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Comment l'élection présidentielle 2017 a acté l'échec du "gaucho-lepénisme"
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Bonnes feuilles

L'élection d'Emmanuel Macron a bouleversé notre système partisan, sans pour autant faire disparaître les frustrations qui l'avaient ébranlé. Mais les sombres prévisions sur l'avenir de la Ve République ont été démenties. Extrait de "Emmanuel Macron : une révolution bien tempérée" de Philippe Raynaud, aux éditions Desclée de Brouwer (1/2).

Philippe Raynaud

Philippe Raynaud

Philippe Raynaud est professeur de science politique, agrégé de philosophie et docteur en science politique. Membre de l'Institut d'études politiques de Paris, il enseigne à l'université de Paris-II Panthéon-Assas. Il a publié de nombreux ouvrages et articles concernant en particulier le libéralisme et la pensée républicaine en Europe et en Amérique.

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Les heurs et les malheurs du Front national ne dépendent pas seulement de l’habileté ou de la maladresse de ses dirigeants, mais aussi de l’évolution des autres partis et des changements du système partisan. Les succès de Marine Le Pen entre 2012 et 2017 tiennent principalement à la bonne perception qu’elle a eue des rapports de force qui se sont formés pendant la campagne présidentielle de 2012. Elle a su alors reprendre à Nicolas Sarkozy une grande partie des électeurs perdus par son père en 2007 et elle a pour finir gagné sur trois points décisifs : elle a conforté l’implantation nationale de son parti au-delà de ses fiefs anciens (le Sud-Est) et récents (le Nord-Pas-de-Calais) ; elle est apparue comme la principale représentante de la sensibilité souverainiste, qui était auparavant portée par des hommes politiques plus importants que Nicolas Dupont-Aignan ; elle a, enfin, clairement gagné l’hégémonie sur le camp « populiste » en battant largement Jean-Luc Mélenchon, qui, en prétendant combiner le radicalisme social avec l’incantation anti-raciste, aura été alors, à son corps défendant, son meilleur allié. Même si c’est un peu injuste, il faut reconnaître que les programmes sociaux du Front national, fondés sur la rupture avec la politique de la Banque européenne, sur le retour au protectionnisme, sur l’encadrement du marché et sur la dépense publique paraissaient assez proches de ceux du « Parti de Gauche ». Comme la seule différence visible entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon était que ce dernier était favorable à une augmentation de l’immigration, il avait peu de chances de gagner la masse des suffrages populaires. Marine Le Pen a eu la sagesse de comprendre que, malgré son hostilité affichée, Jean-Luc Mélenchon n’était pas alors son ennemi prioritaire et qu’il fallait au contraire s’en désintéresser pour mieux courtiser ses électeurs.

François Hollande, fraîchement élu, et son parti représentaient au contraire la cible idéale : leurs ambitions sociales étaient bridées par la politique européenne et ne pouvaient se traduire que par une pression fiscale accrue sur les classes moyennes, leur politique d’immigration et d’intégration allait nécessairement paraître plus laxiste que celle de Nicolas Sarkozy et les réformes sociétales comme le « mariage pour tous » ne pouvaient guère être populaires. Dans cette conjoncture favorable, Marine Le Pen, sans abandonner les « fondamentaux » du Front national, joue résolument la carte de la rénovation, ce qui se traduit par une assez nette inflexion vers la gauche. La ligne « sociale » est accentuée et elle s’accompagne d’une évolution importante sur toutes les questions de mœurs et de société. Même si, en 2012, Marine Le Pen déplore encore l’importance des « avortements de confort » dans la société française, ses positions évoluent progressivement vers une acceptation sans état d’âme de la libéralisation et du remboursement de l’IVG, qui conduira d’ailleurs en 2016 Marion Maréchal à exprimer ses divergences. La victoire de cette ligne de libéralisme culturel bien tempéré sera manifeste avec le refus de Marine Le Pen de participer aux manifestations contre le « mariage pour tous », tout en maintenant ses critiques contre une réforme qu’elle juge inutile et provocatrice. Si cette politique rompt clairement avec l’aile catholique « intégriste » du Front national, elle ménage la sensibilité des catholiques conservateurs, mais elle le fait en choisissant délibérément des arguments qui peuvent aussi être reçus par les nouveaux électeurs largement déchristianisés du Front national. La même orientation se retrouve dans la manière dont le Front national traite la question de l’islam : le passé chrétien est évidemment présenté comme une composante de l’identité nationale, mais c’est la « laïcité » qui sert de principe fédérateur.

