Facebook appartient à l’économie sociale et solidaire selon Benoît Hamon<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
Facebook au pays des Bisounours.
Facebook au pays des Bisounours.
©

Euh...

La loi sur l’économie sociale et solidaire discutée au Sénat fait entrer Facebook dans l’économie sociale et solidaire. Décryptage d’un contresens français sur l’innovation sociale dont la transposition du concept anglo-saxon est profondément contraire à notre vision de la solidarité.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

Voir la bio »

La notion d’innovation sociale est devenue une sorte de leitmotiv politicien en France. Par exemple, en juin 2012, le ministre de l’Economie sociale et solidaire Benoît Hamon déclarait: « La solution à la crise, ce n’est pas l’austérité généralisée mais l’innovation sociale. » Mais que voulait-il dire par cette expression étrange ?

Pour en savoir plus, retrouvez notre article Économie sociale et solidaireou les bonnes intentions toxiques de la "gauche-fantasme".

La définition erronée de Benoît Hamon

Le même Benoît Hamon a poussé le vice jusqu’à inscrire dans la loi la définition de l’innovation sociale. Cette définition devrait figurer au chapitre IV (article 10 ter) de la loi sur l’économie sociale et solidaire :

L’innovation sociale est caractérisée par le projet d’une entreprise ou l’une de ses activités économiques, qui est d’offrir des produits ou services :

1°) Soit répondant à une demande nouvelle correspondant à des besoins sociaux non ou mal satisfaits, que ce soit dans les conditions actuelles du marché ou dans le cadre des politiques publiques ;

2°) Soit répondant par un processus de production innovant à des besoins sociaux déjà satisfaits.

On entend bien le zèle « social et solidaire » qui pousse Benoît Hamon à écrire un texte de ce genre. Mais enfin, le simple décryptage de ce sabir technocratique suffit à montrer la difficulté très française de compréhension vis-à-vis de ce qu’est l’innovation sociale. En regroupant dans un même texte sur l’économie sociale et solidaire les « produits ou services » dont la nature répond « à des besoins sociaux non ou mal satisfaits », et ceux qui répondent « à des besoins sociaux déjà satisfaits » mais qui utilisent « un processus de production innovant », comme Facebook, Benoît Hamon y englobe l’ensemble des réseaux sociaux numériques, et une multitude de projets ou de développements technologiques entrés en bourse depuis longtemps.

Faire coexister dans le même panier des projets de solidarité et des projets à forte innovation technologique mais à vocation profitable, comme Facebook, est en soi une démarche curieuse. Mais sur ce point, ne jetons pas la pierre au sémillant Benoît Hamon ! Le gloubi-boulga législatif qu’il produit tient à la difficulté très française de comprendre ce qu’est l’innovation sociale.

Social innovation: le concept anti-étatique par excellence

Tout vient de l’ambition de vouloir traduire en français le concept anglo-saxon de social innovation. En anglais, la « social innovation » renvoie à la révolution profonde que nourrit le développement des technologies sociales… au sens anglo-saxon du terme (dont les réseaux sociaux numériques comme Facebook sont la vitrine la mieux connue).

Le « social » anglais ne comporte pas, comme en français, la notion de solidarité qui justifie l’expression « économie sociale et solidaire ». Il se limite à une notion de convivialité, de vivre ensemble, qui exclut toute forme de projet collectif à vision solidaire. Ou, pour être plus précis, la solidarité anglo-saxonne n’implique pas de redistribution collective des richesses. Elle implique juste des actions de partage individuel, de collaboration responsable sur des projets. Le « social » anglo-saxon, c’est une communauté d’individus qui coopèrent sur des projets sans chercher à se subsumer sous une entité organisatrice qu’on appellerait l’État ou l’institution. Bref, le modèle Facebook.

