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Opération sauver l’euro : tout ce que Mario Draghi a déjà fait et tout ce qu’il ne peut pas faire, LUI
©Ilmars ZNOTINS / afp

Capitaine Draghi à la manoeuvre

Si Mario Draghi a empêché la dislocation de la zone euro et a progressivement transformé la BCE en banque centrale, il n’a pas les moyens de régler les failles fondamentales de l’union monétaire.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Atlantico : Au cours de la conférence de presse de la Banque centrale européenne, Mario Draghi a pu indiquer que le plan d'assouplissement quantitatif qui avait été initié au début de l'année 2015 devrait s'achever à la fin de cette année 2018. Alors que le mandat de l'actuel président de la BCE s'achèvera à la fin de l'année 2019, quel bilan peut-on faire de son action ? Qu'a-t-il fait et que fait-il encore pour sauver l'euro ?

Rémi Bourgeot : Mario Draghi avait compris, avant de prendre les commandes de la BCE, le cercle vicieux qui était en train de conduire à l’éclatement à court terme de la zone euro sous la présidence précédente. Au-delà de la question plus fondamentale des failles inhérentes à l’union monétaire, il lui était apparu indispensable d’écraser les taux d’emprunt des Etats dits périphériques au moyen d’une dissuasion monétaire dont le principe logique s’apparentait à celles que l’on peut trouver dans le domaine militaire. Jean-Claude Trichet, en plus des erreurs d’appréciation importantes dans sa politique de taux, avait mis en place des achats limités de dette publique, qui s’avéraient sans aucun effet durable. Début 2012, cette crise apparaissait hors-contrôle du fait notamment de politiques budgétaires procycliques qui entretenaient un cercle vicieux alors mal compris du fait notamment d’une interprétation erronée des déséquilibres qui y avaient mené. Draghi, profitant d’une forme d’assentiment des gouvernements, et notamment de Berlin, avait à l’été 2012 évoqué avec un véritable génie rhétorique l’idée d’achats potentiellement illimités de dette pour écraser les taux d’intérêt. Ceci consistait à indiquer aux acteurs de marché que tout pari contre la BCE sur l’envolée supplémentaire des taux d’intérêt des pays périphériques était condamné à entraîner de lourdes pertes financières. On peut dire que Mario Draghi a, en garantissant l’intégrité de court terme de la monnaie dont il a la charge, simplement transformé la BCE… en banque centrale. Ce qu’elle n’était pas entièrement auparavant.

Il est néanmoins resté fortement contraint par le statu quo politique européen puisqu’il n’a pu mettre en place un véritable programme, effectif, d’achats de dette que début 2015. Si la menace d’achats illimités visait à écraser les taux d’emprunt des Etats, le QE a consisté a effectivement, par inondation des marchés de dette en liquidité, à détendre autant que possible les conditions de crédit dans les économies de la zone euro confronté à un effondrement continu de l’activité de prêt depuis la crise mondiale. L’annonce de ces achats avait par ailleurs entraîné une chute très marquée du taux de change de l’euro face au dollar qui avait aidé le rebond par les exportations d’un certain nombre d’économies en crise.

Si Mario Draghi a, dans les faits, empêché la dislocation de la zone euro et a progressivement transformé la BCE en banque centrale, il n’a naturellement pas les moyens de régler les failles fondamentales de l’union monétaire et l’absence complète de consensus entre gouvernements nationaux pour y remédier. Il a certes contribué à ce débat, mais a fini par s’effacer, naturellement, derrière la logique intergouvernementale qui, du fait de divergences de vue insurmontables, n’a sans surprise pas pu aboutir à une réforme conséquente.

Nicolas Goetzmann : Lorsque Mario Draghi a repris la BCE en main, il y a avait le feu. Son prédécesseur Jean-Claude Trichet avait commis une nouvelle erreur en relevant les taux d'intérêts de façon irrationnelle au milieu de l'année 2011, ce qui avait entrainé ce qui a été appelé "la crise de la zone euro" ou "la crise de la dette" alors qu'il s'agissait de la "crise Jean Claude Trichet". Suite à ces décisions, l'économie convalescente de la zone euro avait connu un nouvel épisode de ralentissement économique qui avait mis l'existence même de la zone euro en question. Mario Draghi arrive ainsi dans une maison en flammes, ou son rôle est d'en être le pompier. Et cela n'a pas trainé. Draghi entre en fonction le 1er novembre 2011, et abaisse les taux directeurs de la BCE deux jours après son arrivée, le 3 novembre. Ce qui invalide par la même occasion le travail fait par un Jean Claude Trichet sur le départ, et qui se trouve désavoué  en quelques heures. Draghi va continuer le travail en abaissant les taux une nouvelle fois en décembre 2011 avant de les ramener à 0% en juillet 2012. C'est à ce moment que Mario Draghi va prononcer cette phrase qui va rester, le "whatever it takes", c’est-à-dire que le patron de l'euro donne à ce moment une sorte de garantie que tout sera fait pour sauver l'euro. Les premières pierres sont posées pour le sauvetage.

La seconde phase d'importance a été la mise en place du plan d'assouplissement quantitatif européen, même si celui a été bien trop tardif, trop timide, et qu'il va se terminer trop tôt, mais ce plan a permis le retour de l'économie européenne à la vie. Mario Draghi est un économiste qui a été formé à la même école que son homologue américain Ben Bernanke. Avec les moyens limités du bord, il est donc parvenu, en appliquant une vision économique rationnelle, ce qui est plutôt inhabituel pour la BCE, à sauver cette monnaie qui était promise à une disparition rapide suite aux erreurs à répétition de son prédécesseur et de autres membres du directoire.

A l'inverse, sur ces questions de politique monétaire, quelles sont les décisions qui ne relèvent pas de Mario Draghi et qui pourraient ou devraient être prises par les dirigeants européens ? Que peuvent faire ces dirigeants pour "sauver l'euro" ?

Nicolas Goetzmann : Mario Draghi prend des décisions de politique monétaire dans le cadre d'un mandat qui a été défini par les traités européens, et a été façonné par une doctrine européenne que l'on peut qualifier de "restrictive" en matière monétaire. La BCE ne dispose pas des mêmes libertés d'action que la FED par exemple. L'objectif de la BCE est la stabilité des prix, concrètement, cela signifie que l'inflation doit être inférieure mais proche de 2%. Aux États Unis, le mandat est la stabilité des prix ET la recherche de l'emploi maximum. La différence entre les deux est que la latitude donnée à la FED est bien plus importante lorsque celle-ci veut soutenir le niveau d'activité pour faire baisser le chômage. De plus, la BCE a été incapable de satisfaire à son objectif puisque le niveau d'inflation a été durablement très inférieur à 2%.

C'est donc le cadre de la monnaie unique, le mandat qui lui est attribué, qui n'est pas adapté. C'est ce mandat qui empêche pratiquement aux acteurs d'agir de façon plus significative et plus rapide. Une modification de ce mandat sur le modèle américain aurait donc tout son sens, mais une telle réforme suppose des négociations politiques entre tous les membres, et surtout un accord de Berlin. Mais au-delà d'une telle réforme, il  y a également l'importance des hommes qui composent le directoire. Si le départ de Mario Draghi se traduit par l'arrivée d'un Banquier central aussi restrictif et conservateur que Jean Claude Trichet l'a été, il ne servira à rien de modifier le mandat. Aux Etats-Unis, on constate quand même que le Président fait quelques efforts pour placer des économistes ayant les compétences nécessaires pour assurer un tel rôle, ce qui est loin d'être le cas en Europe. Mario Draghi a été une heureuse exception.

Les dirigeants européens devraient davantage s'intéresser au fonctionnement de la politique monétaire européenne, il s'agit quand même, et de loin, de l'outil économique le plus puissant concernant la zone euro. Le cadre institutionnel est à revoir et les hommes qui la composent sont à choisir judicieusement. Mario Draghi ne peut pas tout. Mais ce que l'on constate en France, c'est plutôt le silence. A l'inverse, le président de la Bundesbank ne se cache pas beaucoup pour critiquer les décisions prises et faire planer sur l'Europe un retour de l'obsession monétaire restrictive. Il reste à espérer que la période Draghi ne restera pas une parenthèse, malheureusement, cela est aujourd'hui le scénario le plus probable.

Rémi Bourgeot : Mario Draghi a mobilisé les outils de politique monétaire, en jouant avec les limites très strictes du mandat de la BCE, de façon à permettre la reprise économique modeste et limitée dans le temps mais indispensable qui s’est manifestée en Europe ces dernières années. Il s’agit d’un pan majeur de la gestion de crise économique. Les dirigeants, essentiellement français et du sud de l’Europe, qui proposent un bond en avant fédéral au sein de la zone euro se concentrent aussi sur les outils de gestion de crise, avec l’idée d’une solidarité financière accrue entre gouvernements, et du parachèvement de l’union bancaire avec une garantie commune sur les dépôts bancaires. Ces éléments devraient être inclus dans le cadre institutionnel d’une union monétaire ; ce que la zone euro n’est pas véritablement. Les divergences de vue entre Etats nationaux s’avèrent insurmontables, renvoyant ainsi aux débats tendus des années 1980 sur la voie à suivre dans l’intégration monétaire.

Non seulement on constate une impasse sur le volet institutionnel de l’intégration, mais la réflexion politique sur la zone euro fait l’impasse sur l’évolution économique réelle des modèles économiques nationaux. La crise de l’euro a été attribuée à une dérive salariale et budgétaire dans les pays dits périphériques. En réalité, les divergences de compétitivité des années 2000 se sont développées du fait de taux d’inflation alors encore largement différents entre pays et de la politique de compression salariale du chancelier social-démocrate Schröder en Allemagne. Les salaires réels ne se sont guère envolés dans les pays du sud de la zone. Ils ont stagné, tout comme la productivité. Cette stagnation relève d’une dynamique peu enthousiasmante mais en aucun cas d’une dérive des salaires.

