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Quand la Toussaint célébrait les martyrs chrétiens : mais au fait, pour quoi sommes-nous capables de mourir aujourd’hui ?
©BERTRAND GUAY / AFP

Sacrifices

Reste-t-il une place pour l'héroïsme et pour le sacrifice pour une cause supérieure dans notre société marquée par le culte de l'individualisme ?

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Atlantico.fr : La Toussaint, jour traditionnellement associé aux martyrs de la religion chrétienne, est l'occasion de s'interroger sur les figures du sacrifice dans notre monde moderne.

Alors que notre époque est marquée par le culte de l'individualisme, reste-t-il une place pour le sacrifice pour une cause supérieure ?

Yves Michaud : Par temps d’individualisme, c’est chacun pour soi. Il reste donc peu de place pour le sacrifice comme pour l’héroïsme, d’autant que le professionnalisme vient conforter l’égoïsme individualiste : pourquoi se mettre en danger et même se sacrifier s’il y a des spécialistes pour intervenir professionnellement ? Le sacrifice a plus une portée symbolique et une valeur morale qu’une efficacité réelle. Il relève des convictions éthiques, pas du traitement efficace des problèmes. En situation d’attentat, on déconseille aux gens de jouer aux héros : qu’ils appellent plutôt les spécialistes du Raid ! Ce remplacement de l’héroïsme par le professionnalisme va si loin que même les militaires ne s’engagent plus pour donner leur vie mais pour la gagner et les responsables du commandement ne sacrifient plus allègrement leurs hommes sur le mode 14-18. En un sens, ce n’est pas plus mal car au nom de l’héroïsme et du sacrifice pas mal de gens ont gagné des victoires (ou perdu des batailles) avec le sang des autres. En un autre sens, c’est déprimant car on a le sentiment qu’il n’y a plus d’autre valeur que la préservation de la vie et, si possible, de la vie confortable. Cela dit quand je lis les appels au sacrifice de certains généraux comme le Général de Villiers qui n’ont probablement jamais connu le feu dans leur vie, j’aurais plutôt tendance à sourire. Peut-être n’y a-t-il effectivement plus de place pour les héros ni pour le sacrifice, sauf chez des retraités belliqueux restés au chaud.

Eric Deschavanne : Il faut d'abord concevoir correctement ce que signifie "l'individualisme" de l'époque. Pour les anthropologues, l'individualisme contraste avec le "holisme" (du mot grec "holos", qui signifie "tout") des sociétés traditionnelles. Une société individualiste est une société dans laquelle la partie (l'individu) prime sur le tout (la communauté), dans laquelle la communauté est conçue comme étant au service de l'individu, et non l'inverse. Ce qui correspond à la philosophie des droits de l'homme, qui sont des droits de l'individu et qui conditionnent en retour les devoirs du citoyen. Au sein de la communauté politique moderne, la communauté n'est donc plus une valeur transcendante et supérieure par rapport à l'individu, ni donc une entité pour laquelle celui-ci serait enclin à se sacrifier. La communauté, l'État, les institutions, la justice et la solidarité (qui n'est rien d'autre que l'égoïsme à plusieurs) sont nécessaires à l'individu, lequel peut bien entendu consentir à des sacrifices, mais toujours dans l'attente d'un retour sur investissement. Dans le cadre du holisme traditionnel, du reste, les hommes sont sacrifiés davantage qu'ils ne se sacrifient. Le nationalisme en fournit encore l'illustration : si la nation prime sur l'individu, le sacrifice d'un innocent (l'affaire Dreyfus) ou celui d'une génération (la boucherie de 14-18) sont moralement acceptables. 

Est-ce à dire que l'individualisme moderne se confond avec l'égoïsme ? Non pas. Chacun est sans doute disposé à se sacrifier pour ceux qu'il aime, et cette transcendance "horizontale", peut fonder un engagement collectif, la fraternité humaine, éventuellement la possibilité du sacrifice pour sauver la communauté qui nous protège. En un sens le sacrifice n'est véritablement sacrifice que dans la société individualiste. Le sacrifice ne vaut que le prix que l'on accorde à ce que l'on sacrifie. Si la vie individuelle ne vaut rien, que vaut son sacrifice ?

En parallèle on observe également que certaines idéologies se radicalisent. Notre refus du sacrifice tel qu'on le connaît dans notre société est-il intrinsèquement lié à la culture occidentale ou s'agit-il d'un sentiment plus répandu au niveau international ?

Yves Michaud : Il y a un livre absolument magnifique et passionnant de Jean-Michel Chaumont, philosophe et sociologue belge, qui a étudié minutieusement dans son livre Survivre à tout prix ? Essai sur l’honneur, la résistance et le salut de nos âmes (Paris, La Découverte, 2017) les dossiers des personnes qui pendant la seconde guerre mondiale ont craqué sous la torture et trahi, ou ont collaboré au fonctionnement des camps. Il a tiré la conclusion que chaque fois que le sens de la survie « à tout prix » l’emporte, il y a eu abandon des valeurs du groupe qui soutenaient l’engagement. Dans les conditions extrêmes l’héroïsme individuel n’est en réalité pas si individuel que ça : il dépend en grande partie de la solidité du groupe auquel on appartient et qui vous donne votre force. 

Le problème de cette analyse convaincante est qu’elle explique très bien pourquoi aujourd’hui le sens du sacrifice et l’héroïsme sont du côté des fanatiques de groupes religieux ou politiques qui les inspirent et leur donnent leur force. Elle explique pareillement pourquoi les troupes d’élite compte tenu de leur formation intense et serrée sont plus prêtes au sacrifice que les troupes normales qui n’ont pas le même esprit de corps.

Bien pire encore, cette analyse en dit long sur notre pleutrerie individuelle : justement comme nous ne nous appuyons plus sur les valeurs de groupes auxquels nous identifier, nous voulons tous « survivre à tout prix » et nous moquons de l’honneur, sauf quand nous assistons à un match de foot. Je crois qu’on pourrait expliquer ainsi jusqu’à notre phobie de la peine de mort : notre volonté de survivre à tout prix s’étend jusqu’aux autres, même s’ils ont perpétré les pires abominations. C’est tout juste si ça ne vaut maintenant pas aussi pour les poulets...

Eric Deschavanne : Dans le monde occidental, on ne se sacrifie plus pour Dieu, pour la Révolution ou pour la Nation, et c'est une bonne nouvelle. C'est la raison pour laquelle le djihadisme, ce mélange de martyrologie religieuse et d'héroïsme révolutionnaire, nous paraît "barbare".

Le cas du sacrifice d'Arnaud Beltrame, unanimement célébré au niveau national, montre que les Français sont toujours attachés à une certaine quête du héros. Comment expliquer ce désir et cette incapacité à l'appliquer au niveau individuel ?

Yves Michaud : Je rappelle d’abord que le sacrifice du colonel Beltrame est lié à sa foi religieuse et à sa haute idée de soldat au service de son pays. Ce qui cadre parfaitement avec les analyses de Jean-Michel Chaumont. Je rappelle ensuite que quelques personnes chagrines ont suggéré qu’il n’aurait peut-être pas dû se sacrifier de la sorte et que son geste n’avait pas été vraiment efficace. On peut imaginer que le tueur, avec sa religion, aurait hésité à tuer une femme, que les négociations auraient pu durer, etc., etc. Quant à la quête de héros par les Français, je suis plus sceptique. Oui, ce sacrifice « nous a fait du bien », nous a rappelé qu’on peut être héroïque et que c’était finalement le bon temps. Maintenant nos héros actuels sont bien pâlichons par rapport au colonel Beltrame : ce sont ces auteurs à succès comme de Villiers ou Hollande qui racontent avec jactance ce qu’ils n’ont pas fait. A la Libération, beaucoup de vrais résistants des temps d’occupation étaient morts, mais il y avait pléthore de « survivants » pour plastronner. Le problème des vrais héros, c’est qu’ils ne sont plus là pour passer chez Ruquier.

Eric Deschavanne : Arnaud Beltrame n'est pas un martyr, puisqu'il ne voulait pas mourir, ni ne voulait faire de sa mort la preuve de la transcendance, de la supériorité, de la valeur ou du sens de la cause qu'il servait. Il peut être considéré comme un héros, mais il s'agit d'un héros "assagi", non du héros classique des sociétés guerrières qui cherche dans le combat la mort glorieuse qui témoigne de sa noblesse, c'est-à-dire de la supériorité de sa nature. Il a incarné le courage tel qu'Aristote le définit : un juste milieu entre témérité et précaution, le risque calculé du sacrifice fondé sur l'examen rationnel de la réalité du danger et des chances de réussite. Il est notre héros, précisément parce nous savons qu'il ne voulait pas mourir, qu'il a pris un risque mesuré, dans un cadre professionnel au service des autres. Il aimait la vie et voulait vivre, ce qui fait tout le prix de son sacrifice. Si le sacrifice est difficile à appliquer, c'est précisément parce qu'il s'agit d'un sacrifice, lequel doit demeurer un dernier recours, une situation-limite. Le sacrifice n'est plus pour nous, fort heureusement, une fin en soi qui donne sens à la vie et à la mort.

Les actes terroristes comme celui de Mickaël Harpon ou, sans que l'acte ait conduit à la mort, celui de Claude Sinké, peuvent-ils nous indiquer que ce n'est plus pour une cause qu'on se sacrifie, mais en raison d'une forme de perte de repères qui conduit à ce qu'on pourrait appeler un nihilisme ? 

Eric Deschavanne : Tuer et se faire tuer pour des idées apparaît en effet aujourd'hui comme une forme de pathologie, de nihilisme au sens nietzschéen, c'est-à-dire de négation de la vie. Ces actes sont l'oeuvre de ratés de la société individualiste, animés par un ressentiment qui trouve un débouché dans l'adhésion à une cause idéologique ou/et religieuse qui permet de donner à un sens à une vie qui, à leurs propres yeux, n'en a pas. Cela ne signifie pas que de tels actes n'aient pas de sens politique. Ils s'inscrivent bien entendu dans l'air du temps et peuvent être rattachés à des idéologies qui nourrissent par ailleurs des projets politiques sérieux. Il me semble cependant qu'ils ont avant tout pour leurs auteurs un sens existentiel : on a affaire à des individus qui n'ont pas su trouver d'autres moyens que la destruction pour se sentir exister.

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