Bonnes feuilles
La cohabitation comme cause de la déstructuration progressive des pouvoirs du chef de l'Etat
La cohabitation et le balancier entre la droite et la gauche ont-ils affaibli le rôle et l'efficacité du président de la République ? Extrait du livre 'Vie et survie de la Ve République. Essai de physiologie politique" de Jean-François Sirinelli, publié aux éditions Odile Jacob (2/2).
La fin des présidents thaumaturges
La prégnance du clivage droite-gauche dans la vie politique de la Ve République avait été de facto confirmée par les premières élections présidentielles qui s’y tinrent. Mis à part la consultation de juin 1969, rendue atypique à la fois par le brusque départ du général de Gaulle quelques semaines plus tôt et par les basses eaux des gauches après l’ébranlement des législatives de juin 1968 quelques mois auparavant, les échéances de 1965, de 1974 et de 1981 s’étaient, en effet, globalement articulées autour d’une crête droite-gauche, avec d’ailleurs des contrastes chaque fois mieux marqués entre les deux versants : si 1965 avait encore vu la présence d’un très solide candidat centriste au premier tour, Jean Lecanuet, 1974 avait enregistré à ce même tour un « candidat unique de la gauche », tandis que 1981 avait hérité de la bipolarité très marquée du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, en dépit des efforts de ce dernier pour ne pas s’enfermer dans un tel étau. Plus largement, et non seulement en raison de cet aspect binaire croissant, ces trois élections avaient paru confirmer d’emblée l’aptitude structurante de ce type de consultation : par essence, semble-t-il, celle-ci constituait chaque fois une sorte de nœud gordien que tranchait le suffrage universel, avec un processus jamais acquis à l’avance mais dont le dénouement engageait l’avenir.
Même si 1988, pour des raisons tactiques plus qu’idéologiques, fut délibérément placée par François Mitterrand sous le signe de l’ambiguïté par l’usage du slogan du « ni-ni » et du thème de la « France unie », l’élection présidentielle qui eut lieu à cette date demeura encore, à bien des égards, structurante. Elle sembla résoudre par le suffrage universel une situation jusque-là inédite, que ce même suffrage avait mise en place deux ans plus tôt : la cohabitation, au pouvoir, de la droite et de la gauche. Toujours la même disposition bipolaire, donc, mais placée en position historiquement singulière par les élections législatives de 1986. À bien y regarder, pourtant, 1988 introduisait une nouveauté dans le paysage politique, mais considérée davantage sur le moment comme une anomalie, ou une pièce rapportée, que comme un élément réellement important : un Front national crédité de 14,38 % des suffrages exprimés. Le dérèglement, en fait, était déjà à l’œuvre, mais la brillante réélection du Président sortant – 54,02 % lors d’un second tour où 84,06 % des inscrits s’étaient déplacés – dissimula largement la tectonique des plaques qui s’amorçait alors.
A sa façon, pourtant, l’élection de 1988 demeurait structurante, puisqu’elle mettait en lumière une tendance de fond qui s’amorçait à la même époque : l’installation d’une force politique en position haute et durable à la droite de la droite. Bien plus complexes à déchiffrer, car davantage imprévisibles en amont et surtout moins structurantes en aval, seront en revanche les échéances présidentielles suivantes. Non que leurs résultats aient été désormais politiquement erratiques : elles continueront, au contraire, à condenser à dates régulières les principaux enjeux, à aimanter les principales formes politiques, tout en arbitrant au sein des partis les principales ambitions personnelles. Mais elles ne retrouveront pas pour autant les mêmes vertus durablement structurantes qui avaient été les leurs jusque-là. Bien plus, une telle perte sinon de sens, en tout cas de capacité de polarisation politique, a été croissante au fil des consultations électorales suivantes, et, de ce fait, étudier la Ve République passe aussi, après 1988, par le constat d’une déstructuration progressive non du fonctionnement des élections présidentielles successives, mais de leur aptitude à conférer au Président élu les conditions d’un appui large et stable d’une partie de la communauté nationale. Leur dérèglement, de ce fait, n’est pas seulement à analyser sur le registre institutionnel ni même, plus largement, sur celui du constat de la montée en puissance de la démocratie dite d’opinion, où celle-ci, devenue plus volatile qu’auparavant, n’assurerait plus au nouveau chef de l’État le minimum politique requis : une adhésion durable, scellée par le pacte démocratique que représente, au bout du compte, l’acte de voter. Cette déstructuration débouche, bien plus profondément, sur un déficit d’incarnation : la présidentielle n’engendre plus un Président à qui sont donnés le temps et les moyens. Quelles que soient les qualités des intéressés leur sont de facto retirés les attributs dont disposaient leurs prédécesseurs. D’une certaine façon, c’en est donc fini, après François Mitterrand, des chefs de l’État à la forte marge d’autonomie. Celle-ci se restreint donc également dans ce domaine du pouvoir de faire, et mener l’analyse de chacune des élections présidentielles après 1988 revient à rédiger la chronique d’une mort annoncée : celle des présidents thaumaturges.
Extrait du livre 'Vie et survie de la Ve République. Essai de physiologie politique" de Jean-François Sirinelli, publié aux éditions Odile Jacob
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