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L’ère des mécontents : ce que nous serions bien inspirés de nous rappeler sur la démocratie libérale (y compris en naviguant sur les sites de rencontre…)
©Odd ANDERSEN / AFP

Séparatisme

Selon une étude réalisée par le plus gros site de rencontres américaine, le sectarisme explose dans les relations amoureuses : de moins en moins de personnes pourraient entretenir une relation intime avec une personne de l'autre bord politique. Un symbole parmi d'autres de la montée du sectarisme dans le monde.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Joseph-Macé Scaron

Joseph Macé-Scaron

Joseph Macé-Scaron est consultant et écrivain. Ancien directeur de la rédaction du Figaro magazine et de Marianne, il est, notamment, l'auteur de La surprise du chef (2021) et Eloge du libéralisme (2020), aux éditions de L'Observatoire. 

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Atlantico : Selon une étude réalisée par le plus gros site de rencontres américain et rapportée par Time, le sectarisme explose dans les relations amoureuses et la proportion de personnes qui disent qu'elles ne voudraient pas entretenir une relation amoureuse avec une personne du bord politique opposée est passée d'un tiers à plus de la moitié en 8 ans avec une accélération du phénomène sur les 12 derniers mois. Que révèle cette balkanisation qui s'immisce jusque dans la vie privée, sachant par ailleurs que ce sectarisme est plus marqué encore chez les Démocrates que chez les Républicains ? 

Edouard Husson : Le sondage est révélateur à plus d’un titre. D’abord, deux tiers des personnes interrogées sont plus proches du parti démocrate. Les Républicains vont moins sur des sites de rencontre ! Ensuite, des électeurs noirs votant démocrate sont à la fois moins enclins que l’ensemble des Démocrates à rencontrer un électeur de Trump mais aussi un électeur d’Hillary Clinton en 2016. Même contraste pour les électeurs moins ou non diplômés de l’enseignement supérieur votant républicain ou ayant voté Clinton !  Nous avons un instantané saisissant du délitement en cours du Parti démocrate. 
Globalement, l’enseignement du sondage, c’est bien entendu la montée de l’intolérance réciproque mais, ,surtout, le fait qu’elle soit bien plus marquée chez les Démocrates que chez les Républicains. On assiste à un double phénomène: d’une part la radicalisation idéologique au sein du Parti Démocrate, consécutive à la crise de 2008: après que la mondialisation heureuse » a échoué, ses partisans ont tendance à se radicaliser idéologiquement, par compensation, sur les questions de sexualité hyperindividualiste (gender etc...) mais aussi sur des enjeux idéologiques; d’autre part, il y a un enjeu de « classe »: les Démocrates, plus nombreux dans les classes supérieures, sont dans un esprit de sécession (Ch. Lasch) du reste de la population. Les Républicains, eux, gardent plus les deux pieds dans le réel. On a une description assez exact du vote Trump et du vote Clinton ou Biden.  

Joseph Macé-Scaron : Vous parlez de balkanisation mais le mot que j’emploierai ici est «séparation ». Car c’est bien de séparatisme dont il s’agit ici, contrairement à l’usage tronqué que l’on a fait du mot récemment. Nous sommes désormais des hommes et des femmes séparés. C’est-à-dire, des personnes sans Autre. Et je ne vois pas pourquoi les relations amoureuses échapperaient à cette règle. Encore plus si ces relations ont pris naissance grâce aux réseaux sociaux !

La fiction avait accouché d’un Homme sans ombre, notre époque accouche d’un Homme sans Autre. L’univers dans lequel nous évoluons a commencé par consacrer la vertu des différences puis par souci de relativisme, il a été décrété que ces différences étaient toutes égales. Etant toutes égales, il demeure impossible de les différencier. Or, si je vis sous le règne de l’indifférenciation, comment vais-je faire pour m’opposer, me construite, m’identifier ? La réponse est simple : je vais créer de toute pièce un Autre fantasmé, golem de mes angoisses, surface de projection de mes phobies et de mes ressentiments que je vais pouvoir combattre et haïr en toute quiétude. C’est l’Autre, l’objet de mes mécontentements.

