Paresse intellectuelle ? Ce risque que la gauche fait courir à la France en n'ayant aucun autre logiciel de pensée que celui d'une social-démocratie dépassée<!-- --> | Atlantico.fr
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La social-démocratie de la gauche au pouvoir est-elle incapable de prendre la mesure de l'ampleur de la crise ?
La social-démocratie de la gauche au pouvoir est-elle incapable de prendre la mesure de l'ampleur de la crise ?
©Reuters

Butée

Alors que Daniel Cohn-Bendit a déploré le week-end dernier dans le Monde la "paresse de la gauche", Jean-Marie Le Guen a reconnu lundi que le PS s'était rendu coupable ces 20, 30 dernières années d'une "certaine forme de paresse intellectuelle. C’est, pour partie, un échec collectif."

Fabien Escalona - Gérard Grunberg - Mathieu Vieira

Fabien Escalona - Gérard Grunberg - Mathieu Vieira

Fabien Escalona est chercheur en science politique à l’IEP de Grenoble (Pacte). Auteur de La social-démocratie, entre crises et mutations (Fondation Jean Jaurès, 2011). Co-directeur de European Social Democracy During the Global Economic Crisis : Renovation or Resignation ? (Manchester University Press, 2013).

Gérard Grunberg est directeur de recherche émérite CNRS au CEE, Centre d'études européennes de Sciences Po. 

Mathieu Vieira est chercheur en science politique à l’IEP de Grenoble et à l’Université Libre de Bruxelles ; Ater à l’IEP de Lille. Co-directeur d’Une droitisation de la classe ouvrière ? (Economica, 2012). Co-directeur de European Social Democracy During the Global Economic Crisis : Renovation or Resignation ? (Manchester University Press, 2013).

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Atlantico : Dans une interview accordée au journal Le Monde le week-end dernier, Daniel Cohn-Bendit dit déplorer "la paresse de la gauche" ainsi que l'incapacité de la social-démocratie à prendre la mesure de l'ampleur de la crise et à fournir des réponses. Ce diagnostic d'une "paresse intellectuelle", conforté par Jean-Marie Le Guen lundi matin, est-il fondé ?

Fabien Escalona : Je laisse de côté le jugement de valeur sur « la paresse », pour partager un sentiment d’étrangeté face à la prudence et à l’orthodoxie de l’action menée, comme si nous étions dans une période de politique ordinaire. Je ne suis pas sûr pour autant que les sociaux-démocrates sous-estiment la gravité de la crise.

En revanche, ils ont peut-être la tentation de croire en un « retour à la normale » dans un avenir proche, ce qui ne se produira probablement pas. Il faut parfois se dégager des soubresauts de l’actualité, pour prendre la mesure de la « phase critique » que nous vivons. Il s’agit rien moins que de l’effondrement de la configuration néolibérale du capitalisme, qui s’était mise en place depuis trente ans et qui avait succédé à la configuration keynésienne et fordiste issue des années 1930-1940.

Alors que ces deux « ordres productifs » ont épuisé leurs potentiels respectifs, la bataille pour une « re-régulation » progressiste du système est rendue très compliquée par l’état du rapport de forces social et de l’environnement géopolitique et institutionnel. Recréer les « Trente glorieuses » semble d’autant plus chimérique que le retour à des hauts niveaux de croissance apparaît peu crédible et peu souhaitable, compte tenu du déclin durable des gains de productivité et de la préservation nécessaire de l’écosystème. Face à cela, franchement, toutes les forces politiques sont à la peine pour fournir des réponses adéquates !

