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Catalans, lombards ou tchèques, les canaris sonnent l’alerte de la crise de civilisation grandissante dans la mine européenne
©AFP

Fissurage général

Catalogne, Italie du Nord, Autriche, Allemagne... L'Europe est aujourd'hui traversée par un courant de tensions identitaires. Une vague potentiellement dévastatrice qui trouve en partie ses fondements dans l'effritement du sentiment de prospérité commune sur le vieux continent.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : La progression des tensions identitaires en Europe que ce soit en Catalogne, en Italie du Nord, en Autriche, en République tchèque ou en Allemagne pour ne citer que les exemples les plus récents, semble remettre en cause les récits fondateurs sur lesquels s'est construite l'Europe depuis 1945. Ceux-ci étaient censés apaiser les tensions nationalistes et permettre la coexistence dans un contexte de reconstruction puis de construction d'un espace économique commun. Dans les régions les moins favorisées comme les plus favorisées, cette alliance ne fonctionne plus, la croissance n'est plus aussi importante que sous le règne des 30 glorieuses. Pays riches comme pays pauvres ne croissent plus dans cette solidarité et tentent de plus en plus de se détacher des "poids morts". Peut-on en ce sens parler de crise de civilisation en Europe, autour de l'effritement du sentiment de prospérité commune ?

Christophe Bouillaud : Parler de crise de civilisation en Europe me parait toujours un propos très ambitieux. On en parle depuis au moins la fin de la Première guerre mondiale, soit près d’un siècle désormais. C’est sûr que la supériorité des pays européens sur le monde et le sentiment que le Commerce, la Science et la Morale marcheraient de concert depuis l’Europe pour faire avancer le genre humain sont mis en cause depuis cette époque. Un siècle après, il faut bien admettre que le XIXème siècle européen est fini.  En réalité, le moment présent est plutôt marqué par la disparité des trajectoires des pays européens. Il y a du point de vue économique d’un côté, des pays qui sont déjà sortis depuis longtemps de la crise économique commencée en 2007, comme l’Allemagne ou l’Autriche, et certains même qui n’y sont en fait jamais vraiment entrés, comme la Suède, et de l’autre côté, des pays qui peinent à sortir de la crise, comme l’Espagne, l’Italie ou la France, et des pays dont il est douteux qu’ils en sortent jamais, comme la Grèce.

Une Commissaire européenne a reconnu récemment l’évidence : la crise économique des dix dernières années a constitué un moment où les expériences des Européens se sont diversifiées, un long moment où il y a eu de la divergence et non de la convergence entre pays. Un Suédois n’a pas vécu les mêmes années qu’un Bulgare ou un Grec. Cela laisse bien sûr des traces dans la manière dont chacun envisage son propre sort : d’une part, chacun tend à avoir une vision nationale de la situation qui est la sienne, et d’autre part, chacun tend à ne pas vouloir perdre ce qu’il a et qu’il perçoit comme le résultat de ses seuls efforts. Comme l’Union européenne n’apparait pas comme la force trainante du renouveau économique des dernières années, cela favorise les partis qui vont vanter les réussites nationales ou appeler à des réussites nationales uniquement. Même un Emmanuel Macron qui s’est fait élire en défendant l’intégration européenne n’a pas omis de préciser en même temps un horizon de supériorité retrouvée pour la France en tant que telle (la fameuse ‘start-up nation’ de la campagne électorale de cette année). De fait, le discours d’une Europe qui serait forte en elle-même de sa stratégie économique ou de ses valeurs ne passe qu’auprès d’un groupe restreint d’électeurs dans chaque pays.

Quelles sont les matrices communes de ces différentes logiques identitaires ? Quelles sont les leurs différences ?

