sera même pas abordé dans les débats de la présidentielle, c’est trop « sale ». Aucune pression forte pour la détente monétaire ne s’exercera à court terme, ni de la part de la France endormie, ni de la part de l’Italie dirigée par le satrape Draghi, ni de la part de l’Espagne aux ordres, ni bien entendu de la part du bloc germanique. On continuera de déblatérer sur des sujets à 5 ou 6 milliards d’euros, dans une France où les autorités publiques en dépensent plus de 1100 chaque année. Le sado-monétarisme va continuer à l’horizon de la prévision : dans l’ordre interne (le lit de Procuste de l’euro), dans l’ordre externe (l’euro cher et pro-cyclique). Mais quand le rebond post-covid se terminera et que la japonisation ne sera plus masquée, avec une FED qui pourrait avoir la capacité de durcir petit à petit sa politique et pas nous, et sous l’influence de ce papier très populaire… qui sait ?

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