Pendant les années de crise se sont développées dans les milieux politiques des théories quant aux causes de la crise qui étaient pourtant en décalage évident avec les statistiques officielles. On a donc eu affaire à une approche très idéologique et manquant fortement de pragmatisme. Encore aujourd’hui, bien que le dogme en vigueur au plus fort de la crise ait été quelque peu relégué, la réflexion sur les moyens d’une coopération économique équilibrée entre pays européens reste bloquée. On a vu se développer un modèle généralisé de compression tous azimuts qui fait largement l’impasse sur les déterminants de long terme de la croissance économique, en particulier dans le contexte de révolution industrielle et technologique dans le monde.

Dans une tribune publiée ce 13 juin, l'économiste Joseph Stiglitz pose la question "l'Euro peut-il être sauvé ?". Comment évaluer la faisabilité technique et politique d'un tel sauvetage durable de la monnaie unique ?

Rémi Bourgeot : Sur le plan de la politique monétaire, Mario Draghi a enclenché un changement profond en rapprochant la BCE des standards des autres grandes banques centrales. Néanmoins, même cette avancée est menacée par la volonté visible de Berlin d’accroître à nouveau son influence sur la vision de la politique monétaire de la zone euro, au moyen de la nomination possible de Jens Weidmann, l’actuel président de la Bundesbank.

Sur le plan de l’idée d’un bond en avant fédéral et de mécanismes de solidarité accrus au sein de la zone euro, l’impasse est insurmontable, au-delà de mesures d’apaisement symbolique de la part du gouvernement allemand. Ces désaccords Nord-Sud renvoient à des divergences de vue historiques dans la voie à suivre dans la coopération européenne, et l’on en revient ainsi aux débats jamais résolus qui avaient lieu il y a trois décennies. On ne peut certes exclure certaines avancées lors de la prochaine grande crise, mais le fond de la situation restera marqué par ces désaccords, si bien que la théorie d’un sens fédéral de l’histoire qui se concrétiserait à travers les crises est désormais à écarter. L’Union européenne est traversée de toute part par une remise en cause politique de fond des cadres institutionnels nationaux comme européens, et l’heure n’est pas, dans ce contexte, à l’espoir dans un grand bond en avant fédéral qui permettrait de parachever le dispositif de gestion de crise.

Sur le plan de la coordination macroéconomique, le débat reste largement absent mais c’est là la clé de la stabilisation économique du continent quel que soit le cadre monétaire en vigueur à l’avenir. La réflexion doit se concentrer sur les déterminants profonds, technologiques, du développement. La stratégie de compression tous azimuts qui a été généralisée permet une stabilisation de courte durée en créant un surplus d’activité par les exportations et en rééquilibrant ainsi un temps les balances commerciales. Cette stabilisation est néanmoins trompeuse, car sa mise en œuvre a largement consisté à négliger les outils de long terme de la croissance, en particulier en termes de progrès technologique et de compétences. Au-delà de débats souvent superficiels sur les réformes dites structurelles, la relégation d’une génération d’actifs en France, en Italie et en Espagne au prétexte de la crise ne fera que creuser une fracture durable en Europe en termes de compétences humaines.

Nicolas Goetzmann : Il n'y pas réellement de problèmes techniques. On peut considérer que la zone euro n'est pas ce que l'on appelle une "zone monétaire optimale" mais cela ne fait pas beaucoup avancer le débat. La question est de savoir ce qui peut être fait. Si la BCE se mettait à suivre à un objectif de croissance, (Nominal GDP level target), beaucoup de problèmes seraient résolus. Il est bien plus facile de corriger des déséquilibres quand tous les membres de la monnaie unique connaissent une véritable croissance.

Logiquement, ce qui coince, c'est la dimension politique. L'Allemagne était très attachée au Deutsche Mark, plus qu'à l'euro, et cette doctrine de sévérité monétaire est fortement ancrée dans le pays. Il est donc probable que la population allemande préférerait abandonner l'euro plutôt que de la voir se transformer en monnaie de croissance. A l'inverse, des pays comme l'Italie, la France, l'Espagne ou la Grèce sont confrontés à des taux de chômage de masse, il devrait donc y avoir un consensus politique pour proposer une alternative au modèle monétaire allemand. Mais une telle coalition des intérêts n'existe pas, il n'y a pas d'opposition. Pourtant, ce ne sont pas les arguments qui manquent. Parce que la bonne échelle pour mesurer le résultat de la zone euro, ce n'est pas de regarder le taux de chômage allemand, la bonne échelle, c'est de regarder le taux de chômage de la zone euro, soit 8.5% en avril 2018, et de la comparer aux 3.8% américains. La comparaison est cruelle mais elle montre bien qu'il y a un problème global. Curieusement, les dirigeants préfèrent penser en comparant l'Italie et l'Allemagne, et se contenter de dire "les italiens n'ont qu'à faire comme les allemands". Ce qui relève d'une forme de populisme. Si la ligne de flottaison noie la plupart des membres, il est peut être plus utile de changer de niveau plutôt que de reprocher aux plus petits de ne pas être plus grand. C'est pourtant ce que font les européens, de façon sérieuse si l'on peut dire, depuis le déclenchement de cette crise.

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