Et à part ensevelir Raqqa sous un tapis de bombes ? Cinq autres moyens d’abattre l’Etat Islamique<!-- --> | Atlantico.fr
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Bombardements sur Raqqa.
Bombardements sur Raqqa.
©Reuters

Guerre totale

Que ce soit en s'attaquant au nerf de la guerre - les finances de l'Etat islamique - ou en faisant pression sur ses partenaires inavoués, voire par les moyens de la cyberguerre... Plusieurs manœuvres encore inexplorées pourraient affecter efficacement les capacités de l'EI.

Jean-Pierre Favennec

Jean-Pierre Favennec

Jean-Pierre Favennec est un spécialiste de l’énergie et en particulier du pétrole et professeur à l’Ecole du Pétrole et des Moteurs, où il a dirigé le Centre Economie et Gestion. 

Il a publié plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur des sujets touchant à l’économie et à la géopolitique de l’énergie et en particulier Exploitation et Gestion du Raffinage (français et anglais), Recherche et Production du Pétrole et du Gaz (français et anglais en 2011), l’Energie à Quel Prix ? (2006) et Géopolitique de l’Energie (français 2009, anglais 2011).

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Jean-Bernard Pinatel

Jean-Bernard Pinatel

Général (2S) et dirigeant d'entreprise, Jean-Bernard Pinatel est un expert reconnu des questions géopolitiques et d'intelligence économique.

Il est l'auteur de Carnet de Guerres et de crises, paru aux éditions Lavauzelle en 2014. En mai 2017, il a publié le livre Histoire de l'Islam radical et de ceux qui s'en servent, (éditions Lavauzelle). 

Il anime aussi le blog : www.geopolitique-géostratégie.fr

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Frédéric Mouffle

Frédéric Mouffle

Directeur général associé du groupe ASK’M / KER-MEUR. Expert en cyber sécurité. Conférencier sur les menaces émergentes, spécialisé dans la sensibilisation auprès des entreprises.

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François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe, docteur d’État, hdr., est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé dans la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, derniers livres : « L’art de la guerre idéologique » (le Cerf 2021) et  « Fake news Manip, infox et infodémie en 2021 » (VA éditeurs 2020).

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Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Jean-Charles Brisard

Jean-Charles Brisard

Jean-Charles Brisard est spécialiste du terrorisme et ancien enquêteur en chef pour les familles de victimes des attentats du 11 septembre 2001. Il est Président du Centre d'Analyse du Terrorisme (CAT) 

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Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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I.Toucher le "califat" au portefeuille

Atlantico : Concernant le pétrole, que fait actuellement la coalition pour lutter contre les exportations de l'EI ? Quelles autres actions faudrait-il mener pour "couper le robinet" ?

Jean-Bernard Pinatel : La coalition ne faisait pas grand-chose jusqu’à présent. Pour la première fois, le 14 novembre 2015, la coalition anti-jihadistes conduite par les Etats-Unis  a annoncé avoir détruit 116 camions citernes utilisés par le groupe Daesh. Début 2015 d’après les informations que m’ont fournies des sources irakiennes, 400 camions citernes de 30 m3 franchissaient quotidiennement  la frontière turco-syrienne et irakienne.

>>> Lire aussi - Pour comprendre d’où vient l’argent de l’Etat islamique (et le frapper au portefeuille)

Jean-Charles Brisard : Aujourd'hui la stratégie de la coalition est de dégrader les capacités de l'Etat islamique en frappant les moyens de transport, de stockage et de raffinage du pétrole par des frappes aériennes. La coalition ne frappe pas les puits de pétrole eux-mêmes parce qu'elle estime que cela pénaliserait la population.  La seule manière de réduire son financement est de réduire son emprise territoriale. L'essentiel est de faire reculer l'Etat islamique. Il y a d'autres moyens aujourd'hui. Les sanctions internationales de l'ONU telles que le gel des fonds sont totalement inapplicables concernant cette organisation qui ne dispose pas de flux financiers et de comptes bancaires. Il faut repenser le modèle de sanction pour limiter le financement pour aller vers un modèle d'embargo tel qu'appliqué dans les années 90 en Angola contre l'UNITA. Ils avaient également pris le contrôle de puits de pétrole dont la vente leur permettait de se financer.

L'aviation russe a reçu l'ordre de tirer à vue sur les camions-citernes transportant des produits pétroliers dans les zones contrôlées par l'EI, a déclaré mercredi 18 novembre le général Andreï Kartapolov. Qui sont les intermédiaires entre l'EI et les acheteurs finaux de ce pétrole ? (Turcs, kurdistan irakien… ou d'autres encore ?) Comment faire pression sur eux pour qu'ils cessent d'assurer la contrebande de pétrole en provenance de l'EI ?

Jean-Charles Brisard : Les principaux partenaires de l'Etat islamique sont des personnes privées, c'est-à-dire des intermédiaires et réseaux de contrebande qui rachètent ces ressources à bas prix pour les revendre ensuite sur le marché international ou dans d'autres zones non contrôlées par l'Etat islamique en Syrie ou en Irak. Ces réseaux revendent principalement leurs produits en Turquie, au Kurdistan mais également en Irak et en Syrie. Ils vendent également leurs ressources aux autres groupes rebelles en Syrie.

A-t-on les moyens d'exercer une pression politique sur les Etats qui laissent faire, comme la Turquie ? Quels autres Etats se montrent peu regardants, voire bienveillants ? La Chine, ou d'autres Etats plus éloignés, peuvent-ils être concernés ?

Jean-Bernard Pinatel : Seule l’opinion publique si elle prend conscience du double jeu américain peut les faire fléchir  car nos dirigeants sont trop atlantistes dans leur tête pour le faire. Entre la montée d’un fort anti-américanisme en France et le soutien de la Turquie et de l’Arabie Saoudite, il faut les contraindre à choisir.

La Chine ne va pas se mêler de cette affaire car elle n’a pas encore sécurisé totalement, même si elle s’y emploie, ses approvisionnements énergétiques par voie terrestre et elle ne peut pas prendre le risque d’un blocus du détroit d’Ormuz.

Jean-Charles Brisard : Il faut mettre la pression sur les pays frontaliers. La Turquie par exemple mène une politique ambigüe à l'égard de l'Etat islamique en maintenant sans doute volontairement la porosité de ses frontières. En l'état actuel des choses il existe une résolution 2199 du 12 février 2015 du Conseil de Sécurité de l'ONU qui ne prévoit pas de sanctions. Elle prévoit le gel des fonds des nationaux qui financent directement ou indirectement l'Etat islamique. C'est un régime inadapté à l'heure actuelle qui ne permet pas de résoudre les problèmes de porosité des frontières. En effet, il faudrait identifier le compte bancaire d'un individu qui commerce avec l'Etat islamique ce qui est très compliqué en raison du nombre d'intermédiaires en cause. La coalition disposerait avec l'embargo d'un mandat pour détruire les moyens de transport qui chercheraient à quitter le territoire de l'Etat islamique. Dès lors qu'un produit sort, peu importe le produit et peu importe les personnes, c'est une violation de l'embargo. Elle disposerait également de moyens de pression très forts à l'encontre des pays frontalier pour faire respecter cet embargo dans le cadre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Pour les autres pays, les frontières sont tellement poreuses qu'ils n'ont pas la capacité à contrôler les flux.

Selon l'eurodéputée Ana Gomes "ce n'est pas nouveau que des Européens récupèrent du pétrole irakien selon des voies informelles. Mais maintenant que la situation n'est plus pacifique, avec l'EI, c'est totalement fou de continuer" (voir ici). De la même manière que des entreprises européennes ont été sévèrement sanctionnées par les Etats-Unis pour ne pas avoir respecté l'embargo qui pesait sur l'Iran, les sociétés pétrolières ne prendraient-elles pas les moyens nécessaires pour s'assurer de l'irréprochabilité des stocks qu'elles achètent ? Les entreprises qui achètent le pétrole en bout de chaîne ont-elles la capacité de s'assurer de la provenance ? Quel est le niveau de traçabilité ?

Jean-Pierre Favennec : Les chiffres précédents montrent que les exportations de pétrole de Daech sont désormais marginales. Le pétrole exporté par camions qui passe la frontière turque reste vraisemblablement à l'intérieur de la Turquie. Il appartient éventuellement aux autorités turques d'intervenir pour contrôler ce trafic.

En revanche il est extrêmement peu probable que ce pétrole soit exporté vers d'autres pays. La situation est très différente de la situation dans les années 90 où du pétrole était exporté illégalement d'Irak. Après l'invasion du Koweït par l'Irak, une coalition internationale avait libéré l'Irak. Saddam Hussein est alors resté au pouvoir et un accord "pétrole contre nourriture" avait été élaboré par les Nations Unies. Cet accord permettait à l'Irak d'exporter du pétrole - en quantités limitées - pour pouvoir acheter produits et  équipements de première nécessité. Cependant des quantités supplémentaires de pétrole étaient exportées en fraude par camion vers la Turquie. Ces quantités étaient très supérieures aux quantités actuellement exportées par Daech. La situation n'est en rien comparable actuellement.

II.Tordre le bras aux Turcs, aux Saoudiens et aux autres soutiens de l'EI

Dans quelle mesure le fait de s'en prendre aux partenaires avoués ou non de l'Etat islamique ? Qu'en est-il des gouvernements turc et saoudien, et comment la coalition pourrait-elle en diminuer les aides, qu'elles soient financières ou logistiques ?

Alexandre Del Valle : de plusieurs manières. Je pense que nous disposons de nombreux leviers et moyens pour pousser certains de nos partenaires à infléchir leurs positions et choix souvent ambigus. A ce titre, je ne suis pas d’accord avec ceux qui estiment que nous serions "tenus" par les pays du Golfe et la Turquie et que nous n’aurions aucun moyen de leur résister. En réalité, dès lors que l'on a des relations diplomatiques avec un pays, et dès lors que nous vivons dans un monde interdépendant politiquement et économiquement, des pressions sont forcément possibles des deux côtés et pas seulement du leur. La grande idée fausse chez les Européens qui ne croient plus au politique, c'est de croire qu'on ne peut pas être maître de son destin et qu'on est "obligé" de suivre le diktat de certains pays sous prétexte qu’ils nous vendent du pétrole (pays du Golfe) ou que l'on a besoin d'eux pour éviter le "choc des civilisations" et pour endiguer la Russie ou faire passer le pétrole (Turquie). Je crois au volontarisme politique et géopolitique. Nous pouvons contraindre certains pays qui jouent aujourd'hui double jeu de ne plus apporter d'aide, qu'elle soit directe ou indirecte, à l'Etat islamique, mais encore faut-il que nous soyons volontaristes, fermes et unis entre Occidentaux et Européens, ce qui n’est hélas pas le cas jusqu’à maintenant.