Pour finir, le Front national de Marine Le Pen va se poser comme le seul vrai défenseur de la « République », ce qui lui permettra de jouer sur des harmoniques complexes, dans lesquelles le patriotisme jacobin voisine avec l’exaltation de l’école républicaine contre les dérives des pédagogues modernes et avec la célébration de la figure de Jean Jaurès (!) et de la République sociale et qui l’a même conduit, dans son discours-programme de fin août 2016, à invoquer les mânes de Victor Hugo, d’André Malraux, de De Gaulle, de Lévi-Strauss et de René Girard. Tout cela s’accompagne d’une stratégie culturelle audacieuse. Marine Le Pen et ses amis se font philosophes, ils appellent même les « intellectuels de gauche » à les rejoindre et ils multiplient les références à des auteurs de gauche, ou « venus de la gauche », qui critiquent tel ou tel aspect de la culture libérale actuelle au nom de la question sociale (Jean-Claude Michéa, Frédéric Lordon, Emmanuel Todd, Michel Onfray), de la culture et de l’École républicaine (Alain Finkielkraut, Régis Debray), de la nation républicaine (Régis Debray encore) et dont certains (mais pas tous) sont également inquiets devant les difficultés de l’intégration. Ces tentatives intéressées de récupération ont évidemment peu d’échos chez leurs destinataires supposés, qui n’ont en général aucune envie de servir de caution au parti de Marine Le Pen, mais elles contribuent à accréditer l’idée que des changements importants sont en cours. Le Front national ne veut plus être un parti protestataire ou anti-système : il veut vraiment diriger la nation et pour atteindre ce but il va s’appuyer sur trois piliers – « ethnique », « républicain » et « social ».

Cette stratégie triomphe aux élections régionales de 2015, où le Front national progresse dans ses anciens bastions comme dans ses nouvelles terres, et elle va être méthodiquement mise en œuvre pendant la campagne présidentielle. Jusqu’au bout, la base de la campagne réside toujours sur les sentiments xénophobes et sur l’inquiétude de populations devant les effets de l’immigration passée ou présente. Mais la prétention à incarner une alternative globale permet de varier les thèmes et de suivre de près tous les aléas de la campagne en se présentant à chaque fois comme le seul véritable adversaire du candidat que le « système » va envoyer au deuxième tour. Pendant la période où Juppé semble favori, Marine Le Pen dénonce en lui l’incarnation de toutes les compromissions qui ont permis la constitution de l’« UMPS » et qui culminent dans le thème de l’« identité heureuse ». La victoire de Fillon à la primaire de droite ne la laisse pas pour autant désarmée : Fillon fait quelques concessions apparentes aux sentiments « identitaires » et « sécuritaires » du peuple français, mais cela ne doit pas dissimuler le fait que son programme antisocial se situe dans le droit fil de la politique européenne. Une fois Fillon éliminé, Emmanuel Macron devient enfin l’ennemi idéal ; pour le Front national, ce « banquier d’affaires » est un représentant parfait des milieux mondialistes tout en étant un « bébé Hollande » ou un « Hollande bis », il méprise le peuple dont il veut détruire les droits sociaux en s’appuyant sur l’immigration et il participe activement à l’islamisation de la France, pays dont il renie la culture et dont il dénigre l’histoire.

Avant même le deuxième tour, le Front national a été très bien secondé par Nicolas Dupont-Aignan, qui n’avait peut-être pas encore prévu de se rallier à Marine Le Pen, mais qui jouait déjà son jeu, comme chacun a pu le voir lors du grand débat télévisé du 4 avril. Le leader de Debout la France y désignait clairement François Fillon, qui avait trahi le gaullisme, comme son principal adversaire du premier tour, tout en rappelant avec des airs entendus les liens d’Emmanuel Macron avec la « banque Rothschild ». Comme l’a dit le lendemain un jeune porte-parole du Front national, Marine Le Pen n’avait pas eu besoin d’attaquer Fillon et Macron, car le travail avait été fait par Dupont-Aignan. Dès ce moment, comme on dit dans les romans sentimentaux, n’importe quel observateur un tant soit peu perspicace pouvait savoir que Nicolas aimait Marine avant même qu’il le sache lui-même. Tout était donc en place pour préparer l’affrontement entre « mondialistes » et « patriotes » qui aurait dû sinon donner la victoire à Marine Le Pen, du moins faire d’elle le leader incontesté de l’opposition future. La conjoncture semblait éminemment favorable : d’un côté, François Fillon avait été éliminé et on pouvait raisonnablement compter qu’une partie significative de son électorat se partagerait entre l’abstention et le ralliement au Front national et, de l’autre, le nouveau tribun de la plèbe, Jean-Luc Mélenchon, s’était ostensiblement retiré sur l’Aventin et refusait de participer au « Front républicain ». L’échec et la déception sont venus de ce que les efforts de Marine Le Pen pour élargir sa base sur les deux côtés de l’espace politique se sont finalement neutralisés. Les appels lancés aux électeurs et même aux dirigeants de La France insoumise avaient d’autant moins de raisons de plaire aux électeurs les plus conservateurs du Front national qu’ils s’accompagnaient de promesses de dépenses publiques incalculables et que les attaques contre la future loi-travail d’Emmanuel Macron n’étaient pas de nature à séduire le milieu de petits entrepreneurs qui reste un des viviers électoraux du Front national.

L’alliance avec Debout la France était supposée rassurer l’électorat de droite, en scellant la réconciliation entre les nostalgiques de l’Algérie Française et les héritiers des « gaullistes » et, surtout, en permettant de donner une présentation « modérée » de son programme économique et social. Il s’avéra qu’elle apportait moins de voix que le ralliement direct d’une partie des électeurs de François Fillon (dont près du quart devaient finalement voter pour Marine le Pen), mais elle eut surtout pour effet d’attirer l’attention sur la question de l’euro qui était jusqu’alors restée au second plan. Le projet baroque d’établir un système à deux monnaies eut pour effet presque immédiat d’inquiéter les fractions les plus conservatrices de l’électorat sans mobiliser les gaucho-lepénistes et les souverainistes : les premiers considéraient que ce projet risquait de déboucher sur une rupture radicale à laquelle ils n’étaient pas prêts, les seconds estimaient au contraire avec tout autant de raisons que le programme du parti devenait moins lisible et que ce premier fléchissement sur l’euro pourrait conduire ultérieurement à des inflexions significatives de sa ligne politique. Dans ses attaques contre la « mondialisation sauvage », Marine Le Pen n’oublia, certes, ni de dénoncer l’immigration et l’islamisation de la société, ni d’invoquer l’héritage du gaullisme, mais sa campagne du deuxième tour fut en grande partie axée sur la question sociale, sur les délocalisations, sur la loi-travail et sur la dureté de cœur du « banquier d’affaires » Macron ; le débat qui l’opposa pour finir à son adversaire laissa l’impression fâcheuse d’une candidate mal préparée et sans doute incompétente, là où il aurait dû la faire apparaître comme la porteuse d’un projet cohérent de gouvernement.

Extrait de "Emmanuel Macron : une révolution bien tempérée" de Philippe Raynaud, aux éditions Desclée de Brouwer

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