Retraites : comment tirer parti des négociations passées pour éviter les pièges dans lesquels sont tombés tous les gouvernements précédents <!-- --> | Atlantico.fr
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"À court terme, il n’y a pas d’autre solution que de prendre des mesures bêtes et méchantes, telles que la sous-indexation des pensions."
"À court terme, il n’y a pas d’autre solution que de prendre des mesures bêtes et méchantes, telles que la sous-indexation des pensions."
©Reuters

Tirer des leçons

Alors que les syndicats sont sur le pied de guerre, depuis près de trois décennies et un nombre d'erreurs incalculable, aussi bien politiques qu'économiques, notre système de retraite est complètement à bout de souffle. Regard en arrière pour comprendre comment nous éviter de commettre les mêmes erreurs de négociation et de décision.

Jacques Bichot

Jacques Bichot

Jacques Bichot est Professeur émérite d’économie de l’Université Jean Moulin (Lyon 3), et membre honoraire du Conseil économique et social.

Ses derniers ouvrages parus sont : Le Labyrinthe aux éditions des Belles Lettres en 2015, Retraites : le dictionnaire de la réforme. L’Harmattan, 2010, Les enjeux 2012 de A à Z. L’Harmattan, 2012, et La retraite en liberté, au Cherche-midi, en janvier 2017.

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Les expériences françaises des trois dernières décennies :

En 1982, il n’y a pas eu vraiment besoin de négociations pour tomber dans le piège où nous sommes depuis lors enfermés : le programme de l’Union de la gauche qui porta François Mitterrand à la présidence de la République en 1981 comportait l’abaissement à 60 ans de l’âge de départ à la retraite, et le gouvernement Mauroy fut à ses débuts de l’avis du ministre de la solidarité nationale, Nicole Questiaux, qui « ne voulait pas être le ministre des comptes ». De plus, l’obsession de la majorité était d’accélérer les départs à la retraite pour laisser des places aux jeunes sur le marché du travail et faire diminuer le taux de chômage. Le remède n’a pas eu les effets attendus, mais à Matignon et dans les ministères concernés, on croyait à ce Père Noël là.

En 1993 il n’y eut ni négociation ni manifestations : la loi fut promulguée le 23 juillet, dans la moiteur de l’été ; elle ne concernait ni les fonctionnaires ni les régimes spéciaux, à commencer par celui des cheminots ; et ses effets mirent des années à se faire vraiment sentir. Ainsi la plus importante des réformes destinées à réduire la générosité des retraites – mais uniquement pour les salariés du privé – passa-t-elle comme une lettre à la poste. On peut simplement remarquer que le Premier ministre, Édouard Balladur, en paya probablement le prix, en échouant face à Jacques Chirac dans la course à l’Élysée : un an et demi après la réforme, les Français commençaient à en comprendre les effets.

En 2003, la loi Fillon fut un succès extraordinaire pour la CFDT, qui parvint à rendre coûteuse, les premières années, une réforme destinée primordialement à faire des économies. La base de ce syndicat n’eut pas pour ses dirigeants la reconnaissance qu’ils avaient méritée : un mouvement de défection fut la conséquence de cette attitude réellement et habilement négociatrice. Les manifestations et grèves furent de belle ampleur pour une réforme somme toute assez gentille, mais qui mettait les pieds dans le pré carré des fonctionnaires, et inquiétait donc les autres bénéficiaires de régimes spéciaux.

Lorsque vint le tour de ceux-ci, en 2007, leurs adhérents et leurs syndicats avaient eu le loisir de se préparer : les avantages salariaux qu’ils obtinrent en échange d’un léger durcissement apparent de leurs régimes leur permirent d’obtenir des fins de carrière améliorées, donc des salaires de référence plus élevés pour le calcul de la pension. Aujourd’hui la SNCF peut se targuer du surcoût que représente pour elle cette réforme pour réclamer aux Régions une rallonge sur les subventions qu’elles lui versent pour les TER.

La réforme de novembre 2010 suscita elle aussi d’assez vives réactions. Cependant, le mythe de la retraite à 60 ans commençait à avoir pris un sérieux coup de vieux, et l’opinion consentit majoritairement : grèves et manifestations ne furent pas monstrueuses. 2007 avait au moins servi à faire passer l’idée selon laquelle les régimes spéciaux devaient être traités de la même manière que le régime général : ils conservent leur avantage relatif par rapport au privé, mais l’écart creusé en 1993 n’augmente plus.

Enfin les récentes négociations ARRCO/AGIRC ont montré qu’en l’absence d’un mandat clair donné par le législateur aux gestionnaires de ces régimes, le patronat ne parvient pas à endiguer la propension des syndicats à privilégier les augmentations de cotisations sociales : le freinage de la revalorisation de la valeur du point a été doux comme une couche de bébé dans les publicités.

