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Les dirigeants occidentaux doivent revoir leur approche de la R&D.
Les dirigeants occidentaux doivent revoir leur approche de la R&D.
©Reuters

Bonnes feuilles

Des entrepreneurs en Inde, en Chine, au Brésil ou en Afrique parviennent à transformer les contraintes en opportunités et à faire plus avec moins, grâce à un nouveau mode de management, "l'innovation Jugaad". Navi Radjou, Jaideep Prabhu et Simone Ahuja en expliquent les grands principes. Extrait de "L'Innovation jugaad. Redevenons ingénieux !" (2/2).

Navi Radjou,Jaideep Prabhu et Simone Ahuja

Navi Radjou,Jaideep Prabhu et Simone Ahuja

Navi Radjou, français d’origine indienne, est consultant en innovation et leadership, basé dans la Silicon Valley. Membre du World Economic Forum, il est aussi co-auteur de From Smart To Wise.

Jaideep Prabhu est professeur titulaire  de la chaire Jawaharlal Nehru en business et management indien et directeur du centre for India & Global business à la Judge Business School de l’université de Cambridge.

Simone Ahuja a créé Blood Orange, cabinet de conseil en marketing et en stratégie basé à Minneapolis et à Mumbai et spécialisé en innovation dans les pays émergents.

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Pour réussir à l’ère naissante de la rareté, les dirigeants occidentaux doivent revoir leur approche de la R&D avec détermination, ainsi que leurs modèles économiques, systèmes d’ incitation commerciale et de marketing, qui ont tous été conçus pour gagner à l’ ère de l’ abondance. Plutôt que de céder aux demandes de Wall Street de recherche de profits à court terme, les dirigeants des entreprises occidentales doivent restructurer leurs organisations pour renforcer leur capacité à long terme à concevoir et à fournir des solutions abordables et durables pour des consommateurs économes. Voici quelques suggestions pour entreprendre de tels changements systémiques.

Lier la rémunération des dirigeants seniors à la performance frugale

Il ne suffit pas pour les dirigeants d’ adopter un état d’ esprit frugal et de s’ efforcer de faire plus avec moins. Ils doivent également encourager leurs cadres à faire de même, par exemple en liant la rémunération des cadres supérieurs à des indicateurs de performance visant à stimuler la frugalité. Prenons le cas de Ramón Mendiola Sánchez, P.-D.G. de Florida Ice & Farm Co., producteur et distributeur d’ aliments et de boissons au Costa Rica qui est profondément engagé dans le développement durable. En 2008, Mendiola met en place un tableau de bord équilibré avec un ensemble d’ indicateurs clés de performance (KPI) pour suivre la façon dont son entreprise réduit sa consommation de ressources naturelles, comme l’ eau, tout en fournissant plus de valeur aux clients et aux autres parties prenantes. Il lie ces KPI à la rémunération de ses cadres supérieurs afin de les motiver : 50 % ou plus de leur salaire sera lié à leurs capacités à remplir – ou dépasser – les objectifs des KPI. Mendiola donne l’ exemple puisqu’ il lie 65 % de sa propre rémunération au tableau de bord, qui combine des indicateurs financiers, sociaux et environnementaux pour calculer un « triple bilan économique », ou PPP (pour Personnes, Planète et Profit).

Cette stratégie a été couronnée de succès : depuis sa mise en oeuvre, les cadres supérieurs de Florida Ice & Farm ont trouvé des façons créatives de faire plus avec moins en motivant leurs équipes afin d’ améliorer les procédés de fabrication et de distribution et d’ aider les collectivités locales à mieux préserver les ressources naturelles. Sous la direction de Mendiola, Florida Ice & Farm a réduit la quantité d’ eau nécessaire à la production d’ un litre de boisson : de 12 litres elle est passée à 4,9 litres et l’ objectif est d’ atteindre 3,5 litres. L’ entreprise a également éliminé les déchets solides de toutes ses activités et est en bonne voie pour atteindre un autre objectif, qui est de devenir « neutre en eau » d’ ici 2012 et « neutre en carbone » d’ ici 201729. Dans le même laps de temps, Florida Ice & Farm a réalisé un taux de croissance annuel moyen de 25 % entre 2006 et 2010, soit deux fois le taux de croissance moyen réalisé par les autres industries dans ce secteur. Mendiola constate : « Par le biais des incitations, nous motivons nos employés à tous les niveaux pour faire preuve de créativité et inventer des moyens économes et durables afin de fournir une valeur beaucoup plus grande à tous nos partenaires, et cela en utilisant beaucoup moins de ressources naturelles, donc en économisant des sommes considérables. »

