Clément Weill-Raynal, fusillé du "mur des cons" : quand mes collègues m'ont jugé coupable avant même d'avoir été jugé<!-- --> | Atlantico.fr
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Clément Weill-Raynal, journaliste à France 3 et auteur de la vidéo montrant "le mur des cons" du Syndicat national de la magistrature
Clément Weill-Raynal, journaliste à France 3 et auteur de la vidéo montrant "le mur des cons" du Syndicat national de la magistrature
©DR

Bonnes feuilles

Clément Weill-Raynal, journaliste à France 3 et auteur de la vidéo montrant "le mur des cons" du Syndicat national de la magistrature, revient sur cette affaire et la manière dont il l'a vécue. Extrait de "Le fusillé du mur des cons" (2/2).

Clément Weill-Raynal

Clément Weill-Raynal

Clément Weill-Raynal est journaliste, spécialiste des affaires judiciaires et auteur d’un document remarqué, Le fusillé du mur des cons. Il est l'auteur de la vidéo du "mur des cons" filmée au siège du Syndicat de la magistrature.

 

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Soudain, je me suis senti pris dans la nasse. Il ne me viendrait pas à l’esprit de me comparer très immodestement à Alexandre Soljenitsyne. Mais, toutes proportions gardées, lorsque les ennuis ont commencé pour moi, c’est un souvenir de lecture d’adolescence qui est remonté à ma mémoire : celui de L’Archipel du Goulag. Dans les premières pages, le génial écrivain russe y décrit les mille et une manières d’être arrêté en URSS. Toujours par surprise, au moment où l’on s’y attend le moins. « Chacun de nous est le centre du monde et l’univers se fend en deux lorsqu’on vous jette dans un sifflement : “Vous êtes arrêté !” » Cette chute vers l’inconnu, raconte-t-il, peut se produire n’importe où, la nuit chez vous, au travail ou dans la rue. Un inconnu vous accoste, à moins qu’il ne s’agisse d’une connaissance, une voiture s’arrête à votre hauteur. L’homme en souriant vous tient des paroles à la fois anodines et sibyllines, il vous invite à monter à bord en vous prenant par le bras tandis qu’un autre, surgi de nulle part, vous interdit toute hésitation. Sans avoir compris ce qu’il se passait, vous vous retrouvez en route pour la Sibérie. Soljenitsyne relate le cas de cette jeune femme hongroise, Irma Mendel, qui s’était débrouillée pour se procurer au Komintern deux billets de parterre pour le Bolchoï, dans les premières rangées. Un commissaire instructeur lui faisait la cour et elle l’invita. Ils passèrent une soirée fort agréable. Après quoi, il l’emmena en voiture… directement à la Loubianka, la prison du KGB située au centre de Moscou, l’antichambre du Goulag. Et chaque fois, la même réaction de peur et d’incompréhension : « Moi je suis arrêté, mais pourquoi ? » Soljenitsyne poursuit : « Question répétée des millions et des millions de fois avant nous et qui n’a jamais reçu de réponse. » Vous êtes simplement coupable, avant même d’avoir été jugé. Mais coupable de quoi ?

En ce qui me concerne, le basculement s’est opéré, mutatis mutandis, autour de la machine à café. Il va de soi qu’on ne m’a pas placé en état d’arrestation, mais d’une certaine façon tout s’est arrêté à ce moment-là. J’ai eu brusquement le sentiment de me retrouver dans une situation étrange et un peu oppressante que je n’avais jamais connue auparavant. Loin de moi la tentation de comparer la rédaction, où je travaille avec bonheur depuis près de trente ans, à une société totalitaire. Il y règne un climat de liberté qui permet à chaque journaliste de travailler comme il le souhaite et, pour peu qu’il s’en donne la peine, de réaliser ses reportages comme il les conçoit. La règle de la neutralité du service public interdit à nos journaux télévisés toute ligne politique. Les journalistes peuvent être de gauche ou de droite, ils le gardent pour eux et, à l’antenne, ne roulent en théorie pour personne. Notre mission est d’informer un vaste public aux opinions forcément très diverses.

Fort heureusement, l’information n’est pas une matière inerte, sans quoi elle serait très ennuyeuse. Elle est faite de polémiques, de débats passionnés et de déclarations enflammées. Ceux que nous interviewons ne sont pas toujours de bonne foi et peuvent avoir quelques arrière-pensées. Mais il existe deux règles simples pour ne pas se faire piéger et ne pas se laisser associer à une campagne de manipulation : rapporter les faits de la manière la plus exacte possible et respecter le principe de l’échange contradictoire. Veiller à donner la parole à toutes les parties mises en cause. L’objectivité absolue n’existe pas. Mieux vaut viser pour principe directeur l’honnêteté intellectuelle et le souci de l’équilibre. Telle est en tout cas ma vision du métier et je crois pouvoir dire que la quasi-totalité des journalistes que je connais la partage.

Aurais-je fait preuve d’une certaine naïveté ? Car les salles de rédaction ne sont pas non plus peuplées de Bisounours. Que certains syndicats de journalistes n’aient pas pour unique objectif la défense bien comprise des intérêts de la profession constitue un secret de Polichinelle. La CGT, en particulier, ne se donne guère la peine de dissimuler le fait qu’elle possède aussi un agenda politique. Or, s’ils se côtoient parfois, le monde politique et celui des journalistes n’obéissent pas au même mode de fonctionnement. Dans le combat politique, l’absence de règles domine : tous les coups sont permis. On peut mentir, trahir, cacher la vérité si elle n’est pas bonne à dire et, s’il le faut, verrouiller l’information pour l’emporter sur son adversaire. On est loin de la véracité des faits et de la confrontation contradictoire propres au journalisme. Le problème survient quand il y a mélange des genres.

C’est donc en fin de journée, à la machine à café, que je me fais accrocher. Le reportage sur le Mur des cons a été validé par la rédaction en chef et sera diffusé à l’antenne dans moins d’une heure. Un confrère s’approche de moi, arborant un air vaguement inquisiteur et un léger sourire narquois. Nous nous connaissons depuis longtemps, nous avons quasiment débuté ensemble à la télé et nous sortons de la même école, le Centre de formation et de perfectionnement des journalistes de Paris. Malgré de sérieuses divergences sur une foule de questions et en dépit des petites piques acides que nous échangeons de temps à autre, nous sommes plutôt en bons termes. « Dis-moi, es-tu au courant de la rumeur qui court sur ton compte ? » me demande-t-il à brûle pourpoint. « Non, de quoi s’agit-il ? » Et mon interlocuteur d’enchaîner : « C’est toi qui aurais tourné les images du Mur des cons… »

Je reste interdit. Au fond de moi-même, je me doutais bien que nos hôtes du Syndicat de la magistrature finiraient par faire le rapprochement et par m’identifier. La veille, sa présidente, Françoise Martres, avait d’ailleurs mis en cause « un journaliste » en l’accusant de « vol ». À vrai dire, je n’avais pas encore réfléchi aux conséquences qui s’ensuivraient si mon rôle était révélé. J’avais agi de manière instinctive, en estimant faire mon devoir. Je choisis donc de nier en haussant les épaules. « C’est quoi cette connerie ? » N’étant pas très bon menteur, je dois avoir l’air déstabilisé. J’imagine que mon interlocuteur s’en rend compte.

« Le cameraman qui t’accompagnait au Syndicat s’est reconnu sur les images. Tu étais donc dans la pièce au moment où elles ont été tournées. Tu n’aurais pas filmé avec ton portable, par hasard ? »

    Je proteste mollement, en cherchant à clore la discussion :

    « C’est peut-être quelqu’un d’autre qui était aussi sur place. De toute façon, je ne vois pas ce que cela change maintenant que les images sont diffusées partout. »

    Mon confrère esquisse une moue sceptique.

    « C’est curieux, tout de même…

    — Quoi, qu’est-ce qui est curieux ? Tu mènes une enquête de police ?

    — Non, bien sûr. Mais on aimerait savoir…

    — Qui ça, “on” ? »

De fait, je ne vais pas tarder à découvrir qui se cache derrière ce « on ». Visiblement satisfait de son interrogatoire préliminaire, mon confrère s’éloigne, son gobelet de café à la main. Je le vois rejoindre à l’autre bout du couloir un cameraman, délégué CGT. Leur rencontre ne semble pas fortuite. Après avoir effectué sa mission exploratoire, mon interlocuteur est allé en faire un fidèle compte rendu au délégué syndical. Or, ce dernier n’est pas un ami. Depuis de nombreuses années, ce cameraman refuse de partir en reportage en ma compagnie. Motif : mes opinions politiques. Je le vois sourire et capte une bribe de paroles : « Cette fois, on va se le faire ! »

Je regagne mon bureau, perplexe. Un peu inquiet, mais pas trop. Je connais la capacité de nuisance de la CGT au sein de la rédaction. J’imagine qu’ils vont peut-être diffuser un tract pour me mettre en cause, agrémenté de cette langue de bois fleurie dont ils conservent jalousement la recette. Ils l’ont déjà fait par le passé et je n’en suis pas mort. J’apprendrai quelques jours plus tard que ce n’est pas le cameraman qui s’est reconnu sur les images. Ce confrère n’y était en fait pour rien – il se trouvait en vacances, loin, à l’étranger, lorsque l’affaire du Mur des cons a éclaté. Contrairement à la rumeur qui a couru dans la rédaction, ce n’est pas lui qui m’aurait « dénoncé » auprès de la direction de la chaîne avant même de venir m’en parler. Ce sont des membres de la CGT qui ont examiné attentivement les images tournées au Syndicat de la magistrature et repéré sa présence sur un plan furtif.

La CGT a-t-elle réalisé cette enquête en coopération avec le Syndicat de la magistrature ? Les juges auraient-ils demandé à des journalistes de les aider à identifier le fauteur de troubles ? Rien ne me permet de l’affirmer, mais ce qui surviendra au cours des jours suivants démontrera la parfaite identité de vue entre les deux organisations syndicales. Les tracts de la CGT et les communiqués du Syndicat de la magistrature martèleront le même mot d’ordre : l’existence du Mur des cons n’aurait jamais dû être révélée, et le fautif est celui qui en a informé l’opinion.

 Pourquoi avoir nié être l’auteur des images alors que tout aurait peut-être pu se régler plus simplement si j’avais tout de suite reconnu les faits ? Tout au long de l’affaire, ce « mensonge » me sera reproché par la CGT et le Syndicat national des journalistes (SNJ) qui y verront le signe de ma duplicité, qui m’accuseront d’on ne sait quelle manipulation et qui, pour cette raison, se sentiront autorisés à lancer à mon encontre une violente campagne médiatique. Ce sont aussi ces dénégations qui justifieront l’ouverture d’une procédure disciplinaire et la sanction dont je ferai l’objet quelques semaines plus tard. Pourquoi avoir caché la vérité ? Il est toujours facile de refaire l’histoire après coup, et j’ignore comment les choses auraient évolué si je m’étais d’emblée dévoilé.

 Disons-le tout net, si j’ai démenti dans un premier temps, ce n’est nullement parce que je me considérais coupable de quoi que ce soit, mais bien parce que je me sentais menacé. L’interrogatoire improvisé que je venais de subir à la machine à café ne m’encourageait guère à me mettre à découvert. Les sourires et les regards malveillants d’un délégué syndical qui avait d’ores et déjà lancé son enquête n’auguraient pas non plus une attitude confraternelle de sa part. Sur ce point, la suite des événements confirmera grandement mes appréhensions.

Extrait de "Le fusillé du mur des cons", Clément Weill-Raynal, (Plon éditions), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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