Ce que nous devrions absolument retenir des intuitions de Shinzo Abe à l’heure de son départ<!-- --> | Atlantico.fr
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Shinzo Abe abenomics Japon crise relance bilan politique économique investissements Tokyo
Shinzo Abe abenomics Japon crise relance bilan politique économique investissements Tokyo
©STR / JIJI PRESS / AFP

Abenomics

Alors que la zone euro est de plus en plus menacée par un destin de japonisation (croissance faible, déflation et dette élevée), le Premier ministre japonais Shinzo Abe a su tirer son pays de l’ornière dans laquelle il végétait depuis les années 90.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico.fr : Le Premier ministre Shinzo Abe, 65 ans, a annoncé ce vendredi 28 août son intention de démissionner en raison de problèmes de santé. Quel bilan économique peut-on tirer de sa politique de relance budgétaire musclée, de son assouplissement monétaire et de son coup de pouce aux entreprises et de manière plus générale pour le Japon ? Même si le pic des Abenomics n'a duré que quelques années avant d'être nuancé par des erreurs notamment et par la conjecture internationale, quels enseignements positifs peut-on tirer de la politique de Shinzo Abe ?

Mathieu Mucherie : Il s’agit en réalité d’un bilan contrasté. Les trois premières années, une détente monétaire a été constatée. Elle était très bienvenue et attendue depuis plus de vingt ans. C’était ce qu’il fallait faire. Cela a permis au yen d’être beaucoup moins cher. Quand Abe est arrivé, il fallait 76 yens pour un dollar. Très peu de temps après, on s’est retrouvé à 120 yens pour un dollar. Une belle détente monétaire, une belle dévaluation a été constatée. Cela a été fait avec un certain allant. Ceci s’inscrivait dans une stratégie, dans une communication alignée, tout ce que l’on n’avait pas au Japon depuis fort longtemps.

Cela a eu plusieurs impacts positifs immédiats. Le premier a été sur la Bourse. Le Nikkei a été multiplié par deux. Cela a fait du bien à l’économie temporairement. Abe a duré. Si  on parle d’Abe aujourd’hui c’est qu’il a tenu huit ans. Tout ceci est lié et a été rendu possible grâce à ses impulsions initiales. Normalement, l’espérance de vie d’un gouvernement japonais avant Abe, c’est plus huit mois que huit ans.

Les Japonais sont ensuite malheureusement retombés dans leurs travers très vite. La situation s’est un peu embourbée. La Banque du Japon est revenue à ses pratiques de statu quo et d’attentisme assez rapidement, au bout de deux à trois ans. L’impulsion initiale s’est un peu perdue dans les sables. Pour masquer tout cela, ils ont fini par faire un contrôle des taux d’intérêt. Au lieu de laisser le thermomètre libre de façon à ce qu’une fois la détente monétaire est faite, une fois que l’inflation est rétablie, on accepte un certain niveau de hausse des taux d’intérêts, eux ils ont décidé de contrôler les taux d’intérêts de l’ensemble de la courbe. Ils ont continué à acheter des actifs, au fil de l’eau. Ils ont laissé la Banque Centrale contrôler des taux d’intérêts, ce qui était une façon de geler le thermomètre. Ce n’était vraiment pas la bonne façon de faire. Cela donnait l’impression qu’ils achetaient des actifs pour améliorer la situation de leurs finances publiques alors qu’en fait on achetait des actifs normalement pour réancrer les anticipations d’inflation. Ces confusions ont abouti sur la fin à une sorte de pont de la rivière Kwaï. On s’est retrouvé dans la situation qu’a connue le Japon pendant longtemps. La Banque Centrale achète des actifs. Le gouvernement fait de la dette. Tout cela est circulaire. Et cela n’a pas beaucoup d’impact sur la macroéconomie. Quand on regarde les indices d’inflation au Japon, on constate que l’on est revenu à une inflation inférieure à 1% et même depuis quelques temps autour de 0. Avant la Covid-19, ils étaient très proches de 0% d’inflation. Ceci n’est pas compatible avec ce qu’ils avaient dit. L’objectif était d’avoir 2% d’inflation.

