L'impatience, cause profonde de l'échec de l'Occident à gérer la pandémie ?<!-- --> | Atlantico.fr
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coronavirus covid-19 planète anticipation impatience Branko Milanovic
coronavirus covid-19 planète anticipation impatience Branko Milanovic
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Erreurs stratégiques

Branko Milanovic revient sur les failles des pays qui étaient considérés comme les mieux préparés pour affronter la pandémie de Covid-19. Pour Branko Milanovic ces erreurs sont liées à une culture de l'impatience, du désir de résoudre rapidement tous les problèmes et de ne supporter que des coûts très limités.

Branko Milanovic

Branko Milanovic

Branko Milanovic est chercheur de premier plan sur les questions relatives aux inégalités, notamment de revenus. Ancien économiste en chef du département de recherches économiques de la Banque mondiale, il a rejoint en juin 2014 le Graduate Center en tant que professeur présidentiel invité.

Il est également professeur au LIS Center, et l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Global Inequality - A New Approach for the Age of Globalization et The Haves and the Have-Nots : A Brief and Idiosyncratic History of Global Inequality.

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 En octobre 2019, l'université Johns Hopkins et l'Economist Intelligence Unit ont publié un rapport sur la préparation à l'épidémie mondiale (Global Health Security Report). Jamais un rapport sur un sujet mondial aussi important n'a été aussi opportun. Et il n'a jamais été aussi mauvais.

Selon le rapport, les pays les mieux préparés sont les trois suivants : les États-Unis (en réalité, le nombre de décès par million d’habitants à la mi-décembre 2020 était de près de 1000), le Royaume-Uni (le même) et les Pays-Bas (près de 600 par million). Le Vietnam est classé 50e (alors que le nombre de décès par million d’habitants est actuellement de 0,4), la Chine 51e (3 décès par million) et le Japon 21e (20 par million). L'Indonésie (69 décès par million) et l'Italie (près de 1100 décès par million) sont classées au même rang ; Singapour (5 décès par million) et l'Irlande (428 décès par million) sont classées l'une à côté de l'autre. Les personnes vraisemblablement les plus qualifiées pour savoir comment se préparer au mieux à une pandémie ont échoué de façon colossale.

Leur erreur confirme combien il est inattendu et difficile d'expliquer la débâcle des pays occidentaux (où j'inclus non seulement les États-Unis et l'Europe, mais aussi la Russie et l'Amérique latine) dans la gestion de la pandémie. Les explications possibles ne manquent pas depuis que l'échec est devenu évident : gouvernements incompétents (surtout Trump), confusion administrative, "libertés civiles", sous-estimation initiale du danger, dépendance à l'égard des importations d’équipements de protection individuelle... Le débat va se poursuivre pendant des années. Pour utiliser une analogie militaire : la débâcle du Covid est comme la débâcle française en 1940. Si l'on se base sur des critères objectifs (nombre de soldats, qualité du matériel, effort de mobilisation), la défaite française n'aurait jamais dû se produire. De même, si l'on examine les critères objectifs concernant la Covid, comme l'a fait le rapport d'octobre, les taux de mortalité aux États-Unis, en Italie ou au Royaume-Uni sont tout simplement impossibles à expliquer : ni par le nombre de médecins ou d'infirmières par habitant, ni par les dépenses de santé, ni par le niveau d'éducation de la population, ni par le revenu total, ni par la qualité des hôpitaux...

L'échec est le plus flagrant lorsqu'on le compare aux pays d'Asie de l'Est qui, qu'ils soient démocratiques ou autoritaires, ont eu des résultats de très loin supérieurs à ceux des pays occidentaux. Comment cela a-t-il été possible ? Certains ont avancé que cela pourrait être dû à l'exposition préalable des pays asiatiques à des épidémies comme le SRAS, ou au collectivisme asiatique par opposition à l'individualisme occidental.