Les rôles ne sont pas ceux que l'on décrit, les pays sunnites exportateurs de pétrole ou de gaz comme l'Arabie saoudite, le Qatar ou le Koweit ont indéniablement un intérêt à voir leurs échanges continuer avec nous. Et notre position est encore plus avantageuse concernant la Turquie. Pour ce qui est de la Turquie néo-islamiste qui préfère objectivement les islamistes aux Kurdes qui résistent à Daech, pourquoi ne pourrait-on rien refuser à Erdogan ? ET concernant l’Arabie saoudite, le Qatar et le Koweït, même s’ils nous vendent des hydrocarbures, n’oublions pas que leurs régimes s’effondrent si nos armées occidentales les abandonnent… Donc il faut arrêter de penser que nous ne pouvons rien contre eux. Leur pouvoir de nuisance pro-jihadiste a été jusqu’à maintenant toléré par les Etats-Unis et les autres Etats occidentaux. Cela peut changer si les responsables de l’Alliance atlantique et occidentaux le décident. Rien n'empêcherait, un jour, les Etats-Unis de prendre enfin conscience des multiples trahisons successives d'Erdogan sur le plan international, alors que son pays fait partie de l'Otan. Les pays de l’OTAN peuvent très bien, s’ils tirent les leçons de l’expansion du Totalitarisme islamiste, poser clairement la question de la pertinence de la Turquie en tant que membre de l'Otan. En effet, depuis les années 1990, la Turquie ne cesse de décevoir ses partenaires de l’OTAN en refusant régulièrement d’être solidaire des interventions de l'Otan et de ses demandes. Or ce serait un prix énorme à payer pour la Turquie si elle était isolée de ses partenaires. Il ne faut pas croire qu’Ankara n’a pas besoin des Occidetaux. Un jour, l'Otan pourra très bien se réorganiser et envisager des sanctions contre un membre qui n’est pas loyal et est autant avec nos ennemis qu’avec ses "amis"… L’OTAN peut très bien un jour signifier à la Turquie qu’elle pourra édifier puis privilégier de nouvelles bases militaires situées dans des pays bien plus solidaires et pro-occidentaux et voisins comme la Roumanie, le Monténégro, Chypre ou la Croatie. De même nous pourrions stopper des aides financières européennes diverses, menacer la Turquie d’interrompre définitivement le processus d’adhésion à l’UE puis isoler la Turquie au sein d'un certain nombre d'organismes internationaux. De même que nous avons, selon moi à tort, considérablement affaibli économiquement et isolé diplomatiquement la Russie depuis 2013, de même des sanctions économiques, financières et diplomatiques seraient concevables envers des Etats peu loyaux, comme les pays du Golfe - parrains et financiers de la plupart des mouvances jihadistes et islamistes radicales - et comme la Turquie d’Erdogan et de l’AKP. ET rappelons en passant que, contrairement aux dires des turcophiles partisans inconditionnels de la Turquie dans l’UE, l'Europe a moins besoin de la Turquie que l'inverse.

Concernant le Qatar, ce pays au double jeu permanent (une main gauche dans le football et la finance et une main droite dans le salafisme et les Frères musulmans), le message pourrait être le suivant : si vous continuez, nous ne vous protégerons plus et nous remplacerons votre gaz par du gaz iranien et russe. De même que pour l'Arabie saoudite, qui a un vrai pouvoir de nuisance avec ses réserves gigantesques de pétrole de bonne qualité. Et pourquoi pas aller un jour jusqu’à menacer militairement les pays qui parrainent et financent nos pires ennemis alors que nous l'avons bien fait dans le passé avec l'Irak, la Libye, le Soudan, l’Afghanistan, etc ?, sans oublier les sanctions envers l’Iran qui ont fait en partie plier le régime des Mollahs jusqu’aux négociations récentes. 

A l’échelle de la politique interne et des ingérences intolérables de ces pays dans la gestion de l’islam et l’instrumentalisation des communautés musulmanes, je me souviens de ce dont Charles Pasqua m'avait fait part : les Saoudiens n'avaient pas rechigné lorsqu'il les avait sommés d'arrêter de financer des centres et mosquées salafistes en France. Pendant la période où Pasqua a été ministre de l’intérieur dans les années 1990, les financements saoudiens wahhabites-salafistes ont cessé et l’ouvrage best-seller du Frère musulman égypto-qatari Al-Qardaoui a été interdit. Et ni le Qatar ni les Saoudiens ne nous en ont voulu ! Il est d'ailleurs incroyable que les Européens n'aient même pas essayé (excepté Pasqua) de demander à ces pays depuis 30 ans de cesser de diffuser le salafisme ou les Frères musulmans chez nous et donc de semer la fracture civilisationnelle et communautariste, voire l’intolérence et la violence, à terme ! Sans aller jusqu'aux menaces et aux pressions diplomatiques, nos gouvernements successifs n’ont jamais demandé, même timidement, aux interlocuteurs "alliés" du Golfe ou à la Turquie de renoncer à leurs comportements intolérables. Pour preuve de la possibilité d’être maîtres chez nous et de mettre fin aux ingérances des Etats obscurantistes, l'Autriche, après le 11 janvier 2015, a totalement réformé la représentation de l'islam national en refusant qu'il soit financé par les Turcs et les Saoudiens, notamment. Erdogan a protesté comme d'habitude dans un premier temps, mais cela a eu aucune conséquence économique ou politique grave. EN termes clairs, la progression du virus islamiste dans le monde et sur notre sol s’est fait sans même que les Occidentaux n’expriment leur désaccord.  

Par ailleurs, le concert des propositions sur la stratégie à employer élude souvent la complexité des intérêts des différents belligérants locaux. Kurdes irakiens, Kurdes syriens, Iraniens, milices chiites… Quel tableau peut-on faire des différentes forces combattantes ou influentes, et sur lesquels la coalition pourrait-elle vraiment s'appuyer en plus de ses frappes aériennes ?