Christophe Bouillaud : L’affirmation de partis demandant des droits particuliers au nom d’une identité régionale ou nationale est effectivement très diversifiée. Il y a toujours à la base une expérience dans le passé, plus ou moins réelle du point de vue historique, où le territoire dont on revendique la représentation était libre de sujétions, où ses habitants pouvaient soit disant décider librement de leur destin. Ces sujétions peuvent être européennes, comme pour les partis nationalistes tels que l’UKIP ou une partie des Conservateurs britanniques, ou encore l’AfD en Allemagne, ou bien nationales, comme pour les partis autonomistes ou indépendantistes, en Catalogne ou en Ecosse. A partir de cette base commune de contestation d’un centre oppresseur (« Bruxelles » ou la capitale de leur Etat – Londres ou Madrid par exemple) au nom d’une périphérie opprimée, il faut ajouter une très forte différentiation gauche/droite. Par exemple, en Ecosse, le SNP est un parti de gauche. En Italie, les autonomistes du nord du pays, regroupés depuis 1991 dans la Ligue du Nord, sont eux classés à droite, voire à l’extrême-droite. En Catalogne, tout l’arc politique de la droite modérée à la gauche radicale, à l’exclusion bien sûr de la filiation franquiste opposée par définition à ce projet, milite pour une forme ou une autre de catalanisme. Enfin, à cela il faut ajouter que ces partis ne sont pas tous d’accord sur l’ennemi  à combattre : une partie de ces partis situés à droite fustigent une invasion musulmane. L’AfD est ainsi à la fois contre « Bruxelles » et contre cette dernière qu’ils voient à leur porte. A l’inverse, pour les catalanistes, même de droite, ce n’est pas leur problème : l’ennemi, c’est le castillan/franquiste éternel qui vit du côté de Madrid ou de Séville. Et le militant traditionnel de la Ligue du Nord détestait autant Rome et les sudistes, que les « musulmans envahisseurs ». Bref, au-delà des ressemblances, il faut bien souligner les très fortes différences entre ces partis qui défendent une identité territorialisée qu’ils disent menacés, même si, historiquement, les partis territoriaux qui ont réussi à arracher l’indépendance de leur nouveau pays (comme en ex-Yougoslavie, la Croatie, ou en ex-URSS, les actuels pays baltes) sont plutôt nettement à droite,  libéraux en économique et conservateurs sur le reste.

N'y a-t-il pas en cela un paradoxe dans la façon ces grandes régions dynamiques et généralement bien intégrées dans le cadre européen semblent affaiblir l'Union européenne qui a pourtant pu les "encourager" dans certains cas ?

Christophe Bouillaud : Sur ce point, l’Union européenne récolte effectivement ce qu’elle a semé. En effet, à la fois sur le modèle de la planification régionale française et de la réussite des Lander allemands, l’Union européenne a toujours encouragé depuis les années 1970 le développement d’un échelon régional dans les grands Etats pour des raisons économiques. Certains pays comme la Pologne et la Roumanie ont été obligé lors de leur adhésion à l’Union européenne de créer ce genre d’institutions pour avoir accès aux aides des fonds européens, alors que cela ne leur plaisait guère. Or ces gouvernements régionaux, dont l’UE a encouragé l’existence pour des raisons de développement territorial et non pas pour viser à l’éclatement des Etats comme le prétendent certains souverainistes en France comme en Italie citant un projet bavarois en ce sens, peuvent aussi avoir un aspect identitaire fort.

Grâce aux fonds européens, ils peuvent un peu s’autonomiser des décisions de leur capitale respective, et parfois enclencher une dynamique économique positive qu’ils s’attribuent. Ce phénomène se voit très bien en Ecosse et en Catalogne : les partis autonomistes/indépendantistes y étaient plutôt pro-européens. Ils découvrent que l’Union européenne demeure par ailleurs une alliance d’Etats et qu’ils n’y sont pas du tout bienvenu avec leur projet d’indépendance. Certains Catalans semblent alors tout d’un coup découvrir le pot-aux-roses : leur indépendance est impossible dans le cadre européen actuel. On peut d’ailleurs se demander comment ils vont gérer cette pénible découverte.

Certes, au total, l’Union n’a fait là qu’encourager un mécanisme de concentration territoriale des activités les plus productives à l’échelle des pays développés, mais elle a oublié de s’interroger sur les vieilles rancœurs qu’elle allait ainsi réveiller dans les pays en redonnant du poids  décisionnel à certaines régions. Cela a accentué et surtout légitimé les différences territoriales déjà présentes, comme cela se voit bien en Italie, où les régions du centre-nord ont toujours su mieux tirer leur épingle du jeu européen que celles du sud.

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