Je voudrais proposer une autre cause plus profonde de la débâcle. Il s'agit d'une spéculation. Elle ne peut être prouvée de manière empirique. Elle n'a jamais été mesurée et il est peut-être impossible de la mesurer avec un quelconque degré d'exactitude. Cette explication, c'est l'impatience.

Quand on regarde la réaction des pays occidentaux à la pandémie, on est frappé par son caractère « stop-and-go ». Des mesures de confinement ont été imposées, souvent à contrecœur, au printemps lorsque l'épidémie semblait être à son apogée, pour être libérées dès qu'il y avait une amélioration. L'amélioration était perçue par le public comme la fin de l'épidémie. Les gouvernements étaient heureux de participer à cette auto-illusion. Puis, à l'automne, l'épidémie est revenue en force, et une fois de plus, les mesures sévères ont été imposées sans enthousiasme, sous la pression et avec l'espoir qu'elles pourraient être levées pour les fêtes. 

Pourquoi les gouvernements et l'opinion publique n'ont-ils pas pris dès le début des mesures énergiques dont l'objectif n'aurait pas été simplement d'"aplatir la courbe", mais d'éradiquer le virus ou de le chasser, comme cela a été fait en Asie de l'Est, afin que seules des poussées sporadiques puissent subsister ? Ces flambées pourraient être à nouveau combattues par des mesures drastiques comme en juin dernier lorsque Pékin a fermé son plus grand marché ouvert, approvisionnant plusieurs millions de personnes, après que quelques cas de Covid aient été repérés.

Le public, et donc, je pense, les gouvernements n'ont pas voulu adopter l'approche est-asiatique de la pandémie en raison d'une culture de l'impatience, du désir de résoudre rapidement tous les problèmes, de ne supporter que des coûts très limités. Cette illusion n'a cependant pas fonctionné avec le Covid.

Je pense que l'impatience peut être liée aux idéologies et aux politiques correspondantes qui ont érigé le succès économique, idéalement atteint le plus rapidement possible (« make a quick buck »), en objectif le plus digne d'intérêt dans la vie d'une personne. Elle se reflète dans le rôle qu'a joué la financiarisation au Royaume-Uni et aux États-Unis au début, mais qui s'est ensuite répandu ailleurs. Contrairement à un effort lent et patient pour construire des choses, la financiarisation repose souvent, comme on l'a vu avant et pendant l'effondrement financier de 2007-2008, sur l’habileté, l’astuce et la vitesse, et non l'endurance et la constance. Nous avons soif de succès rapide et qu'y a-t-il de plus rapide que de devenir riche grâce à une manipulation financière ?

L'impatience se manifeste également dans l'énorme endettement des ménages, surtout aux États-Unis. En Thaïlande et en Chine, un ménage au revenu médian épargne près d'un tiers de son revenu. Un ménage au revenu médian beaucoup plus riche aux États-Unis a souvent une épargne négative. C'est tout à fait inattendu d'un point de vue économique : les ménages plus riches sont censés épargner davantage (en pourcentage de leurs revenus et bien sûr en montants absolus).

La « désépargne » est juste une autre façon de dire que la consommation d'aujourd'hui est largement préférée à celle de demain. Cela montre à son tour ce que les économistes appellent la "préférence pure pour le présent" - même si l'on peut pleinement tenir compte de l'incertitude quant à l'avenir. Entre deux consommations également certaines, l'une aujourd'hui, l'autre demain, les gens semblent préférer de beaucoup celle d'aujourd'hui. La préférence pure pour le présent n'est rien d'autre que de l'impatience.

Dans son journal, Kafka écrit qu'il y a deux vices cardinaux dont tous les autres vices dérivent : l'impatience et la paresse. Mais comme la paresse découle de l'impatience, écrit-il, il n'y en a vraiment qu'un : l'impatience. Il est peut-être temps de s'y intéresser.

Retrouver le blog de Branko Milanovic : cliquez ICI

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