Gérard Grunberg :La social-démocratie n'a jamais fait l'unanimité dans tous les pays à toutes les époques. Elle a toujours hésité entre une position favorable aux politiques keynésiennes et celle des  compromis avec le patronat sur les politiques de l'offre. Le socialisme français a longtemps reproché au socialisme européen de faire des compromis avec le capital, ce qui était le principal motif de la condamnation du modèle .Lors de la refonte du PS en 1971, les socialistes ont beaucoup insisté sur la rupture avec le capitalisme, il y a eu pendant très longtemps un rejet de la social-démocratie. Il y a très peu de temps finalement que les socialistes français s'affirment comme sociaux-démocrates. Et même si aujourd'hui la plupart d'entre eux s'affirment comme tels aujourd'hui au sein du PS, on voit bien qu'il y a de très grandes différences de vision sur ce que devrait être la vision social-démocrate : certains pensent qu'il faudrait une politique ouvertement keynésienne, et puis il y a ceux qui pensent, dont Hollande, qu'il faut d'abord s'occuper de la compétitivité et de l'état des entreprises, ainsi que de la diminution des dépenses publiques. 

Le problème, c'est que ces deux politiques ont l'air de se fondre l'une dans l'autre : en réalité le gouvernement éprouve des grandes difficultés naturelles à baisser significativement les dépenses publiques. Quand on connait le fonctionnement de l'Etat,  on sait qu'il n'y a rien de plus difficile que de diminuer les dépenses publiques. Ou bien il faut prendre des décisions dures et courageuses. Pour l'instant, le président de la République semble avoir reculé face à ces problématiques : il a annoncé son refus de l'austérité, ainsi que le report des objectifs fixés.

Derrière le vernis, François Hollande avait-il vraiment un plan d'action pour mettre en oeuvre ses promesses ou bien s'est-il retrouvé pris au piège d'une idéologie finalement inopérante ?

Fabien Escalona : Il me semble que son plan d’action consiste non seulement à rétablir les comptes publics pour ne pas exposer la crédibilité de la France sur les marchés financiers, mais aussi à faire le plus d’efforts possible tant que les taux d’intérêts sur la dette publique sont faibles. Ces efforts sont censés préparer le pays à profiter d’un hypothétique « retour de la croissance ». On peut légitimement discuter la crédibilité d’une telle stratégie, mais je n’y vois pas de parti pris idéologique fort. Quant aux promesses, elles ont été assez peu nombreuses. Le respect de certaines d’entre elles a certes été fortement remis en question, mais ce qui a été reproché au gouvernement est plutôt le caractère timoré de son action, plutôt que l’idéologie qui la sous-tendait.  

Gérard Grunberg : Hollande est personnellement convaincu qu'il faut aller dans le sens de réduction des déficits. Il l'avait d'ailleurs dit bien avant d'être président, pendant la campagne présidentielle. C'est ce sens-là qu'il veut donner à sa politique : il a ratifié le pacte de stabilité budgétaire etc. Il va simplement, dans l'état de division du gouvernement du PS ajoutée aux difficultés de l'économie française et ses extraordinaires difficultés à réduire les dépenses publiques, se trouver dans une position floue et difficile à affirmer. Hollande n'apprécie pas beaucoup les crises, il préfère régler les problèmes par un relatif consensus, il va donc essayer d'éviter une crise interne. La question est de savoir s'il y arrivera.

La social-démocratie est-elle forcément une impasse ou seulement la façon dont elle a été interprétée et incarnée par François Hollande ? 

Fabien Escalona : On peut remettre en cause l’idée que la social-démocratie serait un « logiciel » figé, alors qu’elle d’abord été un type d’organisation partisane et une méthode de gouvernement. Cela dit, on peut défendre que si « logiciel » il y a, il repose sur deux impensés problématiques : celui du compromis et celui du productivisme. Bien sûr, la recherche de compromis institutionnalisés impliquait que les conflits entre intérêts sociaux étaient reconnus par la social-démocratie. Le souci, c’est que le degré de conflictualité nécessaire à la protection des intérêts des classes populaires s’est élevé, et que la social-démocratie n’a pas suivi.