L’intérêt de la « social innovation », et ce qui en fait un processus profondément révolutionnaire, c’est précisément son ambition de refonder la société, ou en tout cas de l’améliorer, de la compléter, sans intermédiation étatique ou institutionnelle, par le seul jeu de technologies nouvelles qui changent la physionomie des relations interpersonnelles. La social innovation parie sur la capacité des individus à s’organiser horizontalement (c’est-à-dire sans pyramide hiérarchique) pour produire de l’externalité positive.

On mesure ici toute la contradiction dans les termes qu’il y a à vouloir produire une loi institutionnalisant et, d’une façon ou d’une autre, étatisant un processus qui ne peut exister que sans institution et sans État. Autant faire une loi pour définir les règles de Facebook.

Pourquoi les élites françaises ne comprennent rien à l’innovation sociale

La conception française de la relation sociale est évidemment incompatible avec la conception anglo-saxonne, pour deux raisons majeures.

Première raison : la société française a historiquement construit ses rapports sociaux sur un projet de nature paysanne. La France, c’est la communauté agricole qui se serre les coudes pour passer l’hiver et avoir assez de bras pour faire les récoltes l’année suivante. La construction sociale française est intimement liée à la nécessaire entraide pour que personne ne reste au bord du chemin. Le social y est donc toujours teinté d’une notion de solidarité organiséepar une institution garante de sa pérennité.

Deuxième raison : la société française s’est construite sur un patient "pyramidage" des relations sociales, avec des petites gens tout en bas, qui sont forcément des exécutants, dépourvus de tout droit à l’initiative, et des seigneurs tout puissants tout en haut, qui sont les seuls à pouvoir penser et innover. Ce modèle est à rebours du modèle de l’innovation sociale, qui transforme chacun de nous en innovateurs, et qui abolit les pyramides sociales.

Pour les élites françaises, la révolution virale que constitue l’innovation sociale est incompréhensible et inacceptable. Incompréhensible par ce qu’elle suppose de reconnaître à chacun le droit d’innover et de prendre des initiatives (et ça, c’est une vision du monde proche de l’Apocalypse pour des élites formatées par les grandes écoles au lait de la domination sociale). Inacceptable parce qu’elle scie la branche sur laquelle l’arrogance aristocratique est assise : elle sape toute construction hiérarchique et tout contrôle des relations sociales par l’autorité institutionnelle.

Benoît Hamon, en tentant de faire entrer le cercle de la « social innovation » dans le carré législatif de l’économie sociale et solidaire a d’ailleurs l’intuition juste de la menace qui pèse sur notre organisation sociale hiérarchisée. Il propose au fond, et reconnaissons-lui le mérite d’avoir ici une vision que ses collègues n’ont pas eue, de récupérer le mouvement et de l’ordonner pour mieux le contrôler.

L’innovation sociale, ou les élites françaises en sursis

En fait, l’innovation sociale est un processus spontané que rien ne peut véritablement arrêter (sauf, bien entendu, à l’étouffer par un espionnage généralisé de type NSA, ou par une censure généralisée comme en Chine). Notre enjeu est d’en prendre acte et de modifier en profondeur nos mentalités pour bien prendre le train en marche et ne pas rester au bord du quai.

L’urgence, dans cette prise d’acte, concerne infiniment plus les élites, qui sont les grandes perdantes de l’innovation sociale, que la base de la pyramide, qui en ressort gagnante et grandie. Au centre de notre nécessaire métamorphose, c’est la construction même de nos élites sur le modèle très hiérarchique de la rationalité cartésienne (l’intellectuel qui pense le monde dans la solitude de sa chambre) qui est en cause. Pour tous ceux-là, c’est-à-dire pour notre idéal intellectuel, le moment vient de remettre à plat tout un système de valeurs et tout un mode de penser.

Sinon, la tragédie de l’histoire fera son œuvre.

Cet article a initialement été publié sur le blog d'Eric Verhaeghe : Jusqu'ici tout va bien

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !