Le dilemme Amazon : génie du capitalisme, arme de destruction sociale massive ou... révélateur des failles d’un État dépassé ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Amazon entreprise black friday France
Amazon entreprise black friday France
©ERIC PIERMONT / AFP

Black Friday

Bruno Le Maire a demandé ce mercredi aux commerçants de décaler la grande opération du Black Friday du 27 novembre. Le rôle d'Amazon face aux petits commerces est très critiqué ces dernières semaines. L'entreprise américaine est-elle véritablement néfaste ?

Olivier Babeau

Olivier Babeau

Olivier Babeau est essayiste et professeur à l’université de Bordeaux. Il s'intéresse aux dynamiques concurrentielles liées au numérique. Parmi ses publications:   Le management expliqué par l'art (2013, Ellipses), et La nouvelle ferme des animaux (éd. Les Belles Lettres, 2016), L'horreur politique (éd. Les Belles Lettres, 2017) et Eloge de l'hypocrisie d'Olivier Babeau (éd. du Cerf).

Voir la bio »
Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

Voir la bio »

Atlantico.fr : Pendant des années, Amazon n’a pas été rentable mais Jeff Bezos a su imposer à ses investisseurs et aux marchés une exigence de temps long. Comment Amazon est devenu un génie du capitalisme et a pu appliquer sa vision sur le long terme ?

Olivier Babeau : Amazon, c’est la plateforme par excellence. Voici une entreprise qui représente un nouveau modèle que l’on a découvert il y a une quinzaine d’années. Nous pourrions parler d’« ubérisation » mais il est plus correct de parler de « plateformisation » soit la création d’acteurs qui s’intercalent entre l’offre et la demande afin de devenir un interlocuteur indispensable. La plateforme met à profit la loi de Metcalfe : l’utilité d’un réseau est égale au carré du nombre d’utilisateurs. Il faut devenir le plus gros acteur pour survivre et le plus gros va continuer à être le plus gros. La domination entraîne ainsi la domination.

 Pendant très longtemps, ces plateformes perdent de l’argent car l’investissement doit être gigantesque. Jeff Bezos l’a très bien compris. En devenant plus grand, il y a cette sorte d’effet exponentiel ahurissant qui permet de devenir l’homme le plus riche du monde et d’obtenir la plus grande capitalisation du monde. Parti de la vente de livres, Amazon va être fournisseur de santé, d’assurances… L’ambition de ces plateformes est d’être une porte sur le monde pour les clients, mais aussi la porte du monde sur le client… et de faire payer le passage. Celui qui aura le monopole de la relation sera le maître du monde.

 Jeff Bezos a réussi à rassurer ces actionnaires et ils ont bien compris la règle du jeu : investir le plus longtemps possible pour gagner la position de leader pour survivre. C’est cette situation qui fait survivre Uber, même si cette société n’a jamais gagné un dollar. Pour ne pas tout perdre, les investisseurs continuent à mettre de l’argent. Les investisseurs ont aussi vu le potentiel d’Amazon pendant des années et Jeff Bezos leur a fait comprendre.

 Une entreprise cherche les moyens de sa pérennité. Elle est tout à fait capable de privilégier les stratégies à long terme plus que celles sur le court terme. Un dirigeant qui connait sa date de départ dans cinq ans peut privilégier le court terme, mais cela la théorie économique le sait depuis longtemps (c’est ce que l’on appelle la théorie de l’agence).

Pierre Bentata : Quand on regarde les chiffres de l’année dernière, Amazon a investi l’équivalent de 48 % de la recherche intérieure de la recherche et développement française. Quand on a une entreprise qui investit autour de trente milliards de dollars, vous avez nécessairement une société qui se donne tous les moyens pour fabriquer des algorithmes et une logistique optimale. Les investisseurs sont donc rassurés. 

Si on regarde par rapport à d’autres secteurs, le taux de rentabilité n’est pas hallucinant. Il reste similaire à ce que l’on connaît dans le retail, la rentabilité n’est pas phénoménale mais la volonté d’automatisation de l’ensemble du processus montre l’avantage énorme de la société. Tous les investisseurs comprenaient bien que cela ne pouvait que gagner en valeur sur le long terme. 

Les entreprises font souvent mieux le travail de projection sur le long terme qu’un haut commissariat au plan. Quand on est une entreprise on se concentre sur un secteur d’activité et on peut mettre la totalité de son énergie sur un seul type de projet alors qu’un commissariat au plan doit se demander comment louer les financements au projet. Ce sont des choses impossibles à penser lorsque l’on n'est pas entrepreneur. 

Malgré son succès, Amazon n’est pas dénuée de zones d’ombre. Selon une étude de Mounir Mahjoubi, Amazon s’affiche comme un pourvoyeur d’emplois alors quelle détruit plus d’emplois quelle n'en génère et potentiellement 20 200 postes auraient été supprimés dans les petits commerces. Le droit du travail, la précarité de ses travailleurs ou les abus sur la collecte des données des internautes sont-ils le point faible de l’entreprise ? Est-ce la seule entreprise de la Silicon Valley à agir de la sorte ?

Olivier Babeau : L’accélération de la polarisation de la société n’est pas le fait d’Amazon. On a d’un côté, des emplois à très forte valeur ajoutée et de l’autre la multiplication d’emplois à très faible valeur ajoutée donc très mal payés. On peut souligner que quand la grande distribution s’est développée, le même procès aurait pu lui être fait concernant les emplois. Elle a supprimé les emplois des petits commerçants des centre-villes, tué des commerces. Depuis Au Bonheur des Dames, c’est la même histoire qui se raconte.