Quant au productivisme, il repose sur la conviction que l’accumulation de richesses reste indispensable pour atteindre le bien-être collectif, alors qu’elle nourrit des problèmes incommensurables pour les sociétés humaines. Pour terminer, je dirais qu’une des réalisations majeures de la social-démocratie, au cours du siècle passé, a été la restauration démocratique de la « primauté du politique » sur le fatalisme économique et les intérêts des privilégiés. Cette idée ne me semble pas être une impasse, mais pour la réaliser à nouveau, il faut solder les deux impensés que je viens d’évoquer.

Mathieu Vieira : L’impasse dans laquelle François Hollande et l’ensemble des sociaux-démocrates européens se trouvent est à la fois imputable à la crise de la famille sociale-démocrate et à la crise de l’économie monde capitaliste. Dans un ouvrage à paraître prochainement, nous expliquons la crise de la famille sociale-démocrate à travers quatre dilemmes , que cette dernière n’a toujours pas résolus.

Le premier est celui de l’unité de la famille : comment la maintenir après les élargissements successifs ? Le second est celui de son électorat : quelle coalition électorale majoritaire et stable ? Le troisième est celui de son projet : quelle alternative crédible au néolibéralisme ? Le quatrième est celui de l’intégration européenne : comment mettre en œuvre un projet social-démocrate dans un système institutionnel conservateur ? Outre la résolution de ces quatre dilemmes, une alternative sociale-démocrate à la crise actuelle nécessiterait une politique de rupture à l’échelle nationale et européenne. Or, les politiques menées par les rares gouvernements sociaux-démocrates européens ne semblent pas aller dans cette direction.

Gérard Grunberg : Le débat entre social-démocratie et social-libéralisme  lancé par Tony Blair en 1997 est toujours d'actualité : Le parti démocrate italien, qu'on peut un peu assimiler à la social-démocratie, est en train d'éclater, divisé entre une gauche traditionnelle de relance et de l'autre une gauche davantage favorable à la politique social-libérale. En France, même s'il n'y a jamais eu de vrai défenseur de la politique social-libérale, le débat reste présent. Louis Gallois qui prônait la compétitivité à tout prix affirme  aujourd'hui que "l'addition des politiques d'austérité conduit dans le mur". Il y a une hésitation chez les socialistes français aujourd'hui vis-à-vis de la politique à mener, alors qu'il faudrait que François Hollande se lance clairement dans une politique beaucoup plus stricte.  La question est de savoir jusqu'où l'Allemagne acceptera qu'on ne remplisse pas nos objectifs et qu'on ne respecte pas nos engagements. Surtout que les relations franco-allemandes, en particulier entre Merkel et Hollande sont loin d'être sereines. 

La France et l'Europe, par extension, sont-elles finalement victimes d'une absence de vision ?

Mathieu Vieira : La question n’est pas tant l’absence de vision européenne (largement partagée par l’ensemble des familles politiques) que l’absence d’alternative à l’ordolibéralisme prôné par les conservateurs allemands. Reste à savoir si une telle alternative est susceptible d’émerger dans un système institutionnel conservateur, et si le Pacte budgétaire n’empêche pas toute politique néo-keynésienne. Au-delà des slogans fétiches « plus d’Europe » et « l’Europe sociale », rabâchés depuis trois décennies, l’horizon d’ « une autre Europe » n’est envisageable que si les sociaux-démocrates prennent conscience de ce que Fabien Escalona et moi-même avons appelé le « pacte faustien » de l’intégration européenne.

En voulant retrouver des marges de manœuvre via la construction européenne, les sociaux-démocrates ont contribué à légitimer un cadre favorable aux conservateurs, qui entérine la politique de l’offre. Autrement dit, la social-démocratie se retrouve piégée par un « verrou » néo-libéral qu’elle a elle-même participé à construire. Une alternative visant à enrayer la spirale des plans d’austérité supposerait au contraire de reconquérir les moyens d’un contrôle public de l’économie.  

