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L'influence des physiocrates au XVIIIe siècle sur la sacralisation du travail
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Bonnes feuilles

Jean-Pierre Deschodt publie "La face cachée du socialisme français" aux éditions du Cerf. À l'heure où le PS est en crise, ce livre exhume les sources contradictoires et embarrassantes de la pensée socialiste. Et si l'impasse était originelle ? Extrait 2/2.

Jean-Pierre Deschodt

Jean-Pierre Deschodt

Professeur des Universités, Jean-Pierre Deschodt est également directeur du département d'histoire de l'ICES, l'Institut catholique de Vendée.

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Que ce soit dans le domaine politique et social, économique ou démographique, la liberté est au cœur de tous les changements du XIXe siècle; elle est la cheville ouvrière du progrès industriel, technique et bancaire, constituant le principe et la fin de toute forme d’enrichissement. 

Si l’on se place sur le terrain de l’économie politique, celle-ci revêt jusqu’au milieu du XVIIIe siècle un caractère essentiellement pragmatique – de la même façon que la physique et la chimie avaient commencé par un recueil d’expériences pratiques. Le mérite d’avoir élevé l’économie au rang de science formulant des lois revient à l’école dite physiocrate, fondée par François Quesnay (1694-1774) et qui regroupe des économistes comme Mirabeau père, Dupont de Nemours et Turgot. Très vite, les physiocrates s’engagent dans la promotion des libertés économiques. 

Leur influence se mesure à l’édit Turgot d’abolition des corporations de métiers, le 12 mars 1776. L’examen des motifs insiste notamment sur l’existence d’un droit imprescriptible de travailler, «propriété de tout homme» louant ses bras à la fabrique et aux métiers, droit que musellent les corporations. Le progrès des arts, l’émulation dans l’industrie, l’accession des femmes au travail sont autant d’éléments qui plaident en faveur d’un travail sans entrave.

La source du mal, expliquait Turgot, est dans la faculté même, accordée aux artisans d’un même métier de s’assembler, et de se réunir en un corps.

La liberté pourvoit à tout, en particulier elle contribue, pense-t-on, à l’équilibre par le jeu de la libre concurrence. Telle est la croyance de ce nouveau régime qui ne craint ni les encombrements d’ouvriers sur le marché du travail, ni leur inexpérience, ni le rapport de force entre maître et artisan. Malgré les considérations optimistes du législateur, la pagaille l’emporte. Trois mois après la chute du contrôleur général des finances Turgot, un édit d’août 1776 modifie la précédente loi, sans toutefois l’abolir, mais les corporations sont en partie rétablies. Le régime espère ainsi conserver ce qu’il y a de bon dans les deux organisations économiques opposées, faire en quelque sorte l’amalgame entre tradition et modernité. L’esprit de réforme continue de souffler en faveur d’une constitution organique du travail. 

Dans la continuité de ses idées nouvelles, la Révolution française sacralise un peu plus le travail et prétend régénérer l’homme en lui imposant sa règle sociale: «tout par l’individu et pour l’individu». Ceci posé, l’individualisme a un coût, qui sera humain et social. 

La nuit du 4 août 1789, en abolissant sans débat les privilèges, aurait pu porter un coup fatal au régime des corporations. Or il n’en est rien. La question de principe concernant son abrogation n’est posée aux députés que dix-neuf mois plus tard. En effet, le rapporteur du comité des contributions publiques, Pierre d’Allarde, monte à la tribune de l’Assemblée le 15 février et prononce un réquisitoire impitoyable contre les «maîtrises et jurandes». Son argumentaire reprend celui avancé par les physiocrates quinze années auparavant. D’Allarde y ajoute toutefois des références contemporaines: «La faculté de travailler est un des premiers droits de l’homme», le système corporatif le compromet. Cependant l’examen de ce projet ne va pas sans susciter la question suivante: faut-il redouter une inflation de l’effectif ouvrier? En tant que bon disciple de Quesnay, D’allarde décrète « que le nombre des artisans est toujours proportionnel aux besoins de la consommation et limité par eux ». La libération du commerce constitue alors une œuvre bienfaisante par l’émulation qu’elle suppose, par la simplification qu’elle facilite, notamment en matière fiscale; par la création de la patente enfin, cet impôt sur le revenu commercial et industriel venant se substituer à la «contribution du vingtième» qui concernait l’ensemble de la population du royaume (le clergé, la noblesse, le Tiers État) et dont la quote-part versée au trésor représentait 5% des revenus. 

Dès le 2 mars 1791, le deuxième article du décret d’Allarde rappelle lapidairement les nouvelles conditions du développement économique, traduisant le nouvel état d’esprit du législateur en la matière:

À compter du 1er avril prochain, les offices de perruquiers, barbiers, étuvistes, les droits de réceptions des maîtrises et jurandes et tous privilèges de profession sont supprimés.

Mais cela ne suffit pas. De nombreuses tentatives de coalition voient le jour: les charpentiers parisiens se forment en une union fraternelle pour obtenir un salaire minimum de 50 sous la journée. Ou encore les maréchaux-ferrants, qui réclament une réduction d’une heure de la journée de travail dont ils exigeaient qu’elle commence à 5 heures pour s’achever à 19 heures. En riposte à cet activisme, les associations ouvrières sont formellement prohibées par la fameuse loi Le Chapelier, votée par l’Assemblée constituante le 14 juin 1791. La loi interdit formellement toute espèce d’organisation ouvrière, toute délibération, toute pétition se réclamant d’une profession. Allant même jusqu’à punir sévèrement tout attroupement et toute atteinte à la liberté du travail, la grève se trouve donc proscrite explicitement par l’article 7 de la loi:

Ceux qui useraient de menaces ou de violences contre les ouvriers usant de la liberté accordée par les lois constitutionnelles au travail et à l’industrie, seront poursuivis par la voie criminelle et punis suivant la rigueur des lois, comme perturbateurs du repos public.

À travers ces sévères dispositions, Isaac Le Chapelier vise les sociétés d’aide et de soutien.

Extrait du livre de Jean-Pierre Deschodt, "La face cachée du socialisme français", publié aux éditions du Cerf.   

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