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Terrorisme : la France face au gouffre de l'ère de l'impuissance politique
©Reuters

Surtout, ne pas tomber

Alors que les attentats de Nice ont donné lieu à plusieurs passes d'armes médiatiques entre opposition et gouvernement, les Français semblent ne plus vraiment croire en l'efficacité de nos représentants politiques sur le sujet de la sécurité (mais pas que). Une crise de confiance politique qui n'a rien de nouveau en France, mais qui porte en elle certains effets potentiellement dangereux.

Jean-François Kahn

Jean-François Kahn

Jean-François Kahn est un journaliste et essayiste.

Il a été le créateur et directeur de l'hebdomadaire Marianne.

Il a apporté son soutien à François Bayrou pour la présidentielle de 2007 et 2012.

Il est l'auteur de La catastrophe du 6 mai 2012.

 

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Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue. Il enseigne à l'université de Grenoble. Il a notamment publié L'ère du vide (1983), L'empire de l'éphémère (1987), Le crépuscule du devoir (1992), La troisième femme (1997) et Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation (2006) aux éditions Gallimard. Son dernier ouvrage, De la légèreté, est paru aux éditions Grasset.

 

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Atlantico : Selon un sondage IFOP, seuls 33% des Français font confiance au gouvernement pour lutter contre la menace terroriste, contre 50% en novembre 2015. De la même façon, seuls 23% pensent que l’opposition ferait mieux que le gouvernement au pouvoir (sur l'ensemble de son action). Assistons-nous aujourd'hui à une nouvelle phase de défiance de la population vis-à-vis de sa classe politique ? Comme cela peut être le cas pour le chômage, ou lors de la crise des migrants en 2015, et maintenant contre le terrorisme, les Français sont-ils en train d'acter quelque part l'impuissance de leurs dirigeants ?

Jean-François Kahn :A priori, le fait qu'il y ait 33% de Français qui font confiance au gouvernement est, en soi, très surprenant quand on sait que François Hollande est tombé à 14-15% dans les sondages ! Cela intervient par ailleurs après un quatrième attentat (et le troisième de masse). C'est donc plutôt une surprise…

En même temps, c'est contradictoire : les gens ne font pas confiance à leurs politiques, mais à qui font-ils confiance ? C'est à l'État qu'ils demandent qu'on les protège… C'est le résultat d'un processus qu'on a très nettement vu à l'œuvre ces derniers jours : nous avons eu d'emblée, sans attendre, un tir de barrages extrêmement violent des droites contre l'action et le responsabilité du gouvernement. De l'autre côté, le pouvoir et la gauche ont répliqué, insistant sur le bilan de la droite en matière de sécurité et notamment les réductions de postes. À l'arrivée, les gens n'ont plus confiance en personne ! C'est logique. La conséquence directe, c'est que cela fait le jeu des anarchistes, des nihilistes, des populistes, des violences qu'on a vues lors des manifestations contre la loi Travail, etc.

Gilles Lipovetsky : Je sais pas si le mot "défiance" est celui qui correspond le mieux ici. Ce n'est pas exactement la même chose qu'en ce qui concerne le chômage ou les phénomènes de corruption. Face aux évènements tragiques que nous traversons, les Français se montrent modérés et réalistes. Ils comprennent que l'opposition ne pourrait sans doute pas faire beaucoup mieux, ou en tout cas qu'elle ne pourrait pas empêcher les actes terroristes de manière absolue.

Il y a bien sur une sorte d'accablement, mais qui tient au fait que l'on se situe dans un contexte où l'action à entreprendre ne saute pas aux yeux. Autant sur le chômage, les gens ont des positions différentes, parce qu'on peut comparer avec d'autres pays ; autant en matière de terrorisme, ils ont conscience qu'on ne peut pas mettre un policier derrière chaque citoyen et qu'il est compliqué d'empêcher un type de partir quelque part au volant d'un bolide. Il y a une forme de prise de conscience d'une situation nouvelle. L'ennemi est réel, mais difficilement repérable.

Je ne suis donc pas sûr que l'état de l'opinion exprime la défiance. Je dirais plutôt la conscience d'une nouvelle situation qu'il est difficile de combattre.