Les dirigeants doivent exiger de la R&D qu’ elle fasse plus avec moins

La récession oblige de nombreux dirigeants occidentaux à réduire leurs dépenses de R&D avec l’ espoir d’ augmenter leurs performances dans l’ innovation à moindre coût. Mais cela n’ arrive que lorsque les ingénieurs et les scientifiques sont exposés à des projets stimulants qui les incitent à faire plus avec moins. Par exemple, dans les années 1990, Louis Schweitzer, ancien P.-D.G. de Renault, s’ est rendu en Russie, où il a constaté que des voitures à bas prix comme la Lada, qui ne coûtait alors que 6 000 euros (7 800 dollars), se vendaient mieux que ses propres modèles à 12 000 euros (15 600 dollars). À la suite de cette visite, M. Schweitzer a lancé un défi à ses équipes de R&D pour qu’ elles mettent au point une voiture moderne, fiable et à moins de 6 000 euros. Schweitzer explique : « En voyant ces voitures vétustes, j’ ai trouvé inacceptable que le progrès technique ne permette pas de développer une bonne voiture pour 6 000 euros. J’ ai rédigé un cahier des charges en trois mots – moderne, fiable et abordable –, et j’ ai ajouté que tout le reste était négociable31. » Le résultat a été la Logan, une voiture sans fioritures au prix de 5 000 euros, qui, depuis son lancement en 2004, et notamment au moment de la récession, est devenue la vache à lait de Renault, autant sur les marchés européens que dans de nombreux pays en développement. Fait intéressant, le successeur de Schweitzer, Carlos Ghosn, qui a inventé le terme « ingénierie frugale » en 2006, est en train de pousser l’ équipe R&D en France à faire encore plus avec moins pour concurrencer efficacement les constructeurs automobiles des marchés émergents tels que Tata Motors, qui a lancé en 2009 la voiture Nano à 1 500 euros (2 000 dollars).

Les responsables marketing doivent créer des marques distinctes pour leurs produits abordables

Pour réduire les problèmes de dilution de la marque et assurer une meilleure couverture du marché, les sociétés occidentales ont besoin de créer des marques distinctes pour les différents segments de marché. Étant donné qu’ elles ont déjà des marques bien établies pour les segments de prix plus élevés, elles doivent en développer des distinctes pour leurs segments abordables. Par exemple, le groupe Starwood a ouvert deux chaînes d’ hôtels abordables mais chics – Aloft et Element – pour répondre aux besoins de consommateurs attentifs aux prix33. De même, dans une tentative d’ atteindre les consommateurs plus « grand public », la designer haut de gamme Vera Wang a récemment adopté une approche à trois niveaux pour sa marque : la gamme supérieure comprend ses collections de mariage et de luxe, la gamme intermédiaire, sa ligne éponyme, est vendue à des prix abordables, et la gamme inférieure comprend des marques à prix budget comme Simply Vera, qui se vendent comme des petits pains dans la grande distribution34. De la même façon, des restaurateurs haut de gamme et des chefs étoilés ont maintenant des lieux à bas prix pour fournir des produits gastronomiques à des prix abordables. À New York, les traditionnels camions utilisés pour la vente de hot-dogs, vendent désormais des pinces de homard, de la crème glacée artisanale Van Leeuwen et même des plats sophistiqués conçus par des chefs célèbres.

