Stop aux postures sur l'Ukraine : à quoi pourrait ressembler un accord de realpolitik entre Russie et Occident<!-- --> | Atlantico.fr
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Les tractations se poursuivent au sujet de l'Ukraine.
Les tractations se poursuivent au sujet de l'Ukraine.
©REUTERS/Yves Herman

Guerre et paix

La Guerre Froide s'était axée autour de l'Allemagne et de Berlin. Aujourd'hui, c'est autour de Kiev que les tensions se cristallisent. Pour autant, certains intérêts de l'Est et de l'Ouest convergent, et c'est, en partie au moins, pourquoi la Russie ne passe pas à l'assaut.

Atlantico : Les intérêts Russes à entrer en guerre sont connus, notamment conserver son aura d'influence sur l'Ukraine. A contrario, quels sont ses intérêts à éviter l'escalade ?

Philippe Moreau Desfarges : La Russie n'a absolument aucun intérêt à entrer en guerre avec l'Ukraine. Pour la Russie, l'entrée en guerre avec l'Ukraine ne serait rien d'autre qu'une catastrophe, et les dirigeants Russes en sont tout à fait conscients. D'une part parce que l'armée russe s'engagerait dans un bourbier sans nom qui durerait des mois sinon des années. D'autre part parce que la guerre qu'il faudrait mener tient moins de la guerre "classique" avec les confrontations de deux armées nationales que d'une guerre semi-civile. Certes, les pro-russes soutiendraient sans doute Moscou, quitte à se retourner plus tard contre elle puisque Moscou représenterait alors une armée d'occupation ; tandis que les Ukrainiens anti-Russie se livreraient à toute forme de résistance. Jouer la carte de la violence n'est définitivement pas la bonne solution pour la Russie, car elle est extrêmement hasardeuse à tout point de vue.

L'intérêt de la Russie est donc de chercher une solution négociée, dans la mesure où l'Ukraine va mal et représente déjà un problème. Une Ukraine effondrée ; en décomposition, ne serait ni plus ni moins qu'un véritable fardeau pour le Kremlin. Quand bien même il roule beaucoup des mécaniques, Poutine n'a d'autre intérêt que de chercher une solution négociée. Une Ukraine qui fonctionne à peu près bien, cela suppose avant tout un effort des Ukrainiens eux-mêmes, mais également un rapprochement avec l'Occident.

Mais la Russie veut également une Ukraine qu'elle contrôle : une Ukraine qui ne se lie pas trop étroitement avec l'Occident. Mais dans la mesure où l'Union Européenne ne tient pas du tout à récupérer l'Ukraine, il doit exister des formules de rapprochement qui ne heurtent pas trop la Russie.

Pierre Lorrain : Le problème n'est pas tant de s'engager dans une guerre avec qui que ce soit. La Russie a montré qu'elle était capable d'aller beaucoup plus loin qu'elle ne le fait actuellement, si cela s'avérait nécessaire, mais ne le fera pas. Ce ne sera pas nécessaire : Poutine a misé trop gros pour que ses adversaires le suivent, comme on ferait un tapis au poker. Il ne reste donc à l'Occident d'autre choix que de se coucher. Les occidentaux peuvent gesticuler, néanmoins l'Europe n'a pas les moyens de suivre la Russie. Les Etats-Unis les ont, mais n'ont pas l'envie. Quant à l'Ukraine, première concernée, elle ne peut tout simplement rien faire. Vladimir Poutine n'a pas à redescendre, puisque la désescalade se fera seule, faute de gens pour le suivre. Il le savait avant de s'engager et ne l'aurait sans doute pas fait dans le cas contraire.

Les intérêts de Poutine dans la paix, c'est de ne pas avoir la guerre. Et c'est déjà une raison suffisante en soi.

Quels sont les intérêts des Occidentaux à trouver un terrain d'entente avec les Russes (chacun et collectivement) ? Quels intérêts entrent en jeu ?

Philippe Moreau Desfarges : La Russie est un colosse, qu'on le veuille ou non. C'est peut-être un colosse difficile, ou un colosse dangereux, mais un colosse tout de même. Dès lors, l'Occident et l'Europe ont immédiatement un énorme intérêt à s'entendre avec. Il y a également toute cette immense région d'Europe centrale et orientale, incluant l'Ukraine, la Biélorussie, mais également la Pologne et consort. Cette région a toujours été très instable et très dangereuse. Un des principaux intérêts, tant des Etats-Unis que de l'Europe occidentale, est donc de stabiliser cette région, pour éviter qu'elle ne devienne une poudrière comme pouvait l'être la Yougoslavie. Il va de soi, néanmoins, que l'Europe est bien plus concernée que ne le sont les Etats-Unis, éloignés des événements par tout l'Océan Atlantique.

Certains pays sont plus liés à la Russie que d'autres, notamment en raison de l'approvisionnement en gaz que représente le Kremlin. Ces nations-là, comme l'Allemagne ou la Pologne, ont un intérêt tout particulier à ce que les approvisionnements ne soient pas interrompus. La Russie contrôle d'importantes livraisons de gaz, mais il ne faut pas oublier qu'elle a également besoin de cet argent. D'autant plus que la Russie a d'avantage intérêt à apparaitre comme un fournisseur de gaz fiable que comme un fournisseur qui ne l'est pas. Là aussi, des compromis sont possibles.

Pierre Lorrain : Collectivement, l'Occident a le même intérêt que Vladimir Poutine. L'un comme l'autre n'ont rien à gagner dans l'escalade de la violence, aussi l'un comme l'autre ne chercheront sans doute pas à la continuer. D'autant plus que les intérêts de l'Occident, en sa forme d'entité globale, sont véritablement importants. La Russie est un partenaire de l'Occident, et s'avère indispensable à la résolution d'un certain nombre de problèmes dans le monde, lesquels deviennent de plus en plus angoissants ; à commencer par la Syrie. Il va de soi que la négociation, voie sur laquelle la Syrie s'est engagée en dépit des difficultés que ça représente, est une meilleure issue à la guerre qu'aucune autre ne pourrait l'être. Seulement, il est impossible de traiter sans les Russes. De même qu'en Iran, qui est en train d'évoluer. Pendant des années, aussi bien les Occidentaux que les Russes ont insisté sur cette évolution. En substance, l'Occident jouait le rôle du méchant flic, et la Russie celui du gentil flic. Cela a produit des résultats, et il devient indispensable d'aller plus loin. La Russie est aussi indispensable en Afghanistan : elle récupère le fardeau de l'OTAN, qui quitte le sol Afghan. C'est désormais à la Russie de soutenir le gouvernement Afghan et de lutter contre les talibans.

Il va de soi également, qu'individuellement, l'ensemble des acteurs de l'Occident ont des intérêts plus personnels. L'Europe dépend du gaz russe. Les investissements allemands en Russie sont particulièrement importants, et la France dénombre une pléthore de projets industriels, et militaro-industriels en commun avec la Russie. Il ne s'agit pas seulement de porte-hélicoptères Mistral, mais également de différents blindés, construits de façon commune. L'économie est un point non négligeable dans ce conflit, en cela qu'il est vraiment peu probable que la France refuse des contrats profitables, alors même que son économie chancelle, pour le plaisir des Ukrainiens. Je crois qu'il y a là des intérêts objectifs.

Sur quels points Russes et Occidentaux sont-ils en conséquence susceptibles de s'entendre ? Comment ?

 Philippe Moreau Desfarges :Il y a des terrains essentiels, et notamment un intérêt très commun et très fort entre la Russie et l'Occident : que l'Ukraine ne sombre pas dans le chaos. Si l'Ukraine sombre, tout le monde est perdant. Alors, il existe évidemment des questions d'orgueil, de susceptibilité et d'égo, mais d'un point de vue rationnel, l'Europe comme la Russie ont cet intérêt très fort que la région ne devienne pas un miroir de ce qu'étaient les Balkans dans les années 90 : une zone d'anarchie et de violence.

Un mécanisme de dialogue est indispensable. La Russie, l'Union Européenne et l'Ukraine se doivent d'entrer dans une forme de dialogue. Semble-t-il, si elle est rapportée correctement, la conversation entre Vladimir Poutine et Angela Merkel est plutôt positive. Si la Russie est prête à accepter ce mécanisme, énormément de choses sont possibles. A l'inverse, si le Kremlin décide de régler cette affaire en tête à tête avec l'Ukraine, tout deviendra bien plus complexe. La clef, c'est l'établissement d'un système de dialogue liant Occident, Ukraine et Russie. L'initiative doit être commune.

