Ça n’arrive pas qu’aux femmes : la plupart des hommes perdent aussi leur ambition une fois la trentaine passée <!-- --> | Atlantico.fr
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Après trente ans, les hommes pensent plus à leur bien-être qu'à leurs ambitions.
Après trente ans, les hommes pensent plus à leur bien-être qu'à leurs ambitions.
©Reuters

Baisse de tension

Le pourcentage de travailleurs souhaitant un emploi avec plus de responsabilités chute après la trentaine selon une étude américaine. Un phénomène prononcé autant chez les hommes que les femmes.

Jean-Paul Mialet et Gérard Neyrand

Jean-Paul Mialet et Gérard Neyrand

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques.


Gérard Neyrand est sociologue spécialiste de la famille et de la vie privée et professeur à l'université de Toulouse.

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Atlantico : Selon une étude américaine menée par le Families and Work Institute (l'Institut de la famille et du travail, ndlr), l'ambition professionnelle chuterait autant chez les hommes que chez les femmes une fois la trentaine passée. Alors que 69% des hommes souhaitent davantage de responsabilités dans leur emploi entre 18 et 24 ans, ils sont 63% entre 25 et 34 ans. Ce taux chute à 44% entre 35 et 44 ans. Comment expliquer cette baisse d'ambition professionnelle une fois la trentaine passée chez les hommes?

Graphique 1 : Pourcentage de travailleurs qui souhaiteraient avoir davantage
de responsabilités dans leur emploi. Source : Families and Work Institute

Jean-Paul Mialet : L'existence est marquée par la succession de plusieurs étapes : celle de l'adolescence où l'on remet en cause la boussole que les parents ont transmis à leurs enfants afin de s'affirmer, celle de la construction d'un projet personnel qui dure jusqu'à la trentaine d'années avant une phase d'accomplissement qui commence après les 30 ans et dure jusqu'au 40 ans.

Vers la trentaine, il y a une prise de conscience que les projets professionnels ne permettent pas de résumer une existence. Cette dernière étant un accomplissement professionnel et personnel, le second a eu tendance jusqu'à cet âge à être sous-estimé par rapport au premier. Il y a une dynamique de la réussite scolaire, des diplômes, de la concurrence permanente avec les autres afin de se faire une place dans la société et que celle-ci soit la meilleure possible. L'accomplissement personnel est alors mis de côté alors qu'il ne s'exerce pourtant pas en concurrence avec autrui.

Cet accomplissement de soi passe par une vie affective qui se consacre davantage aux plaisirs personnels. Des moments de joies considérés comme récréatifs deviennent alors des éléments importants de la vie. Prioritairement, il s'agit le plus souvent de dégager du temps pour fonder une famille, avoir des enfants mais également avoir du temps pour soi et prendre le temps de vivre. Jusqu'à trente ans, les hommes se construisent les moyens de vivre. A partir de trente ans, ils veulent user de ces moyens de vivre afin de se construire également une vie personnelle.

Un deuxième motif intervient également. Les individus ont vécu un certain nombre de déceptions dues à la réalité des milieux professionnels avant la trentaine. Les ambitions professionnels des jeunes ne sont parfois pas rétribuées à juste titre par les travailleurs plus âgés. La réussite professionnelles ne provient plus uniquement du travail et de la motivation mais également d'opportunités et de la capacité à s'affirmer et de la personnalité. Cette désillusion peut entraîner une baisse des ambitions.

Gérard Neyrand : Il s'agit en l’occurrence d'une étude américaine alors qu'il faut tenir compte des disparités en la matière entre les différents pays. En France, le travail des femmes est plus élevé qu'en Italie, en Allemagne ou en Angleterre. La France, depuis les années 1970, a vu l'investissement professionnel des femmes augmenter très fortement au point que le taux d'activités féminin égale presque le taux masculin. Alors que la France était sur un modèle de femme au foyer dans les années 1960, le couples sont aujourd'hui caractérisés par un modèle à double carrière en France. Ceci est par exemple nettement moins le cas en Allemagne par exemple.

Ce qui est paradoxal est qu'avec cet investissement professionnel des femmes à partir des années 1970 et 1980, nous constatons aujourd'hui un accroissement des valeurs accordés à la vie privée ou encore aux temps de loisir avec la baisse du temps de travail (dont les 35 heures en grande partie). Le développement de la société de consommation a atténué la valeur accordée au travail au profit de la sphère privée et des loisirs. Plus de Français travaillent (notamment grâce à l'arrivée des femmes sur le marché du travail depuis les années 1970) mais l'investissement dans le travail est plus faible. La réalisation de soi passe désormais davantage par la sphère privée et les personnes auxquelles on tient (les enfants, le conjoint et la famille...).

La précarisation du marché du travail joue aussi un rôle prédominant puisqu'il est plus difficile aujourd'hui de trouver l'emploi qui correspond à ses attentes professionnelles. Résultats, l'investissement que l'on consacre à la carrière professionnel diminue.

Ce phénomène s'inscrit-il dans ce que l'on appelle couramment "la crise de la trentaine" ?

Jean-Paul Mialet :La "crise de la trentaine" n'est pas une très grande crise mais juste une dynamique jusqu'alors orientée vers la performance qui devient infléchie par la prise en compte de critères plus personnels comme le bien vivreElle est donc largement exagérée. Les ambitions que l'on plaçait dans la reconnaissance professionnelle laissent davantage de place à la reconnaissance émotionnelle et affective.

De quelle manière cette baisse d'ambition affecte la vie privée, le couple et la famille  ?

Gérard Neyrand : Cette baisse de l'ambition professionnelle chez les hommes à partir de la trentaine bouleverse la vie de famille. Ainsi, les pères consacrent davantage de temps à leurs enfants et s'occupent également des bébés ce qui était nettement moins le cas dans les années 1950Les femmes maintiennent cependant un rapport privilégié aux enfants notamment en occupant encore davantage d'emplois à temps partiel que les hommes.

L'amour et l'affectif deviennent de plus en plus le moteur de la vie familiale et conjugale. Il y a eu une valorisation de l'accomplissement de soi et de l'épanouissement personnel qui va de soi avec la montée de la consommation et des loisirs. On recherche désormais bien plus les moyens de s'épanouir ainsi ce qui s'exerce au détriment de la sphère professionnelle d'autant plus que celle-ci devient très difficile du fait de la précarisation de l'emploi.

Jean-Paul Mialet : La baisse de l'ambition peut effectivement jouer mais il faut avant tout souligner que chaque couple est une alchimie différente. Des évolutions individuelles peuvent avoir des répercussions sur un couple. Par exemple, s'il s'est construit très jeune ou avant les 30 ans, il va passer par des ajustements qui peuvent être plus difficiles car les habitudes et les comportements changent. Après 30 ans, l'ajustement professionnel est plus facile.

Si un couple s'est fondé dès le départ comme l'union de deux ambitions professionnelles et que l'un des deux conjoints "lâche" par rapport à l'autre, le décalage peut être difficile à vivre. Mais un couple est vivant et cela peut être aussi l'occasion d'un réajustement. Celui qui ne lâche pas peut être amené à réfléchir et peut avoir plus de recul sur ces mêmes ambitions. La rupture n'est pas nécessairement une finalité : les évolutions personnelles pèseront sur l'évolution du couple mais ne conduisent pas forcément sur une rupture.

Comment concilier ambitions professionnelles et les nouvelles priorités qui émergent vers la trentaine ?

Gérard Neyrand :La conciliation est difficile et devient de plus en plus délicate. Il y a une plus grande répartition des tâches entre les hommes et les femmes mais il existe des résistances qui ne sont pas uniquement dû aux individus mais également au marché du travail.

Le secteur professionnel continue encore fortement de considérer que l'homme doit travailler et que si l'enfant est malade c'est à la mère de s'en occuper. Le rééquilibrage des tâches au sein du couple devient donc difficile car, si sur le plan personnel il est accepté, il ne l'est pas forcément dans la sphère professionnelle d'autant plus qu'en moyenne, encore aujourd'hui, les hommes gagent en moyenne plus que les femmes.

En cas de difficulté dans le couple, on privilégie et renforce la valorisation que l'on accorde au travail de celui qui gagne le plus. Le travail masculin est donc valorisé par le couple lorsqu'il y a nécessité du maintien, voire du renforcement, de ce travail pour des raisons financières au sein du couple. Si la femme gagne plus que l'homme, c'est alors le travail de la femme qui sera renforcée. Mais aujourd'hui encore les hommes gagnent en moyenne davantage que les femmes.

Jean-Paul Mialet : Tout est une question de priorités. Il faudra nécessairement procéder à un choix tôt ou tard. Si la carrière professionnelle est privilégiée, il y aura moins de place pour la vie de couple ou la famille. Mais le conjoint peut parfois être satisfait d'être en couple avec une personne ambitieuse qui s'implique dans sa vie professionnelle. Dès lors cette ambition peut nourrir le couple par une satisfaction d'accomplissement professionnel par procuration.

Mais si le conjoint n'est pas sur cette ligne, il peut y avoir une certaine déception effectivement. Tout dépend des ajustements au sein du couple, des personnalités et des choix de chacun.

Outre le simple facteur de l'âge, l'étude révèle également qu'en 2008, 44% des hommes et 37% des femmes qui travaillent  ne souhaitent pas davantage de responsabilités contre respectivement 59% et 50% en 1992. Ce phénomène est-il davantage marqué au 21e siècle qu'au siècle précédent ?

Jean-Paul Mialet : Il y a aujourd'hui un retour aux valeurs qui concernent la vie personnelle, émotionnelle, affective et familiale parce que la vie et la réussite professionnelles sont devenus plus douteuses et moins évidente qu'à une certaine époque. La précarité à détourné davantage les individus des seuls objectifs d'ambition et de réussite professionnelles.

Il y a davantage de recul que dans les années 1990 par rapport au travail car la réussite ne dépend plus seulement de la motivation, des talents ou de l'énergie déployé mais aussi de facteurs en dehors du champs d'action individuel. Les ambitions sont par conséquent plus mesurées.

Gérard Neyrand : Le contexte de réalisation professionnel est plus difficile qu'il a 10 ou 20 ans. Les perspectives du marché étaient plus prometteuses. Certains réalisaient même des carrières entières au sein de la même entreprise. Aujourd'hui, la situation est précaire, le nombre d'emplois différents occupés au sein d'une carrière augmente et l'appel au loisir et au temps familiale n'a jamais été aussi important.

Ce rééquilibrage au détriment des ambitions professionnelles s'exerce bien plus au 21e siècle qu'il y a plusieurs décennies. Une exception toutefois, les cadres supérieurs et les professions libérales restent la catégorie qui investit encore le plus fortement dans le travail. Ce phénomène concerne surtout les touches moyennes et populaires qui sont davantage touchés par la précarité.

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