Créer pour les commerciaux des systèmes d’ incitation à vendre des produits abordables

Les entreprises occidentales devraient reconnaître que l’ innovation jugaad ne consiste pas seulement à concevoir des produits d’ incitation à la vente avec leur stratégie de faire plus avec moins. Ces entreprises peuvent y parvenir en réorganisant leur force de vente autour des lignes de la marque, avec des vendeurs différents selon les segments, bas et haut de gamme. Cela permettra également de réduire toute résistance interne basée sur la peur de la cannibalisation. Mieux encore, une saine concurrence interne entre les divisions pourraient inciter les responsables des ventes et du marketing des différentes marques à être plus innovants dans la façon dont ils gagnent et conservent leurs clients respectifs. Pendant des décennies, Procter & Gamble a maintenu une structure commerciale unique, vendant des produits haut de gamme à des consommateurs de classe moyenne. Cependant, à l’ heure où le pouvoir d’ achat de la classe moyenne diminue, l’ entreprise a restructuré sa force de vente : deux groupes distincts ciblent désormais les segments à revenus élevés et ceux à faibles revenus35. abordables, mais aussi à vendre ces produits avec succès. Le succès n’ arrivera pas tant que les commerciaux ne seront incités qu’ à vendre des articles chers. Il faut au contraire aligner les mesures d’ incitation à la vente avec leur stratégie de faire plus avec moins. Ces entreprises peuvent y parvenir en réorganisant leur force de vente autour des lignes de la marque, avec des vendeurs différents selon les segments, bas et haut de gamme. Cela permettra également de réduire toute résistance interne basée sur la peur de la cannibalisation. Mieux encore, une saine concurrence interne entre les divisions pourraient inciter les responsables des ventes et du marketing des différentes marques à être plus innovants dans la façon dont ils gagnent et conservent leurs clients respectifs. Pendant des décennies, Procter & Gamble a maintenu une structure commerciale unique, vendant des produits haut de gamme à des consommateurs de classe moyenne. Cependant, à l’ heure où le pouvoir d’ achat de la classe moyenne diminue, l’ entreprise a restructuré sa force de vente : deux groupes distincts ciblent désormais les segments à revenus élevés et ceux à faibles revenus.

Concevoir de toutes pièces des solutions abordables

Les équipes R&D devraient cesser leur quête de « produits parfaits » ultra sophistiqués et se concentrer plutôt sur le développement de solutions « satisfaisantes ». Par « satisfaisantes », nous n’ entendons pas des versions édulcorées de produits haut de gamme existants, ce qui pourrait laisser les clients frustrés et insatisfaits. Et même si une telle approche de simplification pourrait aider à réduire les coûts à court terme, les entreprises devraient en payer le prix ultérieurement car les concepteurs auraient à retourner à leur table de travail pour régler des problèmes liés à ces « solutions miracles ». Les ingénieurs occidentaux ont plutôt besoin de créer des solutions abordables de toutes pièces. Les marchés émergents peuvent les aider en cela : ils offrent aux ingénieurs occidentaux un terrain d’ entraînement sur lequel pratiquer une telle innovation frugale. En effet, quelques avant-gardistes occidentaux utilisent déjà, dans tous les secteurs, leurs équipes R&D dans les pays émergents, notamment l’ Inde et la Chine, pour développer des solutions minimalistes susceptibles d’ offrir plus de valeur à leurs clients. Par exemple, les ingénieurs R&D de GE Healthcare en Inde sont parvenus à élaborer des solutions alternatives d’électrocardiographe (ECG), moins coûteuses que le haut de gamme, afin de servir les populations locales dont les moyens sont limités. Pour cela, ils n’ ont pas démonté les produits existants de GE, ils sont retournés à leur planche à dessin et, sur la base d’ une observation approfondie des consommateurs, ils ont développé le MAC i, un ECG portable avec des fonctionnalités de base et une batterie longue durée dont le prix tourne autour de 500 dollars, un vingtième du coût des ECG disponibles dans les pays occidentaux36. Autre exemple, le modèle Nokia 1100, un téléphone portable ultra low-cost avec une interface simple et une lampe de poche pour aider les utilisateurs à suivre leur chemin dans l’ obscurité, a été conçu dès le départ pour les marchés émergents. Ce produit a rencontré un énorme succès en Inde et en Afrique, où des millions de personnes vivant sans électricité trouvent précieuse une fonction aussi simple qu’ une lampe de poche.