Malgré un bon effort initial pour Shinzo Abe, on constate que les technocrates, la Banque Centrale reprennent malheureusement leurs mauvaises habitudes.  

Il y avait trois flèches dans les Abenomcis. Dès le début, nous avions annoncé dans les colonnes d’Atlantico qu’il y avait une flèche intéressante, la détente monétaire. Mais pour les autres flèches, nous étions sceptiques. Les réformes structurelles ne sont généralement pas menées et sont souvent surestimées dans la presse. Quant au rebond démographique du Japon, on n’y a jamais cru.

Ils ont réussi à faire quand même des choses intéressantes. Ils ont remis les femmes au travail. Le taux d’activité des femmes était très faible au Japon. Il s’est beaucoup amélioré. C’est une réussite à mettre à leur crédit sur le plan structurel.

Le Japon est pourtant resté dans l’ornière, déflationniste. Le marché en a pris acte. Le marché a arrêté d’acheter des actions japonaises. Le yen qui aurait pu aller vers 140 ou 160 yens pour un dollar est revenu à 107 yens pour un dollar.

Les deux premières années ont été une réussite (2012-2013). Ensuite, cela patine. Ce qui démontre qu’il est très difficile de faire une sorte de révolution permanente dans les affaires monétaires. Vous avez éventuellement les 100 premiers jours, les deux premières années. Il est très difficile de choquer les anticipations d’inflations. 

Cela doit nous montrer pour nous Européens qu’il ne suffit pas de faire une détente monétaire. Nous sommes en déflation objective depuis treize ans. Les taux d’intérêts sont négatifs. L’inflation est à 0. Nous sommes vraiment japonisés. Quand on est dans cette situation de japonisation, cela ne suffit pas de faire une détente monétaire. Il faut faire une détente monétaire permanente. Il faut également arriver à un stade où nous sommes dans des politiques vraiment hétérodoxes. Cela ne suffit pas d’acheter des actifs, de mettre les taux à zéro ou en négatif. Il faut aller encore plus loin. Il faut aller plus loin dans l’hétérodoxie avec peut être de la « money helicopter », peut être une fusion entre les autorités monétaires et budgétaires, peut-être des remises de dette, une cible d’inflation changée et qu’on mettrait à 3-4% le temps de compenser au moins l’inflation qui a été en dessous de 2% pendant de nombreuses années.

Ce genre de technologies très hétérodoxes pour choquer les anticipations, de façon durable. Les banquiers centraux ont toujours dit non. Ils se fient aux politiques. Ils se soumettent aux politiques pendant quelques mois. Ensuite ils reprennent la main dès que les politiques sont occupés à autre chose. On retombe dans l’ornière déflationniste. C’est toute l’histoire du Japon depuis 1990. C’était aussi l’histoire des Etats-Unis des années 30 ou l’histoire de l’Europe sous Trichet. Il faut vraiment, de manière très attentive et de façon durable, mettre la pression sur la Banque Centrale pour qu’elle fasse son travail. Malheureusement, le corps politique, le corps social a du mal à mettre la pression pendant plus de six à douze mois sur un acteur indépendant. Le problème est là.

Quelles sont les perspectives pour le Japon après l'ère de Shinzo Abe et face à la crise du Covid-19 ?

Sur le plan de l’investissement, l’impression d’une impasse macro-économique domine mais dans le même temps, il ne faut trop assombrir ce tableau. Le Japon abrite en son sein de très bonnes entreprises. Autant la macroéconomie est médiocre, autant la microéconomie est très bonne. Le Japon dispose d’un taux de chômage très faible. Le consensus social est très fort. Les entreprises sont de très bonne qualité, notamment dans le domaine des technologies, qui sont très bien reliées au reste de l’Asie qui est en forte croissance.

L’investisseur a encore de quoi s’amuser au Japon. Il y a très bon réseau de small cap et de mid cap japonaises dans la robotique, dans les jeux vidéo, dans beaucoup de secteurs. Les Japonais sont bien positionnés dans de nombreux secteurs du futur. Il s’agit d’une belle réussite sur le plan technique, ingénieurial. Il y a des beaux fleurons.