Gérard Grunberg : Il y a clairement un manque de vision, Hollande n'a jamais donné sa véritable vision européenne. Là encore probablement en raison des divisions internes du Parti Socialiste. Comme Angela Merkel exige des efforts faits par les différents pays, et qu'apparemment Hollande considère, à tort ou à raison,  qu'il ne faut pas les faire, ou en tout cas pas les faire tout de suite, c'est problématique. Même s'il a une vision, n'étant pas négociable avec l'Allemagne, c'est problématique.

Comment cette défaillance se paie-t-elle concrètement ?

Fabien Escalona :Cela se paie par une absence de solution à l’hétérogénéité des pays partageant la monnaie unique. Le mélange chaotique de plans de sauvetage et de cures d’austérité fait pour l’instant office de réponse, mais ne permet pas de régler cette crise propre à la zone euro. Même si les sociaux-démocrates devenaient majoritaires, une réponse cohérente ne serait pas forcément au bout du chemin.

Dans la bataille contre l’austérité, même si François Hollande se muait en général « révolutionnaire » (pour reprendre l’expression d’Emmanuel Todd), il manquerait singulièrement de renforts. Alors qu’en Italie le centre-gauche n’est même pas parvenu à sécuriser une majorité pour gouverner le pays, le SPD allemand risque lui aussi d’être le prochain « Grouchy » de la social-démocratie européenne. Sur le rôle de la BCE ou la discipline budgétaire, par exemple, il n’est pas sûr qu’il se révèle un allié de choix pour bouleverser le jeu européen.

Mathieu Vieira : Comme l’explique très justement Gaël Brustier dans La guerre culturelle aura bien lieu, les renoncements de la gauche ont favorisé l’hégémonie culturelle de la droite. Cette défaillance se paie de fait par une droitisation des sociétés européennes depuis une décennie. La droite ne cesse ainsi d’engranger les victoires électorales. Et lorsqu’elle perd, ceci est plus le résultat mécanique de la sanction des gouvernements sortants en temps de crise, que d’un véritable enthousiasme pour les idées sociale-démocrates.  

Gérard Grunberg : Elle se paye par la faiblesse de la France en tant que force politique dans l'ensemble européen. Elle ne se paye pas encore dans les marchés - la France continue d'emprunter à des taux bas- mais se paye quand même dans la dégradation relative de l'économie française par rapport à d'autres pays. Au niveau national, nous nous trouvons dans un début de crise politique. Entre les désaccords entre les extrêmes et le centre, et ceux entre la droite et la gauche, il n'y a plus beaucoup de base large de légitimité pour le pouvoir.

Existe-t-il aujourd'hui une alternative crédible et réaliste pour la gauche française ? Quel pourrait être la logiciel de pensée qui permettrait de réconcilier la majorité ?

Fabien Escalona : Sans être totalement relativiste, la crédibilité et le réalisme ne sont pas des catégories objectives, ils finissent par être reconnus ou admis à l’issue d’une bataille idéologique, culturelle. Par exemple, si certains au sein de la gauche radicale considèrent que l’ « éco-socialisme » est le seul logiciel vraiment adapté à la crise, force est de constater qu’il n’a pas franchi le seuil de crédibilité électorale. Quant à la réconciliation de la majorité, si l’on considère que celle-ci inclut le Front de Gauche, elle ne sera possible que sur la base d’une logique « anti-austéritaire », qui s’attaquerait aux piliers européens de l’orthodoxie économique. « Les Economistes atterrés » sont un groupe assez représentatif de cette orientation. En revanche, si François Hollande veut assumer jusqu’au bout la contraction de la dépense publique et l’acceptation du cadre européen actuel, il ne devra compter que sur la bonne discipline des troupes socialistes.

Gérard Grunberg : Il n'y a aucune politique alternative à gauche qui pourrait fonctionner. Quant à la droite, elle est en bien mauvais état aussi. Il y a une grande partie du PS qui continue à proposer une vision très sociale et peu économique du pays. Le gouvernement est obligé de faire des efforts compte-tenu des engagements pris et à la difficulté de la situation économique. Mais cela s'annonce très difficile pour le gouvernement. 

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