Quelles sont les causes de ce phénomène ? Quel effet ce sentiment d'impuissance vis-à-vis du politique peut-il avoir sur la société ?

Gilles Lipovetsky : Le propre de la modernité, et ce depuis au moins le 18e siècle, c'est qu'elle se construit dans le volontarisme. C'est le refus de la passivité devant l'ordre des choses et les décrets divins. Dans les sociétés traditionnelles, les malheurs viennent de nos péchés, et donc il n'y a qu'à prier pour tenter de s'en prémunir. On constate alors une certaine impuissance des hommes à améliorer leur sort. Or, toute la modernité s'est construite contre cette idée-là : les hommes se donnent le pouvoir de changer l'ordre du monde.

Cette attitude, on la voit clairement face à la maladie, la mort, la vieillesse, le chômage, etc. Partout et dans toutes circonstances on dit qu'on ne fait pas bien les choses, qu'on pourrait faire mieux, etc.

Pour ce qui est du terrorisme, on perçoit combien il est difficile de lutter contre lui. On ne retombe pas dans la passivité ou le sens de l'impuissance, mais on exprime selon moi une attitude réaliste face à un ennemi d'un nouveau genre, dont on ne sait pas exactement qui il est, où il est, etc. Cela explique le sentiment d'extrême insécurité dans lequel nous sommes plongés.

Jean-François Kahn : Ce phénomène est la conséquence de la répétition des attentats et de la "double démolition politique". La gauche démolit le bilan de la droite en matière de sécurité, et la droite démolit les aptitudes de la gauche à protéger les Français. Au milieu de ça, le Front national dit qu'ils ont raison tous les deux ! Quand des gens écoutent ça, ils ne sont évidemment pas mis en situation de faire confiance aux représentants de l'État.

Quant aux conséquences à attendre, on peut citer le repli sur soi, le nihilisme, la poussée anarchisante à gauche, la montée du Front national, le rejet de la classe politique, le populisme, etc.

A-t-on déjà connu dans l'histoire récente de la République française des épisodes où les Français ont perdu confiance en la capacité de leur classe politique à résoudre leurs problèmes ? Lors de ces épisodes, quels ont été les vecteurs de sortie de crise ?​

Jean-François Kahn : Il y a eu beaucoup d'épisodes. Durant toute la IIIe République, à vrai dire. Il y avait des attentats anarchistes, mais il y avait surtout des scandales à répétition et la conjonction d'une critique d'extrême-gauche et d'une critique de droite dure. Pour tenter de remédier au problème, nous avons d'abord eu le phénomène boulangiste (appel à un général fringuant monté sur un cheval blanc). En 1940, après l'effondrement du pays, nous avons eu l'appel au Maréchal Pétain. Et en 1958 l'appel à De Gaulle. On retrouvait donc cette tendance à appeler un sauveur suprême. Aujourd'hui, certains essayent de rejouer cette musique mais c'est difficile.

Quand la France a traversé des crises, y compris des crises pires que celle-là, la réponse s'est faite dans des convergences. En 1944, dans une France occupée, ruinée, déshonorée et divisée, nous vivons ce processus formidable qu'exprime De Gaulle et le Conseil National de la Résistance : la convergence de gens issus de l'extrême-gauche, du centre ou de la droite nationale se retrouvent sur l'essentiel malgré leurs désaccords. C'est un exemple comme un autre. On peut aussi citer Pierre Mendès France et la résolution du problème indochinois, De Gaulle et le problème algérien, etc. Si l'on remonte encore plus loin en arrière : 1789 a été un moment de convergence entre certains aristocrates, certains religieux et le Tiers-Etat. Idem pour 1848.

Pour le meilleur, la France se sort de crises absolument majeures quand on dépasse les clivages.

Simplement, nous n'en sommes pas là aujourd'hui, c'est ça le plus tragique. Nous sommes dans la situation inverse. J'ai publié deux livres sur le problème des invariances, développant la théorie selon laquelle l'évolution sociale ne se fait pas par rupture mais par recomposition des invariances. Dans notre histoire, il y a toujours eu une droite de guerre civile et une gauche de guerre civile, qui sont plus ou moins fortes selon les évènements. On l'a vu il y a un mois avec la loi Travail à gauche, et avec les attentats en ce qui concerne la droite. Il y a toujours eu une rémanence (plus ou moins prononcée) d'une droite néo-pétainiste et d'une gauche anarcho-stalinienne. Il faut arriver à sortir de cette tenaille pour essayer de répondre à ce problème par une convergence dynamique.