Il ne faut pas non plus oublier les Etats-Unis : même s'ils sont bien plus éloignés, ils sont aujourd'hui la première puissance mondiale et dès lors il faut compter avec eux pour toutes les négociations majeures comme celles-ci. De même, et puisque l'un des principaux problèmes d'Ukraine s'avère être sa dette, le FMI jouera un rôle indéniable. Ce sont deux partenaires incontournables.

Pierre Lorrain : L'initiative ne peut venir que des Occidentaux. Soit ceux-ci abandonnent la rhétorique des sanctions et, comme l'a fait Angela Merkel, avancent des propositions sérieuses sur le déploiement d'observateurs de l'OSCE, par exemple. Les Russes ne seront pas défavorables à ces initiatives. Soit, les Occidentaux resteront sur la rhétorique du "Attends voir ce que je vais te faire", sans que cela ne porte la moindre conséquence, puisqu'ils sont finalement incapables de faire quoi que ce soit. Il n'y a aucune sanction qui compte vraiment, et Poutine savait dans quoi il s'engageait avant d'en faire le choix. Et si les Occidentaux ne font pas un geste, bien que ce soit exclu au vu de l'action menée par Merkel, mais si la situation reste statique, les Russes n'ont aucun intérêt à faire le moindre pas en direction des Occidentaux. Ils campent sur leurs positions, puisque c'est une position qu'ils ont acquise. Pour revenir sur l'image véhiculée par le poker : ils ont mis leurs enjeux très haut, et ne retireront pas la moitié de leur mise maintenant.

Finalement l'escalade de la violence peut-elle vraiment être évitée sans que tout ne soit concédé à Vladimir Poutine ? Une sortie de crise à la suite d'un compromis diplomatique est-elle envisageable ? Quel serait-il ? Quels scénarios peut-on dessiner ? Avec quelles implications pour l'Ukraine ?

Philippe Moreau Desfarges : C'est l'évidence. Bien entendu que l'escalade de la violence peut être évitée. Malgré tout, l'Europe occidentale, l'Ukraine et la Russie ont toutes les trois cet intérêt fondamental commun que l'Ukraine ne sombre pas ! Si les trois s'avèrent rationnelles… Hélas, tout le monde n'est pas rationnel. L'acteur clef dans cette histoire, c'est Vladimir Poutine. Et le grand point d'interrogation qui y est associé, c'est "est-ce que ses demandes sont raisonnables ?" L'autre point d'interrogation étant évidemment : "est-ce que les Européens sont prêts à admettre la position privilégiée de la Russie en Ukraine ?"

A partir de là, on distingue deux scénarios. Un noir, qui voudrait que le monde sombre dans la crise, et que l'Occident prenne quelques sanctions contre la Russie, mais isole l'Ukraine… Et un plus heureux, rose, qui voudrait que des négociations rationnelles permettent de sortir de la crise. Bien que de ces deux scénarios, c'est sans doute un rose teinté de gris qui se produira. Un gris du à l'orgueil.

Pierre Lorrain : Formellement, la solution optimale serait une large autonomie pour la Crimée, vis-à-vis de l'Etat Ukrainien. C'est une solution qui, globalement, conviendrait à l'ensemble des acteurs. Cependant ; cette large autonomie pourrait déboucher sur une indépendance de la Crimée. Si une annexion par la Russie n'est pas à exclure de façon définitive, elle reste à repousser dans l'immédiat. L'hypothèse de l'autonomie permettrait de conserver l'intégrité territoriale de l'Ukraine, tout en garantissant à la Russie que la Crimée ne serait plus l'objet de brimade de la part de Kiev, et que la base navale de Sebastopol ne serait pas remise en question avant 2042.

Définitivement, l'hypothèse de l'indépendance n'est pas exclure. Pourquoi refuser aux Criméens d'avoir leur indépendance dans un Etat aux frontières reconnues internationalement, alors qu'on l'a autorisé au Kosovo ? Il est relativement difficile aux Occidents de contester ce point-là, puisque c'est l'Occident qui a ouvert cette porte le premier. A lui d'en tirer les conséquences.

Propos recueillis par Vincent Nahan

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