Alexandre Del Valle : Je les classerais en 4 catégories. La première, le cœur du Totalitarisme sunnite, le "Vatican de l'islam", est l'Arabie saoudite, dont la double raison d'être est le pétrole et la diffusion de la lecture la plus totalitaire de l'islam : le wahhabisme-salafisme issu de l’école juridique officielle hanbalite. Il s’agit d’une monarchie totalitaire et schizophrénique : la moitié de l'opinion saoudienne et les Al-Cheikh saoudiens se positionnent contre le terrorisme islamique, alors que les religieux obscurantistes al-Wahhab et nombre de leurs parrains princiers richissimes ont un cœur qui penche du côté d'Al Qaida ou de l’EI... Le gouvernement ne contrôle rien en réalité. Chaque émir, cheikh, milliardaire peut financer les radicaux au titre de l’aumône légale ou par des moyens indirects. En deuxième, il y a le Qatar, qui finance nombre de salafistes, de la Syrie au Mali, et surtout les Frères musulmans porteurs d'ambitions politiques subversives. Enfin, il y a un troisième pôle : le Koweit qui est l'un des principaux bailleurs de fonds de la plupart des mouvements d'islamistes radicaux sunnites. C'est le pays qui en densité et en pourcentage finance le plus ces mouvements et ceci n’est hélas pas très connu.

En quatrième, il y a la Turquie, totalement schizophrénique elle aussi : sa main gauche est du côté de l'Otan, de l'occident, et fait le vœu d'adhérer à l'UE, puis fait croire qu'elle est encore laïque-kémaliste. Mais sa main droite, elle suit la ligne d'Erdogan, allié des Frères musulmans, et avant tout néo-ottomane et panislamiste, avec les ambitions propres à cet empire déchu, qui faisait de la Turquie le champion de l'islam, du Sultanat et du Califat. La Turquie national-islamiste est donc bien plus anti-kurde qu'anti-Daesh. Elle  prétend avoir joué le jeu en rejoingnant la coalition anti-Daech et intervient en Syrie contre les "terroristes", mais elle arme, finance et aide la plupart des mouva,ces islamistes en Syrie, y compris al-Qaida en Syrie (Al-Nosra via Jaich al-Fatah, l'EI et nombre de mouvements sunnites radicaux qu’elle a même accueillis sur son terrain et qu’elle a laisser s’entraîner. Son seul objectif c'est d'empêcher un Kurdistan de se former en Syrie et en Turquie, ce qui explique qu’elle bombarde bien plus les positions des forces kurdes de Syrie que Daech... 

Au-delà de ces pôles arabes et turcs sunnites, il y a les pôles chiite-pro-iranien et les Kurdes, eux-mêmes partagés sur plusieurs pays. Ainsi, les Irakiens kurdes sont moins ennemis de la Turquie que les Kurdes de Syrie. Ils ont une logique indépendantiste en Irak, mais ils entretiennent de meilleurs rapports avec la Turquie car ils ne soutiennent pas le Kurdistan turc et le parti PKK, tandis que les Kurdes de Syrie sont liés au PKK turc. Malgré ces divisions entre Kurdes, ces derniers demeurent, avec les forces chiites iraniennes, iraquiennes aux côtés du Hezbollah libanais et du régime syrien, sont les plus capables de lutter contre les djihadistes et d’agir efficacement au sol. Mais ils n'ont pas d'armes assez sophistiquées ni assez nombreuses alors qu’ils ont les hommes en nombre suffisant et aguerris. Il est urgent de les aider massivement des côtés de la frontière face à Daech, même si Ankara voit rouge et gesticule. L’Occident, à cause de double jeu de la Turquie, ne peut pas les armer massivement alors que les milices de l'EI et autres ont été financées et armées indirectement par les Etats-Unis et nos alliés du Golfe. Les Kurdes sont plus vaillants et nombreux que l'EI, mais ils n’ont que des armes légères et usées. L'autre acteur chiite est constitué des Iraniens, dont l’intérêt est d'étendre leur profondeur stratégique, via le levier du chiisme. Ils bénéficient de la situation de chaos et de démantèlement de l’Etat et des frontières depuis les guerres américaines. On peut même dire que, secrètement, le régime des Mollah ne peut que "remercier" les Etats-Unis qui ont démantelé l'Irak, puis introduit le chaos généralisé depuis 1990 et surtout 2003, car aujourd’hui l’Iran contrôle à nouveau des territoires qui lui redonnent l’influence géopolitique que la Perse avait dans la région dans un passé lointain…

Bref, pour résumer, les indépendantistes kurdes, les Iraniens chiites et Daech profitent du Chaos régional et de la remise en cause des frontières de Sykes-Picot comme les Berbères rebelles du Nord Mali ont cru que la destruction de l’unité nationale malienne était une opportunité. Mais nous pouvons jouer les forces chiites pro-iraniennes et les kurdes pour attaquer et vaincre au sol les jihadistes. De la même manière, il convient de se rapprocher des Russes, dont la phobie est de perdre leur accès à la méditerranée (base syrienne de Tartous). Leur souci est de sauver la partie maritime orientale de la Syrie, c'est-à-dire la "Syrie utile", maritime, pour pérenniser leur base. Mais ils interviennent aussi parce qu'énormément de citoyens russes ou ex soviétiques sont présents dans les rangs jihadistes. Ils veulent donc venir frapper les citoyens russes sur le théâtre syrien ou irakien avant que ces jihadistes ne reviennent en Russie semer le chaos et fanatiser les 20 % de musulmans russes et les millions de musulmans du Caucase et d’Asie centrale. Depuis le début de la crise syrienne, j’ai préconisé avec Randa Kassis, avec qui j’ai écrit l’ouvrage Le Chaos syrien, une vaste Concertation entre Tous les acteurs régionaux et internationaux partie-prenante, y compris le régime syrien, la Russie et l’Iran, ce que semble accepter l’Occident depuis peu. Mais on aurait pu éviter nombre de morts syriens et réduire Daech bien plus vite si nous avions opté pour cette optique pragmatique au lieu d’exclure jusqu’à novembre 2015 les Iraniens, les Russes, le Régime syrien et de ne pas armer suffisamment les Kurdes.

III.Encourager les actions de cyberguerre, à la façon des Anonymous

Que peut-on faire et que sait-on faire en matière de cyberguerre ?

François-Bernard Huyghe : Actuellement, nous disposons de trois moyens d’actions. On peut d’abord agir sur le renseignement c’est-à-dire surveiller, infiltrer et géolocaliser les djihadistes dans leurs activités online. Le gouvernement français a commencé à le faire en se dotant d’outils techniques sophistiqués.  Ensuite, il y a la possibilité de la contre-propagande. Nous ne savons pas très bien faire cela, si on se tient aux évènements récents, les seuls messages qui ont pu circuler sont assez simples, c’est-à-dire, "vous êtes méchant, ce n’est pas bien ce que vous avez fait". Il faut reconnaitre que c’est assez minime. Enfin, il reste un troisième domaine, celui des coups tordus : prendre de fausses identités, envoyer des virus informatiques, se faire passer pour quelqu’un d’autre. Si nos services de Défense le font, c’est en secret. Il est donc difficile de le savoir.

>>> Lire aussi - Anonymous déclare la guerre à l'Etat islamique : mais qu'ont-ils les moyens de faire réellement ?

Paradoxalement, l’humour et la dérision apparaissent également comme une bonne arme dans la mesure où ce sont des gens qui n’ont pas un sens de l’humour très développé. Des comptes parodiques, des jeux de mots, se moquer d’eux… : tout cela les déstabilise, cela peut créer des tensions en interne voire une forme de chaos. Sur ce point, nous sommes encore assez timides en France. Les Britanniques sont plus incisifs que nous.

France vs Daesh : quels rapports de cyberforce ?

François-Bernard Huyghe : En France, nous ne sommes pas mauvais. Nous avons des organismes de cyberdéfense du gouvernement qui sont efficaces pour défendre un organisme, une entreprise ou un ministère contre une attaque par virus informatique. Le seul écueil, c’est que leur travail n’est pas de faire de la contrepropagande, nous sommes seulement bons sur le défensif. Chez Daesh, les capacités technologiques ne sont pas énormes, il n’y a pas de gros exploits technique en termes de cyber attaque. En revanche, là où ils sont forts c’est sur le message, que ce soit sur le fond, sur la diffusion et sur la forme… pas facile de combattre cela depuis un ministère.

Anonymous et les autres : quelle place pour les acteurs non-gouvernementaux ?

François-Bernard Huyghe : Des groupes de ce genre peuvent être efficaces. Les Russes, les Chinois le font beaucoup par exemple. On va de plus en plus avoir besoin de ces acteurs militants spontanés. Le gouvernement ne doit pas décourager ces gens-là. La priorité, c’est d’agir sur les réseaux sociaux pour mener des actions de perturbation : soit en encourageant des groupes de contrepropagande soit en travaillant sur le fond.

IV.Forcer les sociétés de réseaux sociaux à communiquer les données sur les utilisateurs suspectés de terrorisme

Atlantico : Faut-il, comme peuvent le demander les Britanniques, faciliter l'accès aux données privées stockées sur les réseaux sociaux de personnes suspectes de collaborer avec ces organisations terroristes ?

Franck DeCloquement : En la matière, il est peut-être nécessaire de bien différencier le contexte réglementaire anglais du contexte français. Les législations en vigueur n’étant pas exactement les mêmes des deux côtés de la Manche. Mais il est certain - comme le rappel souvent mon collègue Frédéric Mouffle et spécialiste des questions Cyber  « que pour tout enquêteur ou analyste, il est vital d’obtenir les informations de connexion et de données aussi rapidement que possible. Les réseaux sociaux omniprésents ayant pris une place prépondérante dans notre espace de vie actuel, ils représentent une source d’information non négligeable  – voir indispensable  –  dans la localisation des prédateurs y agissant sans vergogne ».

En ce sens, il est donc parfaitement logique que les services de renseignement militent pour ce type de démarche préemptive, dés lors qu’il s’agit de s’attaquer à la propagation des idéologies extrémistes ou néo-djihadistes.

Mais revenons un moment aux fondamentaux : Les apprentis djihadistes sont ces milliers de jeunes gens susceptibles de se faire hameçonner puis « happer » dans la foulée - dans leurs chambres d’adolescents - via l’usage imprudent des réseaux sociaux, et le truchement des opérations de propagandes sauvages qui s’y déploient... Ainsi, « Le passage par la mosquée n’est pas une obligation. Certains jeunes partent du jour au lendemain sans avoir jamais eu de réel contact avec l’islam », notait dans un article en ligne paru sur le site de « Science et Avenir », la spécialiste Dounia Bouzar, anthropologue et par ailleurs présidente du CPDSI (Centre de Prévention des Dérives Sectaires liées à l’Islam). Un organisme agissant en première ligne dans les études et la lutte contre la radicalisation islamique en France. Celle-ci révélait avec force dans un rapport daté de novembre 2014, que cet endoctrinement sauvage concerne dans 80 % des cas, des familles athées - non pas défavorisés comme on l’imagine le plus souvent - mais bien au contraire, faisant partie des classes moyennes et supérieures… Cela touche essentiellement des jeunes gens, âgés de 15 à 25 ans pour la plupart, et dont certains sont partis en Syrie faire le djihad ou projetaient de le faire, dans des délais assez brefs pour ces derniers...

Ce véritable « ratissage » de masse, au profit de causes aussi extrêmes est le fruit d'une propagande très bien huilée et redoutablement efficace, comme chacun le découvre encore aujourd’hui, à travers les médias. Telle une pièce de théâtre classique, celle-ci se déroule en plusieurs actes selon le rapport du CPDSI. Cela peut par exemple commencer par la vision de « vidéos découvertes », au grès d’une navigation se déroulant au hasard de l’ouverture multiple de pages web, par les jeunes. Y sont développés selon les préceptes « tarte à la crème » des trop fameuses théories du complot, de « contestation de la société », des « plus forts contre les plus faibles », de « la consommation effrénée », avec son lot supposé de « mensonges et de scandales d’Etats » : complots des firmes agroalimentaires, scandales sanitaires répétés - comme ceux du sang contaminé ou de la vache folle - publicités mensongères, etc... Une sorte de méli-mélo sur le modèle du : « On nous cache tout, on nous dit rien, dans ce monde ou tous sont pourris ! ». Et ces vidéos égrenées à longueur de pages web, font évidemment mouche dans l’esprit des jeunes ados en quête éperdue de sens et de vérités simples (voir simplistes), le plus souvent. Instinctivement, « Les adolescents ne supportent pas l'injustice » indique de son côté Bruno Falissard, en pointe dans les études relatives à la santé mentale des adolescents, et par ailleurs Directeur de l'unité de recherche spécialisée INSERM U669.

S’ensuit alors une phase dite de « déconstruction de la personnalité », dans le but avoué d’isoler la personne ciblée. Les messages diffusés utilisent alors un « néo langage » note le rapport du le rapport du CPDSI : « celui des initiés comportant de plus en plus de termes arabes transcrits phonétiquement ». La liste des interdits prescrits s’allongent également... Parmi lesquels les aliments contenant de la gélatine de porc, ou encore les parfums à base d’alcool… Le matraquage des vidéos de propagande sur le web contribuent alors à une phase de « reconstruction » de la pensée, ou l’on tente de réécrire l’histoire de la personne cible et ses croyances personnels, par petites touches successives. Vient enfin une dernière étape, celle du renforcement qui consiste à tout faire pour que l’individu n’échappe plus à cette emprise. Celui-ci est alors surveillé par des complices, imprégné de réponses automatiques à toutes les critiques que l’on pourrait lui opposer. La plus emblématique étant peut être celle-ci : On leur fait croire que la conversion à l’islam est un acte irréversible. Ce qui dans leur esprit ferme alors toutes les portes de sorties et complique définitivement,  toute tentative de retour à la normale.

Atlantico : Est-ce déjà le cas en France, qui le demande et que peut-on récolter ? Qui peut le demander ?

Frédéric Mouffle : En France, selon les circonstances, l’urgence et les besoins d’une enquête, un juge peut demander le détail des données à un hébergeur de services. Il peut également demander la saisie des serveurs directement chez les hébergeurs pour avoir accès aux données de téléphonie, ainsi que la saisie de toutes les données numériques relative à la ligne téléphonique spécifique visée par un examen. Mais les délais de procédure impliquent bien souvent que l’accès à ces données vitales pour une enquête, n’est pas forcément immédiat . Et cela, au moment ou les besoins en la matière sont toujours plus criants, afin de surveiller au plus près toutes les activités informatiques et internet criminelles, quasiment en directe. Là où les choses se corsent encore, c’est quand ces données sont hébergées à l’étranger, puisque dans certains pays, il est quasiment impossible d’obtenir ce type d’informations. Pour le reste, il est de la responsabilité régalienne de l’état, d’utiliser les moyens adéquats dont il dispose pour accéder à ces informations d’importance vitale. Et ceci s’explique aisément.

Franck DeCloquement : Schématiquement, nos cyber-terroristes - tels les grands spécialistes du marketing viral - recrutent en 4 actes leurs « prospects » ou leurs « cibles ». Ce fut d’ailleurs l'une des applications quasi immédiates, de la loi antiterroriste de novembre 2014… Plusieurs sites internet accusés « de faire l'apologie du terrorisme » ont été bloqués depuis mars 2015 par le gouvernement français. Plus aucun internaute ne pouvait y avoir accès. Cette mesure visait aussi à contrecarrer la « radicalisation islamiste express » qui s’intensifie depuis plusieurs années, via les moyens technologiques offerts par Internet. Et ceci, à destination notamment des plus jeunes dont le nombre de candidats au départ vers la Syrie ne cesse d’augmenter continuellement. Certains avancent même le chiffre effarant de 116%, depuis janvier 2014. Les derniers attentats de novembre 2015, tout comme ceux du 11 janvier 2015, l’ont révélé cruellement en creux.

Quelques semaines - voire quelques jours - passés à surfer sur les différentes plateformes et autres réseaux sociaux (« Youtube », « Twitter », « Facebook » ou WhatsAp, ainsi que sur les forums d’activistes), suffisent le plus souvent à « modeler » les esprits de fratries ou de véritables petits bataillons « d’apprentis djihadistes », prêts à adopter les idéaux  les plus radicaux de groupes terroristes comme Jabhat al-Nosra, filiale d’Al Qaida ou encore Daesh... Dès lors, l'engrenage implacable est en marche.

Par le truchement d'algorithmes de « recommandation » (ce procédé technique qui permet en outre de filtrer automatiquement un corpus d’informations en fonction des centres d’intérêt d’un internaute donné), Youtube « propose » par exemple dans ce registre spécifique de nouvelles vidéos du même type à visionner. Celles-ci suggèrent en effet « l'existence de sociétés secrètes qui manipulent l'humanité » souligne le rapport du CPDSI. Le jeune internaute entre alors de plein pied dans la phase de radicalisation à proprement parler, dans laquelle les recruteurs induisent chez lui un « questionnement spirituel », quasi inexistant jusque-là de ses préoccupations immédiates. Avant d'être exposé à une troisième « salve » perceptive de vidéos mêlant cette fois-ci, des prêches anxiogènes ou menaçantes « sur les risques d'aller en enfer » et « sur les bienfaits de la conversion immédiate à l'islam » pour y échapper...

