L'opposition syrienne est-elle en train de s'allier à des mafias ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des combattants de l'Armée syrienne libre.
Des combattants de l'Armée syrienne libre.
©Reuters

Nécessité fait loi

Les trafics ont toujours existé en temps de guerre. Néanmoins, ceux auxquels se livrent bon nombre de combattants se réclamant de l'Armée syrienne libre (ASL) n'ont plus grand-chose à voir avec un inoffensif marché noir de proximité.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Jabhata al-Nusra et Al Shan (ISIS), deux groupes de combattants en Syrie affiliés à Al-Qaïda, entretiendraient des liens avec le crime organisé. Un des chefs de l’ISIS, Al-Jamal, aurait notamment trempé dans des trafics d’armes et de drogue. Le racket ou les kidnappings seraient également pratiqués par ces combattants islamistes. Ces liens et activités existent-ils effectivement, et dans quelles proportions ? Quelles  en sont les ramifications ?

Alain Rodier : Au risque de surprendre, je vais "laver" la réputation des islamistes sur cette question, car il semblerait que ce soit plutôt l’Armée syrienne de libération (ASL) qui connaisse un phénomène de criminalisation. Pour être très exact, il convient de dire que ce sont des groupes se réclamant de l’ASL, et non les cadres dirigeants de cette dernière, qui s’y livrent. Les mouvements islamistes que vous citez, auxquels je rajouterai le Front islamique, qui a été crée le 22 novembre 2013, n’ont pas vraiment besoin d’argent dans l’immédiat, car ils continuent d’être financés par de riches donateurs des pays du Golfe. Des exceptions existent toujours, mais entre les groupes se réclamant de l’ASL et les combattants islamistes, ce sont ces derniers qui sont les moins malhonnêtes.

A titre d’exemple, on a fait il y a un mois de cela le compte du nombre de barrages qui s’étalaient sur la route allant de la frontière turque à Alep, contrôlée par l’ASL : on en a dénombré 30, pour 50 kilomètres. Ces "checkpoints" servaient à pratiquer un véritable racket, en faisant payer les gens, les cargaisons, et éventuellement en pratiquant le kidnapping contre rançon.

La contrebande a toujours été une activité traditionnelle de la région. Mais avant le déclenchement des hostilités, la frontière avec la Turquie relevait plus du mur de fer que du gruyère irakien, où là, concrètement, la limite est matérialisée par une pierre tous les cinq kilomètres. Depuis le début de la guerre civile, par la force des choses, la frontière turque s’est ouverte aux réfugiés dans un sens, et aux aides dans l’autre, ce qui a créé un appel d’air logique à la contrebande.

L’une des autres activités intéressantes dans la région est le trafic de pétrole : chargé sur des camions citerne ou bien dans des bidons, il est convoyé vers la Turquie. Mais il s’agit là d’une tradition assez ancienne, le trafic de pétrole sur l’axe Irak-Syrie-Turquie n’est pas une nouveauté.

Autre activité qui rapporte énormément, le trafic d’êtres humains : les réfugiés sont très nombreux, mais pour passer la frontière turque, voire se rendre en Europe, il faut payer. Les groupes se revendiquant de l’ASL mèneraient donc ce type d’activité en liaison avec les mafias turco-kurdes. Ces dernières organiseraient la traversée de la Turquie vers l’occident, avec un passage par la Bulgarie, en collaboration avec les organisations criminelles locales.

Curieusement, avec ces groupes de l’ASL, et avec les islamistes également, on constate dans les villes contrôlées par ceux-ci de grandes différences avec les autres terres de jihad que sont le Yémen, la Somalie ou l’Irak : on a en quelque sorte organisé le "tourisme du jihadiste étranger". Des villages isolés dans le désert sont devenues très bien approvisionnées en nourriture, en électronique de grande consommation, en armes et en munitions. Les affaires des villes frontalières avec la Turquie sont ainsi florissantes. Les camps rustiques d’Afghanistan et de Somalie sont loin… Une telle chose n’est possible qu’avec la complicité de contrebandiers.

J’ajouterai que Damas continue d’être approvisionnée en électricité : pour que les centrales de la ville continuent de fonctionner correctement, une rumeur court selon laquelle ce seraient des groupes se revendiquant de l’ASL qui vendraient du pétrole et du gaz aux autorités, et donc au gouvernement…

Mais il faut dire que l’ASL a deux problèmes. D’une part son commandement central ne maîtrise pas grand-chose et ses troupes sont très éparses, et d’autre part un certain nombre de cadres et d’hommes fuient vers les mouvements islamistes, en réaction aux dérives que nous avons évoquées. De toute façon, l’ASL n’a jamais été vraiment opérationnelle, comparé aux islamistes radicaux.

Dans ce type de contexte, de tels trafics existent-ils nécessairement ? Que nous dit l’histoire à ce sujet ?

L’exemple classique est celui de la Colombie, où les mouvements marxistes-léninistes, à partir du moment où ils n’ont plus bénéficié des aides de feu le grand-frère soviétique, ont basculé dans le narco terrorisme pour finance le combat. Parallèlement, les groupes d’extrême droite colombiens ont aussi basculé dans le trafic de drogue à grande échelle. Le combat idéologique, des deux côtés, a totalement disparu, quoi que disent les Farcs.

Ces activités contribuent-elles à isoler encore plus la rébellion contre le clan Assad ?

Cela a surtout tendance à pousser la population dans les bras des islamistes, car ces derniers, qu’on le veuille ou non, établissent un ordre et apportent une certaine sécurité. Ils sont expéditifs lorsqu’il s’agit de punir le vol, par exemple, mais au moins ils "rendent justice", avec les guillemets qui s'imposent. De plus, ils mènent des actions sociales : ils rouvrent des écoles (avec certes un enseignement un peu particulier), fournissent des denrées permettant de survivre, et apportent une aide médicale. Face à un besoin criant de sécurité et de survie, les populations se tournent vers eux, malgré leurs politiques assez radicales.

Qu’en est-il du régime syrien ? Entretient-il également des liens avec le crime organisé ?

Le régime en lui-même n’en a pas besoin, car il est largement approvisionné par les Iraniens via l’Irak, dont le gouvernement est dans le camp chiite, et par les Russes. Au niveau des individus, quel que soit leur camp, ce type de contexte amène forcément à se livrer à des activités rémunératrices. Le marché noir a toujours existé en temps de guerre.

Entre les combattants islamistes soutenus par les pays du Golfe, et le régime d’Assad soutenu par les Russes et les Iranien, les combattants de l’ASL sont finalement laissés pour compte, ce qui expliquerait qu’ils se livrent à des trafics en tout genre ?

Ils sont effectivement laissés pour compte par les forces de l’étranger. En revanche, sur le terrain, les "profiteurs" du conflit sont certainement très nombreux, et eux ont tout intérêt à ce que le conflit perdure…

Propos recueillis par Gilles Boutin

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