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Gilets jaunes : le succès de cette France que ses élites ont trahie
©LUCAS BARIOULET / AFP

Spontané

Le mouvement de protestation du 17 novembre a été une double réussite, avec une mobilisation de masse, malgré l'absence de relais spécifique dans les corps intermédiaires, et une répartition des blocages sur l'ensemble du territoire.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Au lendemain du 17 novembre, peut-on penser que cette première expression du mouvement des « Gilets Jaunes » est un succès ?

Christophe Boutin : On pouvait s’attendre à un succès de cette journée de mobilisation des « Gilets jaunes », puisque les sondages rappelaient la veille que 74% des Français, les ¾, trouvaient le mouvement « justifié », parmi lesquels  46%, presque un Français sur deux,le trouvaient « tout à fait justifié », et qu’un tiers de ces derniers prévoyaient d’y participer. Et effectivement, cela a été une double réussite pour les organisateurs… et pour les participants, puisque c’étaient souvent les mêmes avec ce mouvement parti de rien.

Première réussite, l’ampleur de la mobilisation, 300.000 personnes ayant directement participé aux blocages selon un ministère de l’Intérieur dont on peut penser qu’il minore les chiffres – objectivement effectivement très difficiles à rassembler au vu du nombre des points de blocage et de la fluctuation de la participation à ces points au long de la journée. À titre de comparaison, les manifestations du 1er mai 2018 rassemblaient entre 145.000 et 200.000 personnes dans toute la France – et sans doute plus près de l’estimation basse, faite par une société de comptage indépendante, que de la haute, faite par les syndicats - ; la « fête à Macron », toujours en mai 2018, en avait rassemblé 40.000 ; et le « Jour de colère » dirigé contre Hollande en 2014 avait rassemblé à Paris 17.000 personnes selon l’Intérieur et 120.000 selon les organisateurs. Pour un mouvement spontané, ne disposant d’aucun relais spécifique dans les corps intermédiaires – syndicats ou partis politiques – habitués à mettre en œuvre de telles manifestations, cette mobilisation, largement due aux réseaux sociaux, est donc une première réussite.

La seconde réussite est le nombre de points de blocage et leur répartition sur l’ensemble du territoire. On était dans le vague jusqu’au denier moment, puisqu’un grand nombre de ces manifestations-blocages n’avaient pas été signalées aux préfectures concernées, une centaine seulement étant déclarées dans les formes. Se basant sur les remontées du terrain, l’Intérieur envisageait 1.500rassemblements ou blocages, ce sont 2.000 qui ont finalement été relevés. Des points de blocage très divers : on aura noté une mobilisation forte dans certaines villes de province comme Caen ou Dijon, des rassemblements dans le cœur de certaines pour chanter la Marseillaise (Bordeaux), mais aussi des blocages nettement plus réduits à proximité de petites localités rurales. Soucieux de protéger la capitale, le ministère de l’Intérieur y avait concentré des unités qui ont empêché aux manifestants les approches du palais de l’Élysée et ont évité les abcès de fixation sur la place de la Concorde ou les Champs-Élysées.

Comment le gouvernement a-t-il réagi face au mouvement ?

Face à un type de mouvement sans organisateurs, touchant l'ensemble du pays, réunissant des « primo-manifestants » il était difficile de prévoir comment s’organiser. Le gouvernement d’Édouard Philippe, lorsqu’il a compris que les mesures proposées dans le domaine des carburants n’étaient en rien suffisantes pour éteindre le feu, est resté sur la défensive. Certains de ses membres, ou des proches, ont cru bon alors de discréditer le mouvement, caricaturé en un mouvement de beaufs radicalisés ou manipulés. Las, les services du ministère de l’Intérieur qui ont traqué les « meneurs » sur le net ont été bien forcés de concéder qu’ils n’étaient ni des agents de la fachosphère, ni des trolls russes. Et décrire ensuite les futurs manifestants comme des pauvres ploucs qui roulent au diésel a fait bien évidemment eu l’effet contraire de ce qu’espéraient les « winners » de la « start-up nation ».

« Bloquer un pays » n'est pas acceptable, a alors martelé le Premier ministre d’un État pourtant été moins strict par le passé, lorsque les camionneurs bloquaient les raffineries ou que certaines catégories de personnels paralysaient les transports. Et les services de l’État ont rappelé urbi et orbi les peines qu’encouraient les manifestants : 6 mois d'emprisonnement et 7500 euros d'amende pour participation à une manifestation interdite, deux ans de prison et 4500 euros d'amende pour délit d'entrave à la circulation routière, 1500 euros d'amende si l’on dissimuleson visage pendant une manifestation. Autant de peines dont on nombre de Français aimeraient qu’elles sanctionnent plus fréquemment les manifestants violents d’extrême gauche et les casseurs de ces bandes qui s’invitent à presque chaque manifestation.

Cette différence de traitement était d’ailleurs tellement évidente que certains syndicats policiers avaient souhaité faire du 17 novembre une « journée blanche en matière de contraventions », et que le directeur général de la police nationale avait du rappeler à ses troupes qu’elles ne pouvaient pas « s'associer à un rassemblement ou à une manifestation, quels que soient leur objet ou leurs modalités, en service, en tenue d'uniforme, armés ou en utilisant des matériels, des équipements ou des véhicules de service »...

Les manifestants ont en tout cas respecté les règles du jeu puisque le ministère de l’Intérieur ne dénombrait à 21h que cinq « situations notables » ayant nécessité l’intervention des forces de l’ordre ». Mais au cours de la journée, la tentative de discrédit avait aussi porté sur l’insécurité causée par le mouvement aux Français. Selon le ministère de l'Intérieur, le mouvement aurait en effet provoqué la mort d'une personne – une manifestante renversée par une automobile - et les blessures de 227 autres, dont sept gravement blessées. Pour l’un des représentants de l’État, c’était « l'illustration des risques que fait conduire l'organisation de manifestations non déclarées sur la voie publique », risques aggravés par l'absence de service d'ordre parmi les « Gilets jaunes» ».

Une telle assertion est fausse. Les accidents et blessures ont en effet été dus non à des débordements des manifestants ou de personnes venues se joindre à une manifestation, ce pourquoi les services d’ordre peuvent effectivement être efficaces, mais à des actions incontrôlées de la part d’automobilistes gênés par les manifestations, sur lesquelles les services d’ordre n’auraient rien pu faire. Quant aux déclarations en préfecture des blocages, si elles auraient pu, parfois, permettre le déploiement de forces de l’ordre, d’une part le nombre de blocages rendait la chose difficile et, d’autre part, on compte justement parmi les blessés des représentants des forces de l’ordre renversés par des automobilistes, et il est vraisemblable que les « 52 interpellations dont 38 en garde à vue » ne concernent que peu les manifestants. Même si l’on doit regretter les accidents survenus, présenter le 17 novembre et les manifestations des « Gilets jaunes » comme ayant notablement créé de l’insécurité en France relève donc de l’arnaque intellectuelle.

Les institutionnels, partis et syndicats, ont-ils pris la dimension du mouvement en cours ? Que sont ces « Gilets jaunes » et que vont-ils devenir ?

Qui çà ? On a bien peu de nouvelles d’eux au soir du 17, mais sans doute étaient-ils bloqués. Certes, Nicolas Dupont-Aignan confirma son soutien, qu’il avait affirmé dès le début du mouvement, répondant à Édouard Philippe : « En condamnant les gens à ne pas pouvoir circuler, c'est le gouvernement qui bloque le pays ». À LR, même si Éric Ciotti considéra qu’il fallait rapidement faire changer les choses, Laurent Wauquiezse rendit à un point de blocage pour déclarer : « Les gens ont le sentiment que c'est toujours plus de taxes et toujours pour les mêmes ». Dont acte. Philippe Martinez, pour la CGT, affirma soutenir le mouvement, mais ne pouvoir s’y allier car il était la chose du RN. Enfin, Laurent Berger, dans la soirée du 17, tenta pitoyablement de faire rentrer les institutionnels dans le jeu en appelant « Emmanuel Macron et Édouard Philippe à réunir très rapidement les syndicats, les organisations patronales, les associations pour construire un pacte social de la conversion écologique ». Pitoyablement, car partis et syndicats doivent se rendre à l’évidence : s’ils avaient rempli leur rôle, il n’y aurait pas eu la jacquerie des « Gilets jaunes ».

Soutenus à 84% par les électeurs de LFI, par 82% pour ceux PS, 76% chez ceux de LR et, effectivement, 92% chez ceux du RN – un tiers des sondés qui se disaient prêts à manifester étant sympathisants RN selon ce même sondage, ces « Gilets jaunes » sont en fait la France périphérique de Christophe Guilluy, les « Somewhere » (ceux de quelque part) de David Goodhart. C’est une France rurale et péri-urbaine, une France de jeunes actifs appartenant essentiellement aux catégories populaires. Une France qui considère qui l’éclatement de la société ne justifie plus qu’elle soit fiscalement pressurée. Parce que l’oligarchie au pouvoir s’enrichit et sait protéger ses avoirs du fisc ; et parce que la solidarité nationale n’existe pas avec des groupes aux identités par trop différentes installés sur le territoire. La fragmentation communautariste de la  société a en toujours un net effet sur les politiques sociales, les assujettis n’acceptant plus de payer pour des groupes mettant en danger leur identité culturelle.

C’est pourquoi le mouvement du 17novembre dépasse très largement la seule question de la hausse des carburants. C’est la révolte des exclus du système, qui ne bénéficient ni des avantages des « winners », ni des aides déversées sur d’autres catégories - ou zones géographiques dans lesquelles ces catégories sont particulièrement présentes, ce qui revient au même… Les « Gilets jaunes » veulent être reconnus pour ce qu’ils sont : des héritiers. Les héritiers de ceux qui ont construit ce pays et fait sa richesse, et qui, comme tels, y ont un droit. Les héritiers d’un monde, avec sa culture et ses traditions, qui n’a pas mérité d’être décrié, moqué, raillé et insulté dans les médias, et de devoir en permanence faire repentance de tout et n’importe quoi. Les héritiers des fondateurs d’une démocratie captée par une oligarchie qui les trahit sans vergogne depuis quarante ans.

Ce que va devenir ce mouvement, nous ne le savons pas encore. Certains parlent de continuer les blocages, d’autres de s’allier à des manifestations prévues dans les prochains jours, celles des motards, des chauffeurs-routiers, des infirmières… Celles de cette France qui travaille dans des conditions toujours plus difficiles et qui se retrouve dans la même crainte du déclassement social et de la disparition culturelle. Celle qui, sous les divers noms qu’il lui donne, « conservatrice », « nationaliste » ou « populiste » risque en tout cas de se retrouver demain encore dressée face au « progressisme » d’Emmanuel Macron.

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