En macroéconomie, les économistes depuis 25 ans passent leurs temps à critiquer le Japon. Il y a un problème de stratégie macroéconomique et essentiellement de politique monétaire. Mais dans le même temps, il y a un beau terrain de jeu pour l’investisseur car la microéconomie japonaise est excellente.

On ne peut pas dire que le Japon a besoin d’un choc d’offre, d’un choc de productivité. Les gains de productivité au Japon sont alignés avec ceux des Etats-Unis. Le Japon est à la frontière technologique. Le Japon n’est vraiment pas loin des meilleurs et presque toujours sur le podium du point de vue des qualités d’offres, des qualités de la main d’œuvre, de la qualité de la technologie.

Le problème du Japon est vraiment un problème macroéconomique et démographique.  

Que pouvons-nous retenir en tant qu’Européens ?

Pour se sortir de ce piège déflationniste, il faudra – au stade où nous en sommes maintenant – des efforts soutenus. Non seulement une détente monétaire, une dévaluation de l’euro qui coûte trop cher, de le demander de façon insistante. Cela suppose un corps social et derrière un corps politique qui soient soudés face aux banquiers centraux qui ont toujours un biais restrictif.

Tous les anciens de la Banque du Japon aujourd’hui sont sous-directeur ou vice-président de la Banque des règlements internationaux. Ils n’ont jamais été sanctionnés ces gens-là. Tout ce qu’ils ont fait de mal pendant vingt-cinq ans ne leur a jamais valu aucune sanction. Un acteur central comme un banquier central indépendant, c’est quelqu’un qui ne sera jamais sanctionné. Quand il monte les taux alors qu’il ne devrait pas le faire, quand il laisse pourrir une situation avec une monnaie trop chère, ce genre de problèmes ne leur vaudra aucune sanction.

La leçon du Japon est qu’il faut être très soudé face à ces gens-là. Il faut appliquer la même méthode que Shinzo Abe. Dès qu’il était arrivé, il avait fait comprendre qu’il changerait la composition du comité de politique monétaire pour laisser rentrer des gens plus accommodants, des  gens plus « dovish », des colombes, en opposition par rapport aux faucons. Il faudrait faire cela s’il y avait une politique plus unifiée en Europe pour faire pression sur les décisions. Malheureusement en Europe, il faudrait un gouvernement plus combatif. Il faudrait cette continuité pour faire pression sur la BCE non seulement pendant des mois et des années tant que les anticipations ne sont pas à nouveau en retrait, tant que l’euro n’est pas au niveau du dollar, tant que l’on n’a pas retrouvé un fonctionnement normal de l’économie qui permette d’autoriser le fait que les taux remontent sans que cela soit pénalisant. Tant que l’on n’a pas une inflation à 2%, il faut faire pression sur la BCE. Sinon cela se terminera comme aux Etats-Unis où ils ont fini par reprendre complètement la main sur la politique monétaire à la fin des années 30, après beaucoup d’erreurs de la FED, ils ont fini par reprendre le contrôle de la Banque Centrale. Il n’y avait plus d’indépendance de la Banque Centrale. Cela pourrait se produire pour la BCE. Cela alimente le populisme.

Lorsque l’on évoque la japonisation aujourd’hui en Europe, c’est encore gentil. Le terme de « japonisation » était méchant il y a quinze ans ou il y a même encore cinq ans. Aujourd’hui au Japon le taux de chômage est très faible. Au Japon, il n’y a pas de populistes ou très peu. Au Japon, vous êtes en sécurité même dans le pire  des quartiers au-delà de 23 heures.

Le Japon était notre plancher et c’est devenu notre plafond. Il faudra faire au moins les Abenomics, probablement multipliées par deux ou trois pour que cela réussisse. Or malheureusement actuellement en zone euro, il n’y a aucun gouvernement, il n’y a aucun banquier central qui n’a l’intention de faire les Abenomics multipliées par deux ou trois. Telle est la leçon à tirer.    

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