Gilles Lipovetsky : Nous sommes en présence d'une situation tout à fait nouvelle. Il y a bien eu du terrorisme, notamment dans les années 1970, mais c'était alors un terrorisme européen qui ne s'accompagnait pas d'une telle attitude. Dans les années d'après-guerre marquées par de grands affrontements idéologiques, il y a toujours eu l'idée qu'un autre gouvernement ferait autrement.

Là où l'on retrouve ce sentiment d'accablement, c'est lors de la fameuse formule de François Mitterrand : "face au chômage, on a tout essayé". On lui a beaucoup reproché cette phrase, mais c'était dans un autre contexte.

Je pense que c'est une situation nouvelle car, encore une fois, ce terrorisme islamiste est un défi qui n'existait pas autrefois. Nous sommes dans un état de guerre, mais une guerre qui n'est pas classique.

Face à cela, je dirais que lorsque l'opposition fait des critiques, elle est dans son rôle démocratique, même si on voit les limites de leurs propositions. Nous n'empêcherons pas les actes terroristes, mais dans le même temps nous pouvons encore faire mieux.

Politiquement parlant, quels sont les moyens dont disposent les dirigeants pour concilier la complexité à résoudre la situation actuelle et le nécessaire besoin de réponses immédiates de la population ?

Jean-François Kahn : La solution réside dans une attitude absolument inverse que ce que l'on a connu. Je vais être très clair : l'appel automatique à l'union nationale a ses limites. La démocratie implique des sensibilités diverses et un débat. Et qui dit débat dit critique. Ce n'est certes pas une raison non plus pour dire absolument n'importe quoi, il ne faut pas tomber dans l'hystérie démagogique. Or, moi qui suis plus que critique vis-à-vis de la politique globale du gouvernement, je dois dire que la droite a dépassé les bornes. Alors qu'il était légitime après le 13 novembre de se demander comment il était possible de voir des commandos se balader dans Paris et frapper à des endroits différents, il y a eu selon moi des réactions absolument démentes suite à l'attentat de Nice. En écoutant certaines réactions (minoritaires) à droite, on se rend compte que ce que ces gens exigent implique une semi-dictature ou un régime semi-totalitaire. Disons-le clairement et assumons-le dans ce cas. Mais notons juste qu'en Turquie, qui n'est pas une démocratie exemplaire, il y a eu nombre d'attentats faisant des centaines de morts ! Idem pour la Russie, la Syrie, l'Arabie Saoudite !

Donc non seulement il faut le dire clairement si l'on estime que c'est la solution, mais l'actualité nous prouve de surcroît que ce n'est pas la solution. Ceux qui commettent ces attentats veulent évidemment que ce soit le type de réponse apportée. Notre force par rapport à eux, c'est de pouvoir dire "vous êtes les barbares, nous sommes la civilisation". Si l'on tombe dans la non-démocratie et la non-raison, ils ont gagné.

Gilles Lipovetsky : Je ne suis pas forcément un spécialiste, mais de nombreux rapports ont montré nos déficiences, en particulier dans l'émiettement des services de sécurité et de renseignement dans ce pays. Même si nous n'empêcherons pas des gens de se faire exploser, des failles existent. On peut penser que certains propos de l'opposition sont un petit peu trop marqués, mais ils sont dans leur rôle. L'union nationale c'est bien, mais il vient un moment où il y a des critiques à faire. Ce n'est pas parce qu'il y a un drame que soudainement on ne doit plus exercer le libre examen et la critique.

Au fond, tout le monde est dans son rôle ici. Le gouvernement veut évidemment maintenir la cohésion nationale, l'opposition fait des critiques et des contre-propositions pour essayer de faire bouger les choses, et au milieu de tout cela les Français arbitrent en évitant le tout et le rien. Ils ont une position modérée et réaliste. Ils perçoivent que nous n'éradiquerons pas ce danger, mais qu'on peut tout de même faire mieux.

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