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Pourquoi Olivier Besancenot a raison de s’inquiéter de la répartition de la valeur entre capital et travail depuis 20 ans et complètement tort dans les conclusions qu’il en tire
©EMMANUEL DUNAND / AFP

Mal conclu

Dans une logique de critique de l'économie de marché,​ Olivier Besancenot a déclaré lors d'une intervention sur RMC : "Quand 100 euros de richesse étaient produits en 1980, 4 euros revenaient aux actionnaires. Maintenant, on est à 25 euros : les vrais privilégiés, ils sont là." Une évolution qui avait pu également être mise en avant ​par une étude relayée par les Echos en 2013 qui pointait du doigt le fait que la distribution de dividendes avait été multipliée par 7 sur les 20 dernières années.

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Dans une logique de critique de l'économie de marché,​ Olivier Besancenot a déclaré lors d'une intervention sur RMC : "Quand 100 euros de richesse étaient produits en 1980, 4 euros revenaient aux actionnaires. Maintenant, on est à 25 euros : les vrais privilégiés, ils sont là."  Une évolution qui avait pu également être mise en avant ​par une étude relayée par les Echos en 2013 qui pointait du doigt le fait que la distribution de dividendes avait été multipliée par 7 sur les 20 dernières années. En quoi ce constat peut-il effectivement pointer du doigt une problématique liée à la forme du capitalisme actuel, sans toutefois le remettre en cause ? 

Alexandre Delaigue : Les dividendes augmentent, mais de manière isolée cela ne veut pas dire grand chose. Si les entreprises conservent leurs bénéfices sans distribuer de dividendes les actionnaires s'enrichiront aussi parce que la valeur de l'action va monter. Des dividendes en hausse peuvent signifier un déplacement de la valeur ajoutée des salariés vers les actionnaires - c'est ce que suggère Olivier Besancenot - mais cela peut signifier aussi des entreprises qui en maintenant la part du travail au même niveau choisissent plutôt de reverser la part du capital aux actionnaires plutôt que de la réinvestir. Et c'est ce qui se passe en ce moment, plus qu'un déplacement de la valeur ajoutée, du moins en France (dans les pays anglo-saxons la part du capital a eu tendance à augmenter depuis le début des années 2000). Les entreprises versent plus de dividendes et investissent moins. Mais ce n'est pas parce qu'elles doivent satisfaire plus qu'avant la cupidité des actionnaires : c'est qu'elles réduisent leurs investissements. Cela fait longtemps qu'on a remarqué cela dans le débat sur la "stagnation séculaire" : il y a d'un côté beaucoup d'épargne, de l'autre une diminution des opportunités d'investissement, comme remarqué en son temps par Ben Bernanke. Les raisons de ce manque d'opportunité d'investissement sont multiples : moindre rentabilité des innovations, coût en diminution des biens de capital, etc.
Cela dit on ne doit pas s'arrêter là: pourquoi si les entreprises investissent moins, choisissent-elles de rémunérer avec la différence les actionnaires plutôt que leurs salariés? ici il faut noter que la conjoncture n'est pas favorable aux salariés. D'un côté vous avez la mondialisation qui a mis près d'un milliard de chinois et d'indiens sur le marché du travail mondial : il est normal que cela exerce une pression à la baisse sur les salaires. Les politiques dans les pays riches sont peu favorables aux salariés. Et les banques centrales ont "vaincu l'inflation" à un prix élevé : désormais elles augmentent les taux d'intérêt aux moindres vélléités de hausses salariales. Faible investissement, faible pouvoir des salariés; voilà la situation. 

Michel Ruimy : Tout d’abord, caractériser le capitalisme n’est pas chose facile. En témoigne la multiplicité des épithètes qui l’accompagnent : capitalisme marchand, industriel, financier, patrimonial, familial mais aussi capitalisme moderne, post-moderne et enfin, capitalisme anglo-saxon, rhénan, asiatique… 
Toutefois, le capitalisme a changé de nature au cours du temps. De la Révolution industrielle jusqu’au milieu du XXème siècle environ, le système capitaliste s’appuyait essentiellement sur l’industrie. Depuis les années 1970, un nouveau type de capitalisme, basé sur la finance, a émergé. L’accumulation du capital et la recherche du profit sont sa dynamique fondamentale. L’activité consisterait en des transactions concernant notamment des produits financiers : ventes ou achats d’actions, spéculations sur les matières premières…. Il profiterait surtout aux banques et aux actionnaires au détriment du plus grand nombre, notamment les salariés. Déconnecté de l’« économie réelle » - basée sur la production et l’échange de biens -, il serait responsable de bulles financières débouchant sur des krachs boursiers avec tout ce que cela comporte au plan social.
L’étude des Echos et la publication des derniers bénéfices des entreprises du CAC 40 confirment cet état de fait. Aujourd’hui encore, les multinationales, portées par une conjoncture faste (bas niveau des taux d’intérêt, faible hausse du prix des matières premières, reprise de la consommation, croissance économique grâce notamment aux capitaux injectés par les banques centrales…), ont enregistré d’excellents résultats. Et cela devrait, a priori, continuer puisque, selon le FMI, le Produit intérieur brut mondial devrait augmenter de 3,9% en 2018, après une hausse de 3,6% en 2017.
En fait, au-delà de sa déclaration concernant la répartition des bénéfices, M. Besancenot s’insurge sur le fait qu’aujourd’hui, l’exigence de rentabilité pèse sur la sphère productive et y modifie profondément les rapports sociaux. Ainsi, la recherche de « création de valeur » n’est pas une demande de marchandises et de services répondant aux besoins sociaux mais une exigence de production d’une plus-value boursière. La « valeur » dont il s’agit est celle qui revient aux actionnaires et nombreux sont les outils pour accroître la valeur des actions. Par exemple, la logique de rentabilité à court terme nécessite une réduction importante des « coûts de production » qui sont, pour l’essentiel, constitués de la rémunération des salariés. 
En France, cette part représente près de 60% de la valeur ajoutée créée. Or, depuis des années, il y a un creusement des inégalités salariales par le haut : la part de la valeur ajoutée perçue par la grande majorité des salariés a fléchi depuis la seconde moitié des années 1990, majoritairement sous l’effet de la progression des plus hauts salaires. 
C’est ce à quoi notamment M. Besancenot souhaite attirer notre attention : les travailleurs ne sont, dans cette forme de capitalisme, qu’un paramètre d’ajustement.

Peut-on lier cette critique à ce qui semble être désigné comme le "néolibéralisme" ou parfois "capitalisme financier" qui se détournerait d'une économie de marché équilibrée qui bénéficie au plus grand nombre, comme cela a pu être le cas lors des 30 glorieuses ? 

Alexandre Delaigue : Oui et non. L'équilibre des trente glorieuses, c'était quand même la misère partagée partout dans le monde sauf dans les pays riches; au niveau mondial la croissance est forte et les inégalités diminuent, on ne devrait pas l'oublier. La réduction mondiale de la pauvreté, l'apparition d'une vaste classe moyenne dans des pays autrefois misérables, s'est faite au détriment de la classe moyenne des pays riches mais on peut trouver que le coût n'est pas si élevé pour ce genre d'avantages. Si une vingtaine d'années de salaires stagnants dans les pays riches sont le prix à payer pour éradiquer la pauvreté mondiale, les historiens du futur se demanderont pourquoi nous étions mécontents! Il y a par ailleurs des problèmes qui sont réels et indépendants du capitalisme financier, et sont la conséquence des choix politiques des 30 glorieuses. Les populations vieillissent dans les pays riches, ce qui réduit les salaires au profit des retraites; nous consommons beaucoup plus de soins médicaux coûteux, ce qui a le même effet mais nous permet aussi de vivre plus longtemps. Tout cela est indépendant du "type de capitalisme" dans lequel nous nous trouvons.
Mais il faut être clair aussi : cet ajustement, ces changements, se sont faits dans un contexte idéologique extrêmement favorable aux plus riches. La forme de mondialisation choisie, les éléments inclus dans les accords commerciaux, les évolutions de la fiscalité, tout cela s'est fait à sens unique. Les effets de la mondialisation ne sont pas les mêmes quand dans le même temps on diminue les taux d'imposition des plus riches et que l'on réforme la protection sociale et le marché du travail au détriment des salariés, ou si l'on choisit des systèmes fiscaux plus redistributifs. C'est cela qui a été raté : faire marcher la mondialisation pour tout le monde. Ce n'était pas forcément facile mais peu de pays ont essayé.

Michel Ruimy : Pourquoi avoir abandonné le capitalisme qui symbolisait la période des Trente Glorieuses ? Une première réflexion serait de dire que, dans les années 1970, l’inflation était considérée comme un fléau redoutable pour l’économie et que les chocs pétroliers ont poussé à un nouveau paradigme de pensée : le libéralisme. Or, aujourd’hui, les tensions inflationnistes sont relativement faibles et la lutte contre ce phénomène n’est plus une difficulté. Faire la promotion du plein emploi au travers d’une politique monétaire optimale ne serait pas un obstacle.

Dans l’environnement actuel, les pays développés ont toutes les cartes en main pour se reprendre. Une refondation / transformation du modèle social semble importante. Car les nouveaux défis que sont la robotisation, la digitalisation, le taux de rotation d’un emploi à un autre… seront bien moins lourds à porter en s’accordant sur ces principes.

Le libéralisme, dans sa version des XVIIIème et XIXème siècles, s’est échoué en 1929 pour muter en une nouvelle forme qui laissait un plus grand rôle à l’État, en se reposant sur les notions de plein emploi et de modèle social. Puis, ce capitalisme intégré a laissé la place à un renouveau « libéral » à la charnière des années 1970-1980. C’est cette dernière forme qui s’est effondrée en 2008. En effet, le capitalisme se transforme au fil des crises. Mais la version du XXIème siècle tarde à apparaître. C’est cette inaction qui ouvre la voie à toutes les contestations et à la montée des populismes.


Comment arriver à rétablir la situation et permettre un partage plus égalitaire de la valeur ajoutée, sans en passer par la contestation de l'économie de marché en elle-même ?

Alexandre Delaigue : Il faudrait déjà en avoir la volonté, et on en est loin! en supposant que cela soit le cas, il y a quelques pistes. Réformer les banques centrales pour qu'elles soient moins paranoiaques envers l'inflation et plus favorables au plein emploi. Réformer la fiscalité au niveau international (pour éviter la concurrence fiscale) pour la faire porter sur le capital non investi. Taxer la terre, taxer la fortune, réduire la durée de la propriété intellectuelle, par exemple. On pourrait aussi envisager, comme le faisait Keynes, une dose de "socialisation" de l'investissement. Après tout nous avons besoin de biens collectifs, changer la production d'énergie, éviter le réchauffement climatique et autres risques écologiques : cela peut légitimer des investissements publics massifs qui se substituent à l'investissement privé devenu insuffisant et défaillant. Il y a beaucoup de possibilités mais les équilibres politiques pour les appliquer ne sont pas là. Le résultat, hélas, c'est de voir arriver des populistes qui feront des promesses qu'ils ne peuvent pas tenir. 
Michel Ruimy : Il n’existe pas de théories macroéconomiques concernant le partage satisfaisant de la valeur ajoutée c’est-à-dire permettant de déterminer leur clef socialement ou économiquement optimale à un temps donné. Cette absence laisse la place à des recommandations politiques qui peuvent aller soit dans le sens d’une majoration de la part du travail, soit, à l’inverse, d’une augmentation du taux de marge. Comme on ne peut rien dire, on ne peut rien recommander ! C’est pourquoi, le partage de la valeur ajoutée, observé en France, apparaît relativement stable depuis une vingtaine d’années d’autant que, si les actionnaires captent une part élevée de la valeur ajoutée, ce partage se situe en aval du partage salaires / profits.
L’inefficacité économique de cette configuration du capitalisme et ses conséquences sociales dramatiques exigent de rompre avec ce système. La question est donc de savoir comment sortir voire réformer la logique du capitalisme financier ? 
Si les solutions ne sont pas évidentes, commençons par affirmer que le développement des fonds éthiques n’est pas une solution : l’investissement socialement responsable entérine la logique des marchés financiers et conforte la logique du capitalisme en revendiquant le contrôle des entreprises sur la base des droits de propriété. 
Cette démarche revient à laisser à quelques actionnaires et dirigeants le soin de produire et d’énoncer les normes des bonnes pratiques sociales et environnementales. Dans le même ordre d’idée, la démarche de certains syndicats choisissant d’accepter les règles du jeu pour chercher à « peser de l’intérieur » afin de mettre la finance de marché au service d’une perspective de long terme respectueuse de l’emploi, des retraites et de la rentabilité économique paraît plus que jamais hypothétique voire antinomique avec le capitalisme patrimonial, fondé sur les droits de propriété privée. 
De manière plus générale, l’appel à l’éthique sur une question qui touche aux rapports de classe va de pair avec l’abandon de toute perspective de transformation sociale. En remettant à des considérations éthiques des choix politiques entrant dans des rapports de forces sociaux précis, on choisit de ne plus remettre ceux-ci en cause.
Au total, et sans épuiser toutes les conséquences, on observe que le capitalisme financier est extrêmement instable et que les conséquences pèsent sur les économies nationales et les salariés... Répondre à cette instabilité ne peut se faire que par un retour de la règlementation étatique ou inter-étatique. Le retour à un financement de l’économie davantage maîtrisé par la puissance publique est également indispensable. Enfin un accroissement du pouvoir des salariés dans les entreprises face à celui tout puissant aujourd’hui des actionnaires est une nécessité absolue afin de faire entendre l’intérêt général face à l’intérêt de quelques-uns...

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