Le risque pour Amazon n’est pas de créer des emplois précaires. Il est qu’ils disparaissent, remplacés par des robots. Tous ces entrepôts sont en fait des fourmilières de robots. Aujourd’hui, on fait le procès des mauvais emplois d’Amazon et demain on fera le procès de la grande rareté des emplois.

La question principale est celle de la valeur économique créée. Il y a une valeur réelle quand autant de personnes achètent et vendent des produits de PME, TPE via le Marketplace. On crée de la valeur pour les clients.

La question fiscale d’Amazon est aussi importante. Cette question est ouverte, le dossier n’est pas clos et la solution n’a pas été trouvée. Le bras de fer est actuellement à son paroxysme entre les États-Unis et l’Union-Européenne. Nous n’avons pas trouvé une manière de taxer dans cette situation nouvelle où la valeur est créée sans que l’entreprise soit physiquement présente. Celui qui capte la valeur n’est pas nécessairement celui qui l’aura créée. C’est dans cette situation que l’on peut voir que les institutions fiscales et économique ont été prévues pour le monde d’avant.  

Pierre Bentata : L’étude de M. Mahjoubi est une méthode purement comptable pour estimer les emplois qui n’a aucun sens économique d’observation. Le problème réel est de savoir comment des emplois créent de la valeur et sur ce plan Amazon est un créateur de valeur énorme. Cette attaque là est une mauvaise compréhension de ce qui fait la valeur dans un système économique. Ce qui crée vraiment de l’emploi n’est pas le nombre de personnes mais ça dépend du produit que l’on fabrique et de la satisfaction du client. 

Emmanuel Macron était allé inaugurer un entrepôt Amazon en 2017 en montrant que la France pouvait attirer des investissements internationaux mais le droit du travail favorise Amazon et plombe les entreprises françaises. La société est-elle vraiment le diable ou le révélateur de nos contradictions et de nos faillites politiques ?

Olivier Babeau : Amazon n’est vraiment pas le diable ; personne n’est sommé d’acheter des produits sur Amazon. Les consommateurs y vont car l’entreprise apporte un service objectif et pendant le confinement cela s’est vu. Elle a tous les avantages du privé qui marche : la rapidité, la compréhension et l’adaptation au client. Si l’État avait pu faire Amazon, il l’aurait fait sauf qu’il en est incapable. Si La Poste n’est pas devenue Amazon, c’est grâce à cette formidable vitalité et capacité d’adaptation. Amazon, ce n’est pas que du virtuel, c’est une organisation logistique extraordinaire.

Amazon révèle aussi les problématiques de ce monde nouveau dont on découvre les caractéristiques : le désordre informationnel des théories du complot, le chaos qui peut débouler sur un chamboulement politique, les transferts de pouvoir politique liés à la croissance extraordinaire des grandes entreprises (comme Facebook qui finit par avoir des caractéristiques d’État aux rôles régaliens) et la puissance économique des effets d’agrégation de la loi de Metcalfe.

Pierre Bentata : C’est une mécompréhension du système économique. C’est la même chose de considérer une entreprise qui produit de meilleurs services qu’une autre comme destructrice d’emploi. Elle ne détruit pas d’emplois, elle permet aux individus d’optimiser leur bien être. SI le but est de fabriquer de l’emploi juste pour fabriquer de l’emploi alors ce système n’est pas la meilleure solution. On remplace toutes les machines par des individus à nouveau, on aura le plein emploi mais on aura la misère à nouveau. Attaquer Amazon pour ces faits, c‘est en vouloir directement au consommateur. 

En France, les indignations pleuvent et nombreux sont ceux à appeler à ne pas acheter sur Amazon pendant le Black Friday. La réelle solution n’est-elle pas plutôt de s’attaquer à la complexité administrative française qui plombe les petites entreprises ou aux traités européens qui permettent de telles concurrence déloyales en matière de fiscalité ?

Olivier Babeau : On a tendance en France à s’attaquer à l’anecdotique car nous avons du mal à traiter les problèmes en profondeur. On se rattache alors à des choses communicables et c’est compréhensible de la part du politique. Lorsque que l’on entend aujourd’hui qu’il faut repousser le Black Friday, c’est pour cacher le marasme extrêmement préoccupant des commerces. Très souvent, lorsque l’on condamne les géants du Web c’est moins parce que l’on a une conscience claire du présent que l’on ne veut pas penser aux raisons qui ont fait que nous n’avons pas créé nous-mêmes ces entreprises.

Pierre Bentata : Il y a un volet fiscal sur l’ensemble des plateformes. Comment fiscaliser des entreprises qui sont multi-nationales et capables de faire jouer une concurrence fiscale. Prélever des impôts sur Amazon ne changera rien au problème qui est technologique et technique. Si les consommateurs préfèrent Amazon, c’est parce que le service est sans aucun équivalent. L’écosystème est entièrement tourné vers le consommateur. 

Pour faire face à cela, il faut digitaliser les petits commerces, particulièrement lorsque l’on est dans des situations comme aujourd’hui et ce n’est pas en donnant 100 euros aux petits commerces qu’on y arrivera. Il faut que l’on réfléchisse à comment on peut s’appuyer sur ce genre de plateformes pour que cela profite aux petits commerces. Nous n’avons pas eu cette réflexion car nous avons toujours fait s’affronter entreprises physiques et digitales, petits commerces/gros commerces. Au lieu de créer des synergies, on crée des fractures. On a un retard dans l’Union-Européenne sur la façon dont fonctionne ces plateformes et pour les utiliser au mieux pour développer de nouveaux services ou pour remettre les activités de commerce traditionnel. 

On essaie de légiférer sur des choses que l’on ne comprend pas et on met en place des règles qui concernent la taille alors que leur taille elles l’ont eu au mérite. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !