L’Europe prise au piège : quand ceux qui comprennent le mieux ses défauts sont surtout ceux qui lui veulent du mal<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
L’Europe est prise au piège.
L’Europe est prise au piège.
©Reuters

Les salauds lumineux

Les partis populistes dominent le débat sur l'Europe, empêchant toutes actions constructives, notamment face à la crise grecque.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

Voir la bio »

Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

Voir la bio »

Atlantico : Nicolas Sarkozy a déclaré que si l’Europe cédait face à Tsipras « cela apporterait de l’eau au moulin de tous ceux qui préfèrent la démagogie et les surenchères au projet européen » et pointe ainsi du doigt le FN. L'ensemble du débat actuel semble se figer entre les "partis de la raison" et des partis dit populistes. Quel est le risque encouru par une telle approche binaire ?

Nicolas Goetzmann : Le débat politique, mais également économique, est en train de se figer totalement entre les pro-européens et les eurosceptiques ou euro-critiques, avec pour résultat de verrouiller toute discussion sur le fond. C’est un combat du bien contre le mal, pour chacun des deux côtés, et chaque argument développé par l’un est réfuté à priori par l’autre camp. Les partisans européens refusent de voir les erreurs commises par la passé, par principe, ce qui fait le bonheur des eurosceptiques et des populistes. Car ces derniers se servent de ce terreau fertile pour rejeter l’ensemble de ce qui est fait par leurs opposants. C’est un jeu politique classique, mais il empêche tout débat sérieux. A l’inverse, le rejet systématique des positions pro-européennes, la classification de l’euro comme étant mauvais par nature, régulièrement agrémenté de quelques théories du complot ne permet pas non plus d’avancer bien loin dans le débat.

Le problème fondamental de cette confrontation, c’est de constater l’absence d’une offre politique alternative, ou même d’une discussion, permettant de mettre en avant un sentiment européen intégrant une critique constructive de la situation actuelle. Le but n’est pas de sauver l’euro sous sa forme actuelle à tout prix, ou de le détruire coûte que coûte, mais d’en faire une monnaie viable au service de l’intérêt général.

Et cette crispation du débat produit un résultat absurde. Parce que si défendre une vision économique proche de celle du prix Nobel Milton Friedman, considéré pourtant comme étant ultralibéral, ou de l’ancien Président de la Fed, Ben Bernanke, revient à être assimilé au programme porté par Syriza ou de tout autre parti, par simple effet de rejet, c’est évidemment grotesque. Tout comme l’est l’injonction sourde faite aux partis pro-européens de soutenir la rigueur et l’austérité sous prétexte qu’il s’agit de la seule politique possible, celle de la raison. Mais c’est pourtant là ou en arrive le débat européen.

Bruno Cautrès : L’Europe est, depuis qu’elle est entrée dans le débat public avec le Traité de Maastricht, un objet politique difficile pour les partis politiques de gouvernement et pas seulement en France. En France, les partis qui ont exercé les responsabilités exécutives depuis la ratification de ce Traité partagent globalement l’idée que l’intégration européenne est non seulement une bonne chose mais qu’elle est notre destin comme l’avait dit François Mitterrand. Mais depuis le début des années 2000, et surtout depuis le 29 mai 2005 (le rejet par référendum du Traité constitutionnel européen) on constate des formes de politisation du débat sur l’Europe : la droite met en avant la dimension économique et vient régulièrement sur le terrain du contrôle des frontières de l’UE tandis que la gauche appelle de ses vœux une « Europe sociale » et une « Europe des citoyens ». Ces formes de politisation sont encore en voie d’émergence car il n’est pas simple de faire coïncider les positions et propositions développées par les partis de gouvernement au plan national et leur positionnement globalement favorable à l'intégration européenne. Les effets politiques de celle-ci, avec en toile de fond l’apparition d’un nouveau clivage politique entre les « perdants » et les « gagnants » de l’intégration économique (grand marché, mobilité des ressources) et culturelle (tolérance à l’égard de la diversité en Europe) a donc mécaniquement créé une opposition binaire entre partisans de cette intégration et partis qui la rejettent sur les deux plans, économique et culturel. Il faut néanmoins nuancer cette thèse d’une opposition binaire : on a ainsi beaucoup évoqué ces derniers temps un espace politique français « tripolaire » avec une double opposition : la gauche contre la droite ; la gauche et la droite (d’ailleurs plus la gauche que la droite en fait) opposées au FN.

Pour revenir aux propos de Nicolas Sarkozy, vous évoquez un risque encouru par une approche binaire opposant les partis du « cercle de la raison » (expression qui, je crois bien, avait été proposée par l’essayiste Alain Minc) aux partis populistes. Il faudrait bien sûr s’entendre sur cette notion ; mais on peut dire que le « risque » est sociologique et politique : ce sont bien les couches de la population les plus fragiles, les moins riches et les moins dotées en capital culturel qui sont les plus craintives à l’égard de l’intégration européenne ; et ces couches sociales constituent un cible de choix pour le parti de Marine Le Pen qui entend parler au nom du « peuple » et contre les « élites » acquises aux grands principes de l’intégration.

La crise grecque et l’Europe sont-elles en ce sens devenues un outil aux mains de la seule politique interne des Etats ?

Nicolas Goetzmann : Le cas grec est symptomatique. Les partis de gouvernement sont coincés par le positionnement « marxiste » de Syriza, et rejettent ainsi l’intégralité de toute action de ce gouvernement, sans aucun discernement. Et la raison principale de ce rejet n’est pas la Grèce, mais l’enjeu local, notamment en ce qui concerne le Font National, le Front de gauche ou mêmes les frondeurs du Parti Socialiste. Il s’agit d’importer le cas grec pour discréditer l’adversaire, il est donc souhaitable de voir échouer Syriza. Cette stratégie est dangereuse. Et la curiosité est que le Front National n’hésite pas à apporter un réel soutien à Syriza en raison de son positionnement défavorable aux politiques économiques européennes, sur la seule idée du « peuple contre l’Europe ». Or, Syriza souhaite rester dans la zone euro.

Les déclarations d’Alain Juppé, de Nicolas Sarkozy, ou de François Fillon ont ainsi plus pour objectif de faire un parallèle entre le destin grec et le résultat d’une victoire du Front National en France que de regarder objectivement la situation grecque. De la même façon, le tâtonnement mou de François Hollande sur le dossier grec traduit plus une tentative de non-prise de décision pour conserver un soutien large dans une gauche divisée, que de trouver un règlement correct à la situation européenne actuelle. De plus, le débat classique français, entre droite et gauche se trouve lui-même divisé par cette dimension « pro-européens contre euro-critiques », dans chaque camp, ce qui crée un état de confusion générale.

Bruno Cautrès : Au-delà de la « tragédie grecque » à laquelle nous assistons, avec des conséquences majeures pour la population grecque mais aussi pour l’image de l’UE, il faut effectivement ne pas oublier que tous les acteurs de cette crise jouent à un jeu avec deux dimensions simultanément : sortir de cette crise sans provoquer une déflagration mais aussi faire face à son opinion nationale. Sans que l’on puisse dire que seules les dimensions nationales expliquent le jeu de poker fort complexe qu’est devenue cette crise, on peut néanmoins remarquer que les principaux acteurs gouvernementaux ont de forts enjeux de politique nationale en toile de fond. Pour Angela Merkel il s’agit de faire face à une levée de boucliers d’une bonne partie des députés de la CDU contre l’extension des plans d’aides à la Grèce, en tout cas si l’on ne renforce pas les mesures de contrôle et de rigueur budgétaire. Pour François Hollande, l’objectif national est bien entendu 2017 : pouvoir apparaître non seulement comme le « facilitateur » des négociations houleuses entre la Grève et ses créanciers (et donc renforcer son image de fin négociateur et d’homme de synthèse), mais aussi pouvoir boucler sur le discours du Bourget. Il est en effet fondamental pour la stratégie 2017 de François Hollande de pouvoir montrer qu’il a été fidèle dans les grandes lignes à ce discours : au fond, si un accord est trouvé avec la Grèce et que la France peut revendiquer son rôle de facilitateur, il ne sera pas trop difficile d’expliquer que c’est bien en s’éloignant des seules perspectives financières (« mon ennemi c’est le monde de la finance »…) que l’on a pu sauver la Grèce et de fait « réorienter l’Europe »… Pour Alexis Tsipras, l’issue du référendum est double au plan politique : à très court terme il s’agit tout simplement de son maintien ou de sa démission de son poste de Premier ministre ; à moyen terme il s’agit de son avenir dans la politique grecque et européenne.


Comment expliquer que les partis les plus pro-européens en France soient les plus inaudibles sur les questions européennes ? Retrouve-t-on ce paradoxe dans les autres pays de l’Union ?

Nicolas Goetzmann : Les partis pro européens rejettent toute critique sur le fonctionnement actuel de la zone euro ou de l’Union européenne. Chaque déclaration contraire tend à ranger le réfractaire dans le camp ennemi. Mais avec une crise qui n’en finit pas et un chômage de masse dans l’ensemble de la zone euro (11.1%), cette position devient intenable. Refuser de regarder le résultat produit sous prétexte que la politique menée est forcément la meilleure tient de l’absurde. Une remise en question n’est pourtant pas une mise à mort, c’est ce qu’ont pu démontrer les Etats Unis qui n’ont pas hésité à changer leur fusil d’épaule durant la crise, et ce, avec des résultats probants. En manifestant une telle hostilité à leurs détracteurs, dans une position de déni sur les conditions économiques actuelles, c’est le projet européen lui-même qui s’affaiblit. Et cette attitude se retrouve en effet dans de nombreux pays européens. Parce qu’un positionnement pro-européen absolu permet de se positionner par principe du côté des « experts » et de la « Raison », mais pas forcément de la réalité. Inversement, les propositions de sortie de l’euro des différents partis prônant cette solution restent le plus souvent folkloriques, tout comme peuvent l’être d’autres points des programmes présentés. Ce qui est également le cas de Syriza.

Bruno Cautrès : Tous les partis ont du mal à se faire entendre et comprendre sur les questions européennes. Rappelons-nous les taux de participation aux élections européennes. Mais les partis qui mettent en avant le message de « voice »  ont bien sûr moins de difficultés à être clairement identifiés sur leurs positions vis à vis de l’UE : il est sans doute plus facile de marquer les esprits avec une proposition forte (la sortie de la France de l’Euro) qu’avec des thèmes plus abstraits comme ceux de la citoyenneté européenne ou de l’Europe comme puissance économique, diplomatique ou militaire.

En quoi la crise grecque est-elle en partie due à des « maux » qui sont régulièrement décriés par des partis souverainistes ou populistes (perte de souveraineté, impossibilité de jouer sur les mécanismes monétaires, etc.) ? 

Nicolas Goetzmann : Le cas du ministre des finances grec est ici intéressant. Voici un économiste enseignant au Texas, dont les positions macroéconomiques sont régulièrement soutenues par des quotidiens comme le Washington Post ou le Financial Times, ou même par Bloomberg, et qui se trouve être considéré comme un rebus marxiste par certains dirigeants européens. Or, Yanis Varoufakis n’a fait que critiquer l’approche macroéconomique européenne, l’absence de résultats des politiques d’austérité, et, au bout du compte, la validité du diagnostic de crise européen. Tout comme l’ont fait tant d’autres économistes, de droite ou de gauche. La validation du diagnostic de Varoufakis sur la crise européenne ne vaut pas validation de l’ensemble du programme de Syriza. Encore une fois, la caricature ne suffit pas à faire une politique.

Aussi, certains points formulés par les souverainistes, ou d’autres,  tombent également sous  le sens, sur le positionnement dur de l’Allemagne, sur la rigidité de la Banque centrale européenne qui fait l’inverse de ce que peut faire la Réserve fédérale des Etats Unis, ou sur l’austérité, mais ce discours est rendu inaudible par la bipolarisation du débat.

La zone euro est manifestement plongée dans une crise monétaire du type de 1929. Les crises budgétaires, de la dette, du chômage, ne sont que des symptômes de cette crise monétaire. Les européens se contentent de traiter les symptômes de ces différentes situations sans en traiter la cause, c’est-à-dire la politique monétaire menée par la BCE, d’où l’émergence de l’idée d’une crise éternelle. C’est le constat qui a été fait par les Etats Unis, qui n’est pas le temple du marxisme ou de l’extrême droite. Les partis politiques de gouvernement, les institutions européennes pourraient quand même prendre le temps de se poser cette question.

