En panne d'envie : comment les Français font pour être les plus productifs au monde en étant les Européens qui aiment le moins travailler<!-- --> | Atlantico.fr
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52% des Français déclarent être moyennement motivés par leur travail, et 42% faiblement motivés, selon un sondage publié en avril 2012.
52% des Français déclarent être moyennement motivés par leur travail, et 42% faiblement motivés, selon un sondage publié en avril 2012.
©Reuters

French touch

Seuls 7% des Français déclarent avoir une "forte" motivation au travail, contre 92% qui font état d'une motivation"moyenne" ou "faible", selon un sondage du quotidien Les Echos publié en avril 2012. Dans le même temps, les Français sont parmi les plus productifs au monde.

Jean-Michel Hieaux et

Jean-Michel Hieaux et

Jean-Michel Hieaux est Vice-Président du groupe Havas Paris. Il est l'auteur de La France en panne d'envie, éditions Michalon (septembre 2013).

Jawad Mejjad est docteur en sociologie, chercheur au CEAQ-La SORBONNE, enseignant et responsable pédagogique au CNAM  et Directeur Administratif et Financier.

Ses réflexions et ses recherches portent principalement sur les valeurs et les structures d’organisation de la société, avec une focalisation sur l’entreprise, à l’aune de la postmodernité. 

Robin Rivaton est chargé de mission d'un dirigeant d'un groupe dans le domaine des infrastructures. Il a connu plusieurs expériences en conseil financier, juridique ou stratégique à Paris et à Londres.

Impliqué dans vie des idées, il écrit régulièrement dans plusieurs journaux et collabore avec des organismes de recherche sur les questions économiques et politiques. Il siège au Conseil scientifique du think-tank Fondapol où il a publié différents travaux sur la compétitivité, l'industrie ou les nouvelles technologies. Il est diplômé de l’ESCP Europe et de Sciences Po.

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Atlantico : 52% des Français déclarent être moyennement motivés par leur travail contre 42% faiblement motivés selon un sondage Ipsos paru en 2012 pour le journal Les Echos. Des niveaux plus faibles qu'en Espagne, en Allemagne, en Italie ou encore au Royaume-Uni. Comment expliquer le manque de motivation des Français au travail ?

Jawad Mejjad : Cette faible motivation des Français au travail s'explique dans un cadre beaucoup plus large puisque ce résultat rejoint un ensemble d'autres études qui démontrent qu'ils sont également moins heureux ou moins confiants dans l'avenir que leurs homologues européens. Mais ceci s'explique davantage par une remise en cause de la valeur travail, et plus globalement d'une perte de confiance dans le modèle français.

Il faut préciser quels sont les facteurs classiques de motivation : croire dans l'entreprise, les perspectives d'évolution, la réalisation dans le travail. Tous ces piliers sont aujourd'hui en baisse dans les sociétés occidentales et plus particulièrement en France. La valeur travail a beaucoup perdu de sa prééminence dans l'ensemble des économies occidentales. Une baisse de la motivation en résulte inéluctablement.

Mais il ne faut pas pour autant s'en inquiéter et croire qu'il s'agit d'une remise en cause profonde de nos modèles. La valeur travail n'a pas toujours été l'un des piliers depuis l'histoire de l'humanité. Il s'agit au contraire d'un phénomène assez récent puisqu'elle date essentiellement du 19ème siècle, même si elle a commencé à la Renaissance. Il s'agit d'une valeur moderne originellement issue de la bourgeoisie.

Plus globalement, les valeurs de la modernité perdent de leur importance dans nos sociétés : politique, médecine, sciences, etc.

Jean-Michel Hieaux : Les Français sont moins motivés par leur travail que les autres peuples pour deux raisons principales :

  • le peuple français, plus que les anglo-saxons, a besoin de sens, de comprendre le pourquoi et le comment des choses et de justification les tâches à effectuer. Par conséquent, un emploi peut plus rapidement devenir ennuyant ou peu épanouissant.
  • beaucoup de chefs d'entreprises ne sont pas capables de préciser clairement quelles est leur vision, leur rôle sociétale ou expliquer ce que chacun va faire. Or, les Français ont besoin de sens dans leur travail. Ils ne se rendent pas au travail uniquement pour gagner de l'argent. Et les patrons ne prennent pas suffisamment le temps de leur en donner.

Martin Bouygues avait par exemple été capable de se lancer dans le mobile en 1996 en expliquant la vision sociale que l'entreprise souhaitait incarner. De l'autre côté, Thales, dans le même temps, présentait de très bon résultats mais n'a jamais été capable d'expliquer sa démarche. Les Français ont donc besoin de sens mais on ne leur en donne pas assez.

Pourquoi la productivité des Français - hors effets de crise - est-elle aussi élevée par rapport aux autres pays ?

Robin Rivaton : Reprenons les bases et rappelons les trois composantes de la création de richesses : l'euro généré par heure travaillée, le nombre d'heures travaillées et le nombre de personne travaillant. La France a en effet une productivité du travail relativement élevée - 45,4 euros en 2011, d'après Eurostat soit 28% de plus que la moyenne de la zone euro - qui ne parvient toutefois pas à compenser un taux d'activité de la population parmi les plus faibles des pays développés.