Dans l’étude dont vous parlez, cet être à repousser est, par exemple, le pro-Trump suprémaciste pour le Démocrate et le communiste liberticide pour le Républicain. Et même les personnes intelligentes des deux camps s’en tiendront là. Plus l’Autre est proche, plus il constitue une menace. Plus il est près et plus le tentation est grande de le rejeter pour s’en différencier.

Vous soulignez que ce sectarisme est plus marqué chez les Démocrates. Cela ne fait que confirmer les études sur les dernières élections présidentielles aux USA qui ont montré que les Républicains débattaient ou cherchaient à convaincre en dehors de leurs rangs. Alors que les partisans d’Hillary Clinton pratiquaient davantage l’entre-soi comme si l’Autre n’était pas à convaincre. Ainsi, ils n’enclenchaient une dynamique électorale beaucoup plus faible…

Dans le fil de la montée de ce sectarisme, Francis Fukuyama qu'on connaît pour sa théorie de la fin de l'histoire (que couronne selon lui l'avènement de la démocratie libérale) a publié cette semaine un article pour une nouvelle revue, American Purpose, dans laquelle il détaille la crise dans laquelle s'enfoncent nos démocraties, fragilisées aussi bien par les mécontentements ressentis par la droite que par ceux de la gauche. Sommes-nous des enfants gâtés ou les victimes d'un système à bout de souffle ? 

Edouard Husson : Francis Fukuyama est estimable par son honnêteté intellectuelle en même temps qu’il attire l’attention par son manque de culture historique et politique. Je parle de son honnêteté parce qu’il ne fait pas partie de ces universitaires américains fascinés par Michel Foucault: au contraire, il en montre, dans l’article que vous citez, le caractère très pernicieux pour le Parti Démocrate, puisque la recherche permanente et paranoïaque de structures d’oppression derrière les mécanismes les plus simples de l’activité sociale, culturelle, scientifique et conduit, selon lui, à la crise actuelle du parti, avec une irrésistible tendance des « social justice warriors » à saper la confiance dans l’état de droit. Cependant l’horizon de Fukuyama reste limitée. Son analyse du moment 1989 est incomplète: la démocratie « libérale » seule, telle qu’il la définit, n’aurait jamais su renverser l’URSS. Elle serait restée enfermée dans l’idée de la convergence inéluctable du socialisme et du libéralisme. Exactement comme aujourd’hui de nombreux libéraux sont incapables de comprendre la nature néototalitaire du régime chinois. C’est le conservatisme de Reagan (magnifiquement analysé par Russel Kirk) et le nationisme (au sens d’attachement à la réalité nationale) des Européens centraux et orientaux qui a fait sauter le carcan de l’Empire soviétique. Fukuyama n’arrive pas à penser cela car, par exemple, il ne connaît pas, visiblement, toute la tradition « Old Whig », Edmund Burke, le conservatisme de Benjamin Disraeli ou l’ordo-libéralisme allemand, dont la composante conservatrice (la croyance dans les vertus de la famille, des Eglises ou des associations pour contrebalancer l’économie de marché) est essentielle. Il ne sait pas comment classer de puissants auteurs conservateurs du moment comme Yoram Hazony et Patrick Deneen. Il est utile de dialoguer avec Fukuyama pour lui faire comprendre qu’il existe une démocratie conservatrice et une démocratie sociale, historiquement parlant. Et que la crise de la démocratie, actuellement, vient, d’une part, de l’incapacité des libéraux à développer une vision qui intègre toute la société, d’autre part de la disparition d’un courant social-démocrate. Les conservateurs eux, tant bien que mal, contribuent à sauver la démocratie: contrairement à ce que dit Fukuyama (et il n’est pas le seul), Trump, Orban et Modi n’ajoutent pas à la crise de la démocratie: ils sont au contraire une partie de la solution. De ce point de vue, l’amalgame avec les pays à régime autoritaire est un non-sens. 

Joseph Macé-Scaron : Dans cet article, Fukuyama juge que le principe le plus fondamental inscrit dans le libéralisme est celui de la tolérance : Vous n'avez pas à être d'accord avec vos concitoyens sur les choses les plus importantes, mais seulement à ce que chaque individu puisse décider de ces choses sans interférence de votre part ou de l'État. Les limites de la tolérance ne sont atteintes que lorsque le principe même de la tolérance est remis en cause, ou lorsque les citoyens ont recours à la violence pour obtenir ce qu'ils veulent. L’intolérance vis-à-vis de l’Autre est donc une menace directe pour une « démocratie libérale ». On ne sera pas étonné que l’auteur nous présente ici une liberté essentiellement négative. Aucune trace, par exemple, de ce langage commun qu’est la raison. Or, les mécontentements marquent d’abord et avant tout le retour de l’irrationnel. Un irrationnel de baraque de foire où l’on applaudit en voyant la femme enfermée dans un caisson et sciée en deux par son comparse. Nos démocraties ne sont pas plus faibles que les régimes autocratiques qui sont assis sur des barils de poudre. La fait que Fukuyama ambitionne de prédire la fin des démocraties libérales après avoir prévu la fin de l’Histoire (avec le succès qu’on connaît à cette prédiction), le range plus dans le sillage du Professeur Raoult que dans celui de Raymond Aron.

En France, on assiste également à une polarisation des débats qui tend à se transformer en refus pur et simple de la diversité d'opinion. On a ainsi pu entendre la semaine passée le sociologue Geoffroy de Lagasnerie se lamenter sur France Inter étouffer depuis 40 ans sous le joug de la droite ou lire un nouvel éditorial du Monde appelant à censurer certaines voix qui dérangent... Sommes-nous plus menacés que nous le croyons par le retour de la prétention à la Vérité dans le débat public, qu'elle soit progressiste, écologiste ou islamiste radicales ? 

Edouard Husson : La France possède les mêmes caractéristiques que les Etats-Unis mais elle souffre de la difficulté à faire émerger un conservatisme, une droite structurée et solide. Nicolas Sarkozy avait des intuitions « trumpiennes » mais il n’a pas eu le courage d’affronter jusqu’au bout l’establishment « libéral ». François Hollande a révélé la vacuité d’une gauche incapable de penser la démocratie sociale pour le XXIè siècle et qui est aujourd’hui en lente dérive idéologique, effectivement, avec des contradictions insurmontables: à la fois hyperartificialiste pour tout ce qui touche à la sexualité et la procréation et fondamentaliste en matière d’écologie quand il s’agit du reste du vivant; à la fois hyperféministe et pro-islamiste. Le résultat de l’incapacité à penser une démocratie sociale ou une démocratie conservatrice  a conduit à l’hypertrophie d’un courant libéral, le « macronisme » mais dont la substance est inversement proportionnelle à la taille. Un début de solution ne peut naître que de l’émergence d’une droite authentique, porteuse d’une vision conservatrice de la démocratie,  qui crée une nouvelle polarisation, obligeant les autres forces à se redéfinir, comme porteuses d’une démocratie sociale ou libérale authentiques. 

Joseph Macé-Scaron : L’Autre, ce fieffé réactionnaire ! Il y a quelques temps, appuyé par des jeunes puceaux de l’Intellect et la complicité active de Libération, ce garnement de Lagasnerie voulait interdire à Marcel Gauchet d’intervenir aux Rendez-vous de l’Histoire de Blois qui étaient consacrés aux « rebelles ». Gauchet n’avait pas LE diplôme du rebelle (puisqu’il existe des cours, des enseignements et même des professeurs en « rebellitude »). On pourrait considérer que cette cabale, comme la dernière sortie du sociologue pour classe terminale sur France Inter, ne mérite que peu d’importance si elle ne révélait pas l’état d’esprit de toute une intelligentsia française. « Un rebelle est forcément progressiste ! » avaient asséné Lagasnerie et Edouard Louis , ces deux surveillants de la pensée, dans les Inrocks.

Sommes nous plus menacés par le sectarisme, par la haine de l’Autre ? Dans l’entre-deux guerres, période de grands affrontements idéologiques, il n’était pas rare que des adversaires échangent même en termes vifs dans des réunions où l’on rencontrait – excusez du peu – Daniel Halévy, François Mauriac, André Gide, Ramon Fernandez, Thierry Maulnier, Jacques Maritain…Un jour où la confrontation verbale avait atteint des sommes, Gide avait dit navré à son contradicteur Halévy : « Je voudrais comprendre pourquoi vous ne me comprenez pas ». Vous imaginez, vous, cette phrase prononcée aujourd’hui autrement que sur un mode ironique ? Pas moi.

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