Leçons à en tirer :

À court terme, il n’y a pas d’autre solution que de prendre des mesures bêtes et méchantes, telles que la sous-indexation des pensions. L’absence d’unification de nos trois douzaines de régimes a pour conséquence que nul ne connait le montant total des pensions que touche chaque retraité : il est donc impossible de prendre rapidement une mesure préservant les « petits » retraités, par exemple une suppression de l’indexation seulement au-dessus d’un certain niveau de pension. Ces mesures, dont la commission Moreau a passé un bon nombre en revue, doivent surtout être conçues de manière à ne pas faire obstacle à la future réforme systémique, à laquelle il faudra bien s’atteler un jour ou l’autre. Le grand débat sur une réforme systémique (passage à un régime unique par points) que l’article 16 de la loi de novembre 2010 ordonnait de lancer en 2013 aurait au moins l’intérêt de faire penser à préserver l’avenir en prenant des mesures à court terme ; mais la présidence et Matignon ont semble-t-il décidé de s’asseoir sur cette disposition légale, sans se donner la peine de la faire abroger par le Parlement, et l’opposition ne dénonce même pas ce comportement illégal, alors …

À long terme, nous avons besoin principalement de deux changements stratégiques. Le premier est d’en finir avec la confusion actuelle entre le rôle du législateur et celui du gestionnaire du système des retraites par répartition. Le législateur a vocation à définir les règles du jeu, par exemple en imposant au gestionnaire de respecter l’équilibre budgétaire, et en définissant les paramètres sur lesquels il peut agir pour ce faire. Aujourd’hui, et depuis fort longtemps, c’est la loi qui sert à faire des ajustements paramétriques, pompeusement nommés « réformes ». Les pouvoirs publics voudraient faire descendre les gens dans la rue à chaque tour de vis, ils ne pourraient pas s’y prendre mieux. Le Parlement ne décide rien, cela est le fait du gouvernement après concertation ou négociation avec les partenaires sociaux, mais il sert de tam-tam pour ameuter grévistes et manifestants. Ces négociations ont elles aussi pour effet d’annoncer à son de trompes que c’est le moment de descendre dans la rue. Il faut bien plutôt des décisions prises par les gestionnaires, qui peuvent être les partenaires sociaux : qu’ils discutent entre eux les réglages paramétriques à effectuer, dès lors que le Gouvernement n’est pas dans le coup il y aura beaucoup moins de battage. D’ailleurs, ces ajustements seront fréquents, par exemple annuels, voire semestriels, ce qui achèvera de désamorcer la bombinette sociale qu’ils constituent lorsqu’il s’agit de gros ajustements réalisés à intervalles assez éloignés. On manifeste moins facilement contre de petits ajustements répétitifs à caractère clairement technique que contre d’assez gros ajustements de nature clairement politique.

Le second changement de stratégie concerne le rôle du législateur. Si la gestion, y compris les ajustements paramétriques récurrents, doivent être laissés à l’instance ad hoc, non gouvernementale, le cadre législatif doit en revanche être transformé rapidement par une opération de type blitzkrieg, réalisée une fois pour toutes (ou du moins pour longtemps). Un changement structurel cause bien moins de désagrément à la population s’il est réalisé en une seule fois que s’il est divisé en dix étapes successives. Les réformes successives d’ampleur moyenne sont comparables à l’histoire de la queue du chat : s’il faut l’amputer, le vétérinaire se fera bien moins griffer en opérant une seule fois qu’en faisant revenir dix fois le pauvre animal sur le billard pour lui en couper chaque fois un ou deux centimètres. Ayons donc pitié du chat (les Français – c’est parce que je les aime bien que je les compare ici à l’animal que je préfère) et du vétérinaire (les pouvoirs publics) : orientons-les vers la solution expéditive, l’opération complète, le big-bang nous faisant passer un beau jour (mais après une longue préparation) d’une quarantaine de régimes ingouvernables à un seul, convenablement bâti, comme il en existe aux États-Unis et en Suède.

Cette proposition est aux antipodes de la stratégie des « petits pas ». Celle-ci a généralement la faveur du monde politique, pour deux raisons principalement : la première est que faire en dix fois ce que l’on pourrait faire en une seule, c’est l’occasion de paraître dix fois plus devant les caméras ; la seconde, c’est que les pouvoirs publics ne sont pas en situation de préparer une réforme d’envergure. Il leur manque pour cela à la fois le temps (un quinquennat est très court pour préparer et réaliser une grande réforme des retraites) et les compétences (les gouvernants, à quelques heureuses exceptions près, vivent au jour le jour, envisageant et menant des opérations modestes qu’ils empilent les unes sur les autres en espérant que l’ensemble ressemblera vaguement à une politique).

Ces dernières considérations montrent certes que l’on ne peut guère prévoir la mise en œuvre de la stratégie que je préconise pour ne pas répéter les errements antérieurs. Néanmoins, il existe ce que Taleb appelle des cygnes noirs, ou encore « la puissance de l’imprévisible » : sait-on jamais ?

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