C'est là qu'apparait la clé d'explication de cette productivité. Le marché de l'emploi français est rigidifié par les contraintes réglementaires et stratifié entre insiders profitant de l'emploi à vie et outsiders essayant de rentrer dans le cœur du marché. En conséquence, les entreprises françaises offrant beaucoup moins de travail qu'il n'y a de demande peuvent se permettre de "sélectionner" leur main d'oeuvre et donc faire appel aux plus diplômés, y compris pour des postes sur lesquels ils sont sur-qualifiés, générant ainsi une productivité supérieure à celle de leurs homologues internationaux.

Les pays avec des marchés du travail très fluides où les personnes non qualifiées peuvent trouver facilement des emplois à faible valeur ajoutée ont généralement des productivités plus faibles.

Comment expliquer que les Français soient relativement plus démotivés que les autres Européens mais fassent parti des plus productifs ? Faut-il parler d'un paradoxe culturel ?

Jawad Mejjad : Cela peut effectivement paraître paradoxal. Mais le mot "motivé" n'est qu'un transitif. La véritable question est : "motivé par quoi ?". La motivation actuellement à l'oeuvre est celle de la peur. Les Français ont davantage peur de l'avenir et peur de perdre leur emploi. Ils sont donc plus productifs dans l'optique de conserver leur travail. C'est une motivation négative.

Tout le monde préférerait que les travailleurs soient motivés par l'envie de produire un bon travail, d'être valorisés, admirés, reconnus... Aujourd'hui, la motivation s'explique par la peur, la précarisation de l'emploi et le contexte économique difficile.

Jean-Michel Hieaux : Un Français qui travaille est effectivement plus productif. Cela peut s'expliquer par le niveau d'éducation, de formation. Mais la peur de perdre son emploi ne permet pas de justifier le niveau de productivité élevé des Français sur une longue période. Certes, en période de début crise les salariés craignent de perdre leur emploi et vont donc travailler mieux ou plus efficacement pour ne pas être licencié ou mettre l'entreprise en difficulté. Mais lorsque la crise dure, ils deviennent moins productifs parce qu'ils ne voient pas le bout du tunnel arriver. La crise ralentit la motivation et la véritable productivité des travailleurs.

Il n'y a rien de pire que la crise pour démotiver les salariés car ces derniers ont besoin de sens et de voir que les élites savent où elles vont, ce qui n'est plus le cas. Ils sont productif statistiquement, mais ne sont pas vraiment motivés.

Les Français sont 52% à être motivés par le salaire - plus que par le temps consacré au travail ou le maintien de l'emploi -, contre 31% chez les Allemands. La rémunération est-elle un facteur de plus grande productivité ?

Jawad Mejjad : Le modèle fordiste consiste à être surtout motivé par l'appât du gain. Il a servi de base pour le développement des économies occidentales. Si les contextes économiques français et allemand étaient inversés, les résultats le seraient également. Il s'agit donc de résultats de circonstance. Les Français ne croient plus spécialement en leur travail, ils sont donc avant tout intéressés par leur salaire dans l'immédiat.

Mais si la conjoncture change, toutes les entreprises ayant fondé leur modèle de développement sur la peur seront pénalisées par la reprise car elles ne pourront plus garder leurs meilleurs éléments qui iront ailleurs. Ce modèle pousse à la productivité immédiate, mais n'est ni durable ni condtructif.

Jean-Michel Hieaux : Les Allemands ont une véritable conscience collective de l'Etat. Ils ont accepté tous ensemble - syndicats, travailleurs, gouvernement - pour redresser le pays il y a une dizaine d'années. Aujourd'hui, les efforts portent leurs fruits et reviennent à la table des négociations pour convenir de hausses de salaire par exemple.

En France, la configuration est totalement différente. Il n'y a pas une telle concertation syndicale avec les entreprises. Les salaires restent donc une priorité absolue. Nous ne sommes d'ailleurs pas un pays si riche. Lorsque des personnes avec des Bac+5 n'arrivent pas à payer leur loyer, nous ne pouvons pas parler de prospérité.

Les Français notent leur qualité de vie au travail à 6,1 sur 10, soit plus faiblement qu'en Allemagne, au Royaume-Uni ou qu'en Espagne. Y a t-il une spécificité française des conditions de travail ?

Jawad Mejjad : L'Espagne par exemple a un modèle de vie et de travail avec de fortes valeurs familières qui restent malgré la crise alors qu'elles ont disparu en France. En France, la qualité de vie au travail est forcément mal notée compte tenu de ce que nous avons dit sur la perte de pertinence de la valeur travail, et de l'angoisse devant un modèle de société qui a de moins en moins de sens.

Dans ce contexte, les relations dans l'entreprise sont forcément plus tendues et la qualité de vie au travail s'en ressent.

Jean-Michel Hieaux : Les Français sont en dépression nerveuse. Ils ne croient plus en rien, s'ennuient et les élites ne montrent plus quelle direction prendre. Il y a un malaise général. La qualité de vie, comme d'autres variables, en est inéluctablement affectée.


A lire :  "La France en panne d'envie", Jean-Michel Hieaux, (Michalon éditions), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.


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