Des productions audiovisuelles sophistiquées qui appellent bien souvent les plus jeunes victimes à se « réveiller » et à « agir », sur le modèle de la célèbre séquence de la « pilule rouge » ou de la « pilule bleue », aperçue dans le film culte « MATRIX » et bien connue des aficionados de cette série emblématique … Nous le voyons ici, la compréhension du « référentiel culturel » de la cible est primordiale, pour que les prédateurs puisse la recruter plus efficacement. Nous avons affaire ici à une forme d’action psychologique.

Atlantico : Ces grandes compagnies sont-elles ou peuvent-elles être réticentes à l'idée de communiquer des données privées même s'il s'agit d'un intérêt de sécurité ?

Franck DeCloquement : Non seulement les géants du web hébergent nombre de services et de contenus à caractère extrémiste et violent, pouvant confiner parfois à la promotion pure et simple dans certain cas de la pédophilie, ou l’exploitation sexuelle des enfants dans certains cas... Triste réalité. Mais ils ouvrent également la voie vers la facilitation de l’endoctrinement tout azimut et précoce, des ados influençables et des jeunes adultes fragilisés. Et ils le savent. Peu ou prou, ils sont devenus en l’occurrence, les « moyens intermédiaires » préférés des cybercriminels et des néo-fondamentalistes de tous poils, qui utilisent leur facilité d’emploi comme « plateformes de propagande » et de « contrôle des esprits », en direction des cibles choisies. La réaction de certains géants du web confinant en la matière à une forme de déni intellectuel, devant cette criante évidence. On peut l’envisager ainsi dés lors que l’on adopte le point de vue des forces de sécurité en charge d’en contrer les effets.

C’est en effet la thèse du chef des renseignements britanniques, Robert Hannigan : « le GCHQ [les renseignements britanniques] et ses agences annexes, le MI5 [agence de renseignements intérieurs] et le Secret Intelligence Service [MI6, renseignements extérieurs], ne peuvent faire face [aux criminels] si le secteur privé, y compris les plus grandes sociétés américaines qui dominent le web, n’intensifie pas son soutien », avertit d’ailleurs Hannigan. Et cela veut clairement dire dans son esprit : faciliter le travail « tout azimut » des agences de renseignements et des forces de l’ordre, dans le cadre des enquêtes criminelles diligentées, en permettant l’accès total à certaines données numériques d’importance vitale et récoltées par les sites concernés...

Frédéric Mouffle : Les grands acteurs du secteur s’appuient sur la réglementation et le droit. Ils peuvent donc être très réticents sur le fait de devoir communiquer des données privées, qu’ils veulent garder sous contrôle. Mais dés lors qu’il s’agit de fournir des données dans des affaires de terrorisme, la firme Facebook par exemple explique qu’elles coopèrent avec les services de police lorsqu’il existe un « risque de mort », mais aussi de « blessures graves », de « suicide » ou de « disparition d’enfant ». Compte tenu des actions en cours et suite aux derniers événements, la réglementation en la matière devrait encore évoluer dans les prochains mois... En France tout du moins.

Atlantico : Peuvent-elles se cacher éternellement derrière la notion de protection de « vie privée des utilisateurs » ?

Franck DeCloquement : Protéger expressément la vie privée de leurs utilisateurs reste une priorité, pour toutes les sociétés qui ne sont contraintes de donner accès aux données privées, que sur décision de justice. Mais l’idée d’assouplir les règles inquiète bon nombre d’associations qui souhaitent également protéger la vie privée de leurs utilisateurs. On peut également noter que certaines sociétés technologiques américaines sont devenues beaucoup moins coopératives avec les services de renseignements, depuis le dévoilement des affaires de surveillance planétaire de la NSA. Google, Facebook Twitter et Microsoft au premier chef...

Frédéric Mouffle : En France, à partir du moment où une décision de justice est prononcée - et si ces entreprises sont confinées dans le cadre juridique européen - elles n’ont souvent pas d’autre choix que de coopérer. La « protection de la vie privée », est en définitive leur fonds de commerce. Toutes nos « données privés » sont elles-mêmes exploitées par ces mêmes entreprises. Et ceci, à des fins évidemment commerciales et financières... Dés lors que l’on accepte les conditions d’utilisations de ces plateformes sociales, nos données personnelles ne nous appartiennent plus. Quand les services de police demandent des informations sur un utilisateur spécifique, ce n’est jamais au hasard. Il y a derrière cela des enquêtes, une procédure judiciaire ou un intérêt sécuritaire souvent régalien.

Atlantico : Plus concrètement, y-a-t-il un intérêt à connaitre / exploiter ces données dans le cadre de la « guerre » contre Daesh ? Pourquoi ?

Franck DeCloquement : La sécurité reste une préoccupation majeure pour les Etats, et plus particulièrement pour l’Etat Français. Une très longue expérience des attaques de hackers depuis des décennies, a permis aux services spécialisés de défendre nos intérêts prioritaires très efficacement. En gérant parfaitement le niveau de sécurité des institutions et des secteurs stratégiques clefs. C’est le cas par exemple dans le cadre de notre filière industrielle. Mais les formes de la menace ne cessent de croître d’année en année et de s’hybrider. Et notamment la menace « néo-djihadiste », comme chacun peut s’en rendre compte depuis ces derniers jours. La confidentialité et la protection des données occupent donc une place de premier choix, dans le registre des priorités stratégiques, dés lors que l’on s’attaque à l’idéologie que déploient nos adversaires pour nous défaire, via l’usage des NTIC. D’autant plus en période de guerre déclarée.

Ce qui explique aussi pourquoi l’Etat Français accentue son effort de «contre-propagande », comme il a l’a déjà entrepris récemment, avec l'exemple de la plateforme mise en ligne : « stop-djihadisme.gouv.fr ». Cela ne fera que s’intensifier car il ne faut plus être attentiste désormais, et procéder à une véritable guerre de l’information et du renseignement.

La stratégie française est  « un bon équilibre entre la prise en compte de la sécurité et dynamisme économique » et un « bon équilibre entre sécurité et liberté », avait dernièrement jugé Manuel Valls. Fustigeant en résumé la position caricaturale de ceux qui opposent le numérique, qui devrait être le monde de la liberté absolue, à la sécurité, qui se traduirait nécessairement par une restriction dangereuse des libertés fondamentales. Une position déjà observée selon lui lors du débat sur « la loi sur le renseignement » qui avait fait naître il y a quelques mois, des craintes citoyennes légitimes sur les libertés individuelles.

Le vrai message c'est que la France est prête à ce battre. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y aura plus d'attaques, mais la France est en ordre de bataille pour répondre à cette menace extrémiste qui évolue très vite. C'est la coopération de l'ensemble des acteurs et des parties prenantes qui permettra d'aboutir in fine, à une protection optimum contre les dégâts insidieux de la propagande djihadiste sur la toile.

Nous pourrions ainsi résumer les choses en conclusion : il existe une tension naturelle et permanente entre le besoin de liberté des usagers du web et des supports électroniques, pour produire de l'innovation et de la nouveauté, et l'obligation de contrôle et de protection par les autorités de nos valeurs et de nos réseaux. Et cela à toutes les échelles de regard : Mafias, Etats faillis ou concurrents, groupes radicaux, pirates, individus malveillants, etc... La contradiction n'est qu'apparente entre ce besoin d'usage libre et cette nécessitée absolue de sécurisation générale des architectures numériques dans un contexte de guerre contre les actions terroristes. Elle reste évidemment prégnante pour les chantres de "la liberté pour tous", qui ne veulent pas admettre que cela pose de fait, un problème majeur en matière de Sécurité Nationale. Mais aussi pour l'exercice de la souveraineté des Etats modernes et finalement, la survie de nos valeurs collectives. 

Frédéric Mouffle : L’intérêt est absolument nécessaire pour des raisons évidentes d’identification de la menace, à travers le renseignement. Cette génération de jeunes radicalisés à l’extrême est née avec toutes ces technologies que nous avons d’ailleurs tous vu émerger. Ils communiquent entre eux sur tous les principaux réseaux sociaux, puisqu’ils sont aussi des « digital natives ». Si l’on souhaite véritablement contrer les groupes terroristes, il est nécessaire de faciliter l’accès aux données privées stockées par les réseaux sociaux. Et cette idée ne plaît évidemment pas aux géants technologiques. Les extrémistes de l’Etat islamique utilisent des réseaux sociaux comme Twitter, Facebook et WhatsApp, et leurs meneurs ont bien compris tout l’intérêt des nouveaux pouvoirs que les réseaux sociaux leur confèrent.

En outre, depuis les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance généralisée des données privées, les terroristes sont beaucoup plus au fait des techniques pour crypter leurs propres communications et leurs messages pour les rendre anonymes… Ce qui complexifie encore la tâche des services qui consiste à les contrer.

V. Encourager la création d’un véritable califat

La chute du dernier califat, c'est-à-dire de l'empire Ottoman en 1924, a marqué le début d'une crise de l'unité du monde arabo-musulman. Le wahhabisme saoudien a pu jouer un rôle de remplaçant, cependant on a pu en mesurer les effets avec les derniers attentats à Paris. A quoi ressemblerait une contre-réforme de l'islam ? Quelle autorité pourrait être suffisamment fédératrice pour l'assumer ?

Malik Bezouh : Dans ma note, Crise de la conscience arabo-musulmane, je parle en effet de la chute du Califat Ottoman. Cette chute correspond en effet à ce que j’appelle la crise califale ou crise de l’unité arabo-musulmane perdue. En réalité, le wahhabisme se développe au XVIIIe siècle, bien avant l’implosion du Califat ottoman. Mais peu importe, car le wahhabisme ne fut nullement porteur de réforme. Il s’inscrit dans le courant conservateur qui débuta au XIIIe siècle et qui marqua la décadence de la pensée arabo-musulmane. Le wahhabisme ne fut donc en aucun cas un mouvement réformiste. Bien au contraire. Il prôna plutôt le renfermement en cultivant une approche ultra "juridiste" de l’islam qui alimentera l’intégrisme moderne. Mais intégriste ne veut pas dire forcément terroriste. Les choses sont hélas plus complexes.

Pour faire évoluer l’islam, le sortir de sa gangue "juridiste" qui a tué son intelligence et favorisé un islam de prescriptions et de règles archaïques, il faut impérativement libérer les sociétés civiles arabo-musulmanes afin qu’elles puissent débattre, échanger, polémiquer. Ce faisant, elles apprendront la diversité des idées, des opinions, bref, elles se confronteront à l’altérité intellectuelle et religieuse. Or cela n’est pas possible car l’immense majorité des masses arabes ploient sous des régimes qui ont érigé le despotisme politique, pour ne pas dire la terreur, comme moyen de gouvernance. En d’autres termes, sans démocratie, il est vain de croire que l’islam se réformera. D’ailleurs, l’extrémisme religieux est le frère jumeau du despotisme politique. On peut même dire, d’une certaine manière, qu’il l’enfante et l’entretien.

Cette réponse est tirée d'une précédentre publication : 

Après le 13 novembre : où en sont les musulmans de France (et pourquoi nous avons désespérément besoin de les entendre) ?

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