Engager le dialogue sur la durabilité avec les consommateurs éco-responsables

Les médias sociaux tels que Facebook et Twitter ont donné naissance à des communautés de consommateurs bien informées et puissantes à travers le monde. Souvent, les consommateurs qui participent à ces communautés se rassemblent sur des pages de fans de produits ou des sites créés par d’ autres consommateurs, en marge de l’ entreprise qui offre ces produits. Ils sont la plupart du temps jeunes, frugaux et soucieux de l’ environnement. Ils ne sont pas seulement à la recherche d’ une bonne affaire ; ils recherchent aussi des produits qui entrent dans leur système de valeurs personnel et sont prêts à les mettre en concurrence. Ces communautés de consommateurs peuvent aider à promouvoir leurs marques préférées, ou entraîner a contrario la disparition des marques qu’ ils n’ aiment pas. Les entreprises doivent s’ engager de manière proactive avec ces communautés sur des questions telles que la durabilité et la rareté des ressources, et utiliser un tel engagement pour trouver des moyens de faire plus avec moins de ressources naturelles. Les communautés de consommateurs peuvent aider les entreprises non seulement à élaborer leurs propres stratégies, mais aussi à renforcer leur image de marque et à se différencier de leurs concurrents. Parce que la plupart des entreprises ont toujours du mal à comprendre comment collaborer avec les communautés d’ internautes, les entreprises qui réussissent à le faire peuvent se démarquer de la concurrence et gagner une fidélité à leur marque sur le long terme.

Un engagement partenarial fort

Engager un partenariat avec des acteurs extérieurs clés est un puissant moyen pour permettre aux entreprises de tirer un meilleur parti de leurs finances limitées en R&D. Ces partenaires peuvent en effet apporter de meilleures idées que celles qui circulent dans les entreprises, aider à développer des idées de manière plus efficace, plus rentable, ou encore permettre de commercialiser ces idées plus largement et à moindre coût. Un exemple remarquable : Procter & Gamble (P&G). En 2000, A. G. Lafley, alors directeur général de P&G, notait que « pour chaque chercheur de P&G, il y a 200 scientifiques et ingénieurs ailleurs dans le monde qui sont tout aussi bons, soit un total de 1,5 million de personnes dont nous pourrions utiliser les talents37 ». Lafley voulait puiser dans cette matière grise mondiale afin que P&G innove plus largement, plus radicalement et plus rapidement, mais sans avoir à investir davantage dans la R&D interne. Pour cela, il a lancé un défi à ses équipes internes de R&D : en dix ans, P&G devait passer du statut de société de R&D (recherche et développement) à une organisation de C&D (connexions et développement) capable d’ acquérir à l’ extérieur jusqu’ à 50 % de ses nouvelles idées de produits. Pour atteindre cet objectif ambitieux, Lafley a élargi l’ ancien modèle de R&D de P&G en l’ ouvrant à un large éventail de créatifs externes parmi les clients, les fournisseurs, les universités, les sociétés de capital-risque ou encore les think-tanks. Dans une situation précise, P&G a trouvé une solution externe rentable et rapide en réponse au problème de l’ impression de quiz à l’ encre comestible sur des chips Pringles. Plutôt que de résoudre le problème en interne (comme elle l’ aurait fait dans le passé, pour un coût élevé), l’ entreprise a utilisé ses liens avec les universités du monde entier pour finalement identifier un professeur à Bologne, en Italie, qui avait déjà mis au point un système d’ impression sur pizza et sur pain. P&G a ensuite travaillé avec ce professeur pour adapter sa solution sur des chips. Cette collaboration a abouti à un succès commercial du produit sans avoir engendré d’ énormes dépenses en R&D.

Les stratégies que nous venons d’ évoquer sont parmi les plus communément adoptées par les entreprises occidentales qui s’ inspirent de l’ approche jugaad de l’ innovation. Ce sont aussi celles que nous recommandons de plus en plus aux dirigeants occidentaux qui nous demandent notre avis sur l’ intégration d’ une approche frugale – faire plus avec moins – dans leurs organisations. Parmi toutes les invitations à procéder à l’ application des principes jugaad que nous avons reçues en tant que consultants, l’ une est particulièrement mémorable.

Extrait de "L'Innovation jugaad. Redevenons ingénieux " (Les Éditions Diateino), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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