Bruno Cautrès : Je ne pense pas que l’on puisse imputer à l’Europe et aux transferts de souveraineté la crise grecque. Cette crise a d’abord une origine budgétaire, l’ampleur des déficits grecs ; mais tout le monde a ensuite une part de responsabilité : les autorités grecques, l’UE, le FMI. On peut bien sûr regarder en arrière et voir ce que l’intégration européenne représente de transferts de souveraineté, qui sont réels dans plusieurs domaines. Mais d’une part, les mécanismes des institutions européennes assurent la possibilité aux pays membres de faire entendre leur voix et de peser sur les décisions (notamment à travers de le Conseil européen) ; d’autre part, il faut bien voir les apports de l’intégration européenne. Nos pays ne sont tout simplement plus les mêmes et ont pu connaître des développements économiques, culturels, technologiques de grande ampleur depuis qu’ils ont uni leurs destins. Rappelons-nous les taux d’inflation (à deux chiffres) et les dévaluations en France dans les années qui ont suivi les chocs pétroliers. Rappelons-nous les dictatures et régimes militaires autoritaires en Espagne, Portugal, Grèce. Rappelons-nous les taxes et les barrières douanières. Tant d’autres exemples pourraient être donnés. Mais l’intégration européenne est encore un processus, non achevé, et peut ainsi créer des tensions et susciter des sentiments de perte de contrôle de leur destin pour certains groupes ou pays. Il en ira ainsi durant encore pas mal de temps.

Dans quelles conditions l'Europe peut-elle se sortir de cette crise politique actuelle ? 

Nicolas Goetzmann : Lorsque les partis de gouvernement décideront de mener une véritable réflexion sur les problématiques actuelles, et ainsi pouvoir apporter une amélioration constructive de l’ensemble. Apprendre des expériences du passé, de la crise des années 30, prendre à bras le corps zone euro, non pas pour la détruire, mais pour la rendre viable, apprendre des expériences américaine, anglaise, japonaise, et enfin réagir face à l’évidence. Que la zone euro n’ait pas été parfaitement construite dès le départ n’est pas une faute indélébile, pas plus un affront. Ce qui l’est, c’est de ne pas vouloir accepter son imperfection ou de reconnaître ses erreurs. Lorsque Ben Bernanke change totalement de braquet aux Etats Unis pour mettre en place une nouvelle politique, cela ne veut rien dire d’autre que la politique précédente n’était pas adaptée, sans avoir besoin de se déverser en mea-culpa.

Si cette prise de conscience n’a pas lieu, les partis eurosceptiques auront des moyens de progresser, avec un objectif de sortir ou de détruire le zone euro, et non pas de son optimisation. Le tout ou rien n’est pas une solution, et cela est valable pour les deux bords.

Bruno Cautrès : En redonnant aux grecs une perspective d’avenir, car au fond on ne nous dit pas grand-chose sur les problèmes structurels de la Grèce et comment construire avec elle un chemin de développement et de croissance. Et aussi en redonnant plus de cohérence à l’Europe, en montrant aux européens que la discipline budgétaire est à la fois plus impérieuse qu’avant mais qu’elle est un moyen au service du développement humain et sociétal et non une fin en soi. Le président de la Commission avait dit en prenant ses fonctions que cette commission européenne était celle « de la dernière chance ». Il semble toujours habité par cette conviction mais elle doit se traduire en actes ; après la crise grecque il faudra que la commission nous en dise davantage sur le « plan Juncker ».

Le sujet vous intéresse ?

À Lire Aussi

Esprit de rupture, non respect des lois et égoïsme forcené : l’Europe est-elle capable de s’adapter à la mentalité qui alimente la réussite de la Silicon Valley ?N. Dupont-Aignan : "Quand on voit l’échec complet des dirigeants européens et du FMI sur la Grèce, je ne vois pas pourquoi le peuple concerné ne serait pas capable de trancher""Si c’est ça l’Europe, vous pouvez vous la garder" : comment le continent a raté la digestion de la chute du mur de Berlin ?

Mots-Clés

Thématiques

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !