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L'Etat islamique continue son avancée après la prise de Palmyre.
L'Etat islamique continue son avancée après la prise de Palmyre.
©Reuters

De l'importance des priorités

Plusieurs observateurs américains ont fait remarquer que ce ne sont pas les moyens matériels et humains qui manquent pour repousser les djihadistes de l'EI dans leurs conquêtes territoriales, mais surtout la volonté de reprendre des territoires dont les habitants ne sont pas de la même confession religieuse.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Quels sont les différents degrés de victoire du point de vue de l'Etat islamique (EI) ? Dans quelle mesure l'intensité des conflits religieux entre chiites et sunnites dans la région représentent-ils une victoire ?

Alexandre Del Valle :L’objectif même de l’EI, tel qu’il a été conçu par ses précurseurs, est justement d’être le champion du sunnisme et à ce titre, établir un état pour les sunnites, une espèce de « Sunnistan ». Leur objectif est en partie atteint puisque en Syrie comme en Irak, Da’ech réunit de plus en plus de territoires sunnites qu’il prétend libérer et qui, en effet souvent, l’accueillent allègrement comme un libérateur face à « l’oppression chiite »  : d’une part l’oppression des chiites extrémistes qui les persécutent depuis leur prise de pouvoir, en 2003, en Irak à la faveur de l’occupation américaine. Ces chiites ont alors pris leur revanche et persécuté les sunnites jadis dominateurs et tout à coup dominés... D’autre part en Syrie, où bien qu’étant majoritaires, les sunnites sont persécutés et/ou dominés depuis les années 1970 par un pouvoir alaouïte assimilé au chiisme et contrôlé par le clan alaouite de Bachar el-Assad. Comme je l’explique dans mon dernier livre co-écrit avec Randa Kassis, « Le Chaos Syrien, minorités et printemps arabes face à l’islamisme » (dow éditions), c’est pour cela que ce sont les 2 pays dans lesquels l’EI a pu progresser.

Lire aussi : J-1 avant la conférence de Hollande sur Daesh : 66% des Français en faveur de l'intervention militaire contre l'Etat islamique

Dans ce contexte, les stratèges américains ont objectivement fait le jeu de l’EI en Irak en mettant au pouvoir les chiites revanchards depuis 2003. Mais la pire erreur a été commise lorsque les Américains sont partis d’Irak entre 2009 et 2011 en rompant subitement la stratégie du Surge et de l’alliance efficace avec des tribus sunnites retournées contre les jihadistes et qui se sont retrouvées seules et vulnérables dans le vide post-US face aux milices chiites revanchardes. Cela signifie que si ce fut une erreur d’envahir l’Irak et de renverser Saddam, ce fut une erreur encore plus grave de soudainement mettre fin au service après vente… En partant ainsi à la faveur d’une alternance de pouvoir à Washington et de ras-le-bol de l’Opinion publique américaine, ils ont laissé les sunnites à leur triste sort ce qui a permis à l’EI de revenir en force alors qu’entre 2006 (date de l’élimination du  précurseur de l’EI qu’était Zarqaoui et 2011, l’ancêtre de Da’ech avait été littéralement laminé. Mais à la faveur des révolutions arabes, véritable aubaine pour les islamistes de tout poil, l’EI a pu reprendre du poil de la bête en se nourrissant du double carburant qu’est le vide soudain et le conflit chiite/sunnite. 

Alain Rodier :Tout d’abord, Daech, après une période de stabilisation depuis le début des frappes de la coalition à l’été 2014, n’a pas vraiment perdu significativement du terrain. Il est vrai que Kobané et Tikrit ont constitué des symboles forts mais non suffisants pour marquer le début du déclin du mouvement salafiste-djihadiste. Les autorités américaines se sont réjouies un peu trop vite car, en mai 2015, Daech a pu repasser à l’offensive à Ramadi en Irak et à Palmyre en Syrie(1). Ces succès ne s’expliquent pas vraiment par une supériorité militaire sur le terrain de Daech, mais par le fait que ses adversaires n’ont pas vraiment combattu.

En Irak, les forces régulières sont moralement défaites depuis des années. Cela s’explique par la débaasification des cadres (la plupart des gradés compétents ont été limogés), la promotion de nouveaux officiers, non en raison de leurs compétences mais de leur allégeance au pouvoir en place à Bagdad et, surtout, par la corruption massive. Les hommes de troupe ne sont pas motivés, surtout quand ils voient que leurs officiers se mettent leur solde dans la poche. Les effectifs affichés sont faux, au moins un tiers des hommes du rang n’étant pas présents(2). Le traitement inhumain des militaires capturés par Daech n’est pas non plus encourageant pour livrer bataille. A savoir qu’au mieux, ces derniers sont assassinés par balles. Des années de formation et la fourniture massive d’armements aux forces irakiennes par les Américains n’ont accouché que d’un « tigre de papier » inapte au combat. L’Histoire ne semble pas avoir servi de leçon aux stratèges du Pentagone (ce qui est inquiétant, c’est qu’il va se passer la même chose en Afghanistan où les salafistes-djihadistes de Daech et d’Al-Qaida sont présents).

Seules les milices chiites, totalement encadrées par la force Al-Qods des pasdaran iraniens, montrent du mordant mais elles risquent de provoquer une césure avec la population sunnite, surtout si elles se livrent à des représailles lors de la reconquête de terres comme celles de Ramadi. Il est vrai que c’est là le souhait des tacticiens de Daech qui sont tout (en particulier cruels) sauf des imbéciles(3). Un petit aparté pour les Kurdes qui sont excellents pour défendre leurs territoires mais qui, fort logiquement ne veulent pas s’engager plus avant.

En Syrie, l’armée régulière est épuisée par des années de guerre, même si elle est soutenue par le Hezbollah libanais et les pasdarans iraniens. Les effectifs de base sont en diminution, les volontaires au casse pipes se faisant de moins en moins nombreux. Fort logiquement, Damas a décidé de consacrer les forces qui lui restent à défendre son pré carré en abandonnant sans combattre une partie de l’est du pays et la province d’Idleb au nord (qui a été conquis par la coalition Jaish al-Fatah emmenée par Al-Qaida historique soutenue en sous main par la Turquie et l’Arabie saoudite). Son souci est de préserver ses forces pour les combats futurs qui devraient, en particulier, se dérouler à Alep et à Homs. Même Damas serait menacé. Il est possible qu’une partie des milliers de roquettes et missiles du Hezbollah originellement pointés vers Israël soient retournés contre des cibles identifiées en Syrie.

Voilà un an que l'organisation terroriste administre le territoire conquis, et dispose de fonds considérables issus du pétrole et des rançons. Peut-il compter sur une population solidifée autour d'elle, qui la considère comme légitime ?

Alexandre Del Valle :Les sunnites ne sont pas spécialement  pro jihadistes Al-Qaïda ou EI, elles sont avant tout pragmatiques et intéressées à leur survie et leur prospérité relative, voire leur trafics.  Leur calcul est celui des avantages comparatifs : s’il ne reste les forces de l’EI pour les protéger contre les chiites revanchards, ennemis historiques, politiques, religieux et idéologiques, leur peur est telle de se retrouver entre les mains des chiites que l’EI devient sympathique. Ainsi, quand l’EI se présente dans de nombreux villages, tribus, il est très souvent acclamé en sauveur...
La plupart des avancées territoriales de l’EI - comme récemment en Syrie - se fait d’ailleurs essentiellement dans les milieux et zones majoritairement sunnites. Peu de sunnites les combattent réellement. Dans le pire des cas, ils sont passifs, dans le meilleur, ils sont carrément complices et les acclament. Ces gens ne sont pas forcément plus « intégristes-totalitaires » que la moyenne, mais lorsqu’on appartient à une tribu sunnite avec les mœurs obscurantistes et claniuques qui leur sont propres, un islamiste n’est pas représenté comme spécialement terrifiant dès lors qu’un accord bilatéral de force à force est conclu… Or c ‘est exactement ce qui se passe lorsque l’EI conquiert des villages sunnites : des pactes d’échanges d’intérêts et de bons procédés sont établis. Les chefs tribaux sont largement associés au pouvoir local. Ils y trouvent leur compte. En fait, il existe même des points communs naturels entre les lois tribales arabes et les lois salafistes elles-mêmes d’origine tribale. La différence dans la manière de vivre n’est pas énorme avec l’EI, même si ces derniers sont plus durs dans l’application de la Charia. Attention, je ne parle pas des villes  - qui peuvent être bien plus sécularisées que les zones rurales, puisque les populations urbaines ont été bien plus marquées par l’idéologie baathiste nationaliste « laïque » sous le régime de Saddam Hussein. Les tribus acceptent donc souvent, faute de mieux, le joug de l’EI en échange d’une intégration au sein du pouvoir et d’avantages économiques. Il faut savoir par ailleurs que Da’ech possède de « très bons » administrateurs : il verse des allocations aux femmes, aux combattants ; il loge les familles musulmanes immigrées (muhajiroun) qui s’installent dans le territoire du Califat. Et l’EI lutte également contre la corruption de façon très efficace et même expéditive, ce qui a tendance à dissuader les autres de s’égarer… l’EI gère en fait bien mieux son « territoire national » ou plutôt califal que bon nombre de pays africains et arabes ultra-corrompus… Il s’agit réellement d’un Etat en gestation dotés de cadres « compétents », d’anciens fonctionnaires, de militaires de l’ère de Saddam Hussein. Les comparer à Aqmi ou à des groupes jihadistes africains ou asiatiques « franchisés » Al-Qaïda ou même EI serait une erreur. Pour revenir aux tribus, rappelons qu’elles sont passés en moins de 4 ans, et sans grande difficulté, de la collaboration avec les Américains contre Al-Qaïda et l’ancètre de l’EI à alliance avec l’EI contre les Chiites et leurs « protecteurs américains »... Finalement la part idéologique est ici assez minime. Le noyau dur stratégique partagé par l’EI et ces populations tribales est l’ennemi géopolitique commun iranien et l’ennemi religieux chiite. Face à cela, tout est bon à prendre. Depuis que les Américains sont partis, ces tribus s’allient avec tout ceux qui peuvent les préserver contre un ennemi principal et sans état d’âmes, d’où le ralliement de tribus ex-Saddamistes, de confréries liées à « l’armée du Naqshband » et même de frères musulmans irakiens à l’EI face aux chiites. 

Alain Rodier : Daech a toutes les caractéristiques d’un « Etat » : un territoire, des populations (les chiffres vraiment en quatre et huit millions d’âmes) qui obéissent à un gouvernement central doté de pouvoirs administratifs, policiers et judiciaires. Il ne lui manque qu’un ministère des Affaires étrangères. Les populations, elles, n’ont pas le choix car Daech a bien pris garde d’éliminer, soit en public pour l’exemple, soit plus discrètement (comme les 470 corps retrouvés récemment dans des fosses à Tikrit), tous ceux qui pourraient représenter un risque de sédition à court terme. Pour cela, il s’était très bien renseigné auparavant pour définir qui lui serait favorable et qui pourrait lui nuire. Et, cet « Etat » fonctionne grâce aux revenus issus des différents trafics et des « impôts » prélevés dans les régions placées sous sa tutelle. L’intelligence de Daech a été de prévoir un « après-guerre » avec la gestion des populations grâce à une délégation des responsabilités au niveau des wilayas -les provinces-  (on retrouve d’ailleurs cette expression pour les théâtres d’action extérieurs).

Plusieurs observateurs américains font remarquer que ce ne sont pas les moyens matériels et humains qui manquent pour repousser les djihadistes de l'EI, mais surtout la volonté de reprendre des territoires dont les habitants ne sont pas de la même confession religieuse. C'est ainsi que dans un long entretien accordé à The Atlantic, le Président des Etats-Unis impute les échecs au gouvernement irakien, et remet en cause sa volonté de combattre. Pour autant, ce dernier continue de dire que la coalition détient "l'initiative", et que les djihadistes seront vaincus. Comment expliquer cet apparent paradoxe de la perception de la situation ?

Alexandre Del Valle : Pour le moment, on ne peut pas dire que les pays de la zone aient déployé de nombreux moyens pour combattre l’EI. Coté syrien, Bachar el-Assad a sciemment laissé tomber les parties de l’est et du centre aux jihadistes et quelques parties du nord aux Kurdes afin de se concentrer sur la « Syrie utile » de l’Ouest, côtière et où vivent les minorités alaouïtes, chiites, chrétiennes et druzes qui luttent le plus farouchement contre les rebelles sunnites islamistes. Techniquement il ne peut tenir tout le pays, donc il se concentre sur la zone où se concentre le gros de la population qui lui est soit favorable soit le moins hostile.

De plus, si l’EI progresse dans des zones comme Palmyre, ville très symbolique pour l’ONU notamment, mais située en plein désert donc en dehors de la zone de sécurité première du régime, cela ne peut qu’aggraver l’image de la rebellion islamiste et rendre moins repoussant celle du régime, qui se présente comme victime de l’EI et comme un rempart incontournable à aider face à la menace jihadiste. Alors qu’au début on pensait en Occident que l’EI n’était pas pire que le régime de Bachar el-Assad et que les rebelles islamistes autres que Da’ech étaient carrément plus fréquentables (y compris al-Nosra (Al-Qaïda) et des groupes proches), aujourd’hui Damas tente de convaincre l’Occident que l’EI est bien plus dangereux et néfaste que Bachar. Ne pouvant pas reconquérir l’Est, Bachar laisse donc cette partie pour le moment à l’ennemi. Ensuite, du point de vue du régime, le fait de laisser grossir l’EI a permis de réduire les rebelles dits « modérés » à néant, puisque l’EI s’est étendu au détriment de ses concurrents sunnites de l’ASL, du Front islamique, des Frères musulmans classiques ou du HAZEM. En fait, plus l’EI commet des horreurs, plus Bachar el-Assad redevient « fréquentable », d’où le changement d’attitude à son égard non seulement de John Kerry mais aussi de députés français qui sont allés le voir et des services de renseignement extérieurs occidentaux qui ont pris langue avec le régime de façon officieuse afin de coordonner la lutte contre l’EI.

Pour l’Irak, la situation est différente. De facto, il est très difficile que le Kurdistan redevienne une province iraquienne comme les autres. Or les Peshmergas kurdes sont ceux qui résistent le mieux à l’EI, avec les milices chiites entraînées par l’Iran (Al Qods, etc). Les Kurdes irakiens qui rêvent d’indépendance pure et simple sans l’avouer et tout en coopérant avec le pouvoir central iraquien ont donc intérêt à ce que l’Etat iraquien unitaire reste un souvenir du passé… Face à l’EI, les Kurdes récupèrent des positions à leur propre profit, pas à celui de l’Etat iraquien arabe, dont l’armée nationale est quasiment inexistante et non-entraînée.

Enfin l’Iran pilotant les milices chiites n’a pas du tout intérêt à ce que le régime iraquien redevienne un Etat souverain majoritairement arabe unitaire comme lorsque qu’il était son pire ennemi sous Saddam Hussein.... Le chaos dans la région peut donc permettre à l’Iran de (re)devenir un acteur régional incontournable. Or en ce moment même, cette position noeudale donne à Téhéran un atout crucial dans le cadre des négociations sur le nucléaire, notamment vis-à-vis des Etats-Unis. son intérêt est que l’Occident et surtout Washington finisse par lui manger dans les mains quand ils n’auront plus d’autres solutions que de traiter ce pays pour en finir avec l’EI et rétablir la paix au Proche-Orient, de Gaza à la Syrie, où les forces externes financées par l’Iran détiennent un pouvoir de nuisance considérable. Plus l’Irak se déstabilise, plus l’Iran peut contrôler des zones chiites en Syrie. L’Iran a intérêt à ce que l’Occident voit en lui un interlocuteur utile face à une région complètement déstabilisée par l’EI.

Alain Rodier :Les Américains font tout pour être « optimistes » étant culturellement convaincus que le « bien » est dans leur camp. L’ennemi est considéré comme « diabolique » et « barbare ». Mais, il faut bien admettre que les partisans de Daech sont persuadés d’exactement l’inverse. Pour eux, le diable, ce sont les Etats-Unis et l’Occident, sociétés décadentes et amorales qui ont perverti les dirigeants des pays musulmans. Ils sont persuadés que leur lecture du Coran, des Hadith et de la Sîra (la vie de Mahomet), les textes fondateurs de l’islam, est la bonne. Tous ceux qui en sortent sont considérés comme des déviants ou pire, comme des apostats (des traîtres), en particulier les chiites mais aussi les sunnites « modérés ». Cette manière de concevoir un retour à l’islam des origines est très séductrice car elle offre un cadre aux « damnés de la terre » dans leur révolte contre les puissants. De plus, sur le plan de la doctrine, les idéologues de Daech jouent sur du velours. Ils savent très bien que les impies occidentaux ne peuvent y répondre (puisqu’ils ne sont pas musulmans) et que seul les érudits musulmans pourraient les contrer. Mais ces derniers hésitent à s’engager dans cette voie car la ferveur populaire est actuellement du côté des salafistes-djihadistes qui se posent en « étendard du bien face au mal absolu ». Cela gomme toutes les frustrations et humiliations subies. Par contre, les responsables de l’EI oublient bien vite de dire aux volontaires étrangers que leurs premières cibles seront des musulmans, souvent sunnites… Même les horreurs commises par Daech trouvent leurs racines dans l’Histoire. Ainsi, de nombreuses tueries sont inspirées par le massacre des Banû Quraydha (627), une tribu juive qui avait rompu un pacte conclu avec Mahomet durant sa période médinoise.

« Ibn Ishaq dit : Puis on les fit descendre. L'Envoyé de Dieu les a enfermés dans le quartier de Bint al-Hârith à al-Madînah ; Bint al-Hârith est une femme de Banû al-Najjar. Puis l'Envoyé d'Allâh alla au marché d'al-Madînah qui est encore aujourd'hui son marché, et a fait creuser des fossés. Il les fit venir, et les fit décapiter dans ces fossés, on les fit venir à lui par groupes. Parmi eux se trouvèrent l'ennemi de Dieu Huyayy Ibn 'Akhtab, et Ka'b b. 'Asad leur chef. Ils étaient au nombre de six cents, ou de sept cents ; celui qui multiplie leur nombre dit qu'ils étaient entre huit cents et neuf cents. Pendant qu'on les amenait à l'Envoyé d'Allâh par groupes, ils dirent à Ka'b b. Asad : « Ô Ka'b! Qu'est-ce qu'on fera de nous? » Il répondit : « Est-ce que vous êtes incapables de réfléchir?! Ne voyez-vous pas que le crieur ne cesse pas de crier[, et que celui d'entre nous qu'on envoie ne retourne pas?! C'est bien sûr le massacre. » Cela continua jusqu'à ce que l'Envoyé de Dieu en finît avec eux. ». Source : Wikipedia.

Quelles sont aujourd'hui nos propres conditions d'une victoire, alors que Barack Obama renouvelle régulièrement son refus d'un engagement de troupes sur le terrain ? Et quel état des lieux objectif, quel point de situation pouvons-nous faire par rapport à ces derniers ?

Alexandre Del Valle : L’EI c’est 20.000 ou 30.000 hommes environ, seulement. Si demain l’Iran, la Syrie, la Russie, l’Occident et la Turquie s’alliaient contre l’EI, en quelques mois, il serait liquidé. Pour mieux vous répondre, il est clair que la victoire ne sera pas la victoire des puissances occidentales, ce sera celle des pays de la zone qui veulent rétablir un ordre et rester souverains, l’Occident n’étant qu’un acteur de second rang au niveau local. L’Occident n’a pas décidé jusqu’à présent d’en faire réellement et concrètement une priorité absolue. C’est pour cela que l’EI existe encore et progresse. Souvenons-nous qu’avant que les Américains ne quittent définitivement l’Irak en 2001, les ancêtres de l’EI avaient été neutralisés. La libération anticipée et inexpliquée, par les Etats-Unis d’un certain nombre de terroristes - dont le chef même de Da’ech le « Calife Ibrahim » Abou Bakr al Baghdadi - n’a pas aidé non plus...

A ce jour, on constate qu’il n’y a pas de volonté des Occidentaux de gagner cette guerre, pas même d’être réellement présents de façon significative. La situation n’est peut être pas jugée assez grave encore pour que cela motive d’envoyer des troupes conséquentes au sol, d’autant que cette option demeure difficile à faire accepter par l’Opinion publique anglosaxonne très déçue des résultats catastrophiques des multiples interventions militaires en Irak ou en Afghanistan, sans oublier la guerre franco-britannique contre la Libye de Kadhafi en 2011.

Les conditions d’une victoire passeraient par conséquent selon moi par un changement de radical stratégie à Washington au sein de l’Administration Obama. Ceci impliquerait l’envoi de troupes importantes au sol, ce qui est en discussion à Washington mais pas encore à l’ordre du jour. Il faudrait ensuite créer les conditions d’une entente pragmatique et efficace avec les pays de la région qui auraient des intérêts proches face à l’EI, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui : Turquie, Qatar, Arabie Saoudite ont même plutôt un intérêt majeur opposé à celui de la lutte totale contre l’EI aujourd’hui puisque leur priorité est de faire tomber le régime alaouite de Bachar el-Assad. Quant aux Turcs, ils souhaitent avant tout renverser Bachar et endiguer l’irrédentisme des Kurdes de Syrie proches de leur ennemi du PKK de Turquie, or ces deux ennemis d’Ankara sont les deux forces qui résistent à l’EI... « Les ennemis de mes ennemis… ». La condition n’est donc pas remplie puisque nos charmants alliés sunnites du Golfe de l’AKP turc ne partagent pas les intérêts de ceux qui veulent réellement éradiquer l’EI. Il faudrait d’ailleurs se poser la question de savoir si les Occidentaux, et surtout les Français et les Anglo-saxons considèrent vraiment que l’éradication de l’EI est prioritaire sur celle du régime de Damas… A contrario, les Etats-Unis sont aujourd’hui partenaires de l’alliance tripartite Qatar-Arabie saoudite-Turquie qui arme les combattants islamistes soi-disant « modérés » en Syrie comme les anciennes composantes du Front islamiques très liées à al-Qaïda en Syrie (Nosra). Pour l’instant on fait plus pour tomber le régime de Bachar al-Assad que pour l’aider à se défendre contre l’EI. Notre stratégie double qui consiste à ne pas HIERARCHISER L’ENNEMI nous empêche d’être victorieux contre l’EI puisque l’on considère que le Bachar el-Assad ne vaut pas mieux que lui. 

Or pour obtenir une victoire, il est indispensable de hiérarchiser les priorités et désigner l’ennemi principal. Cette condition, fondement même de la stratégie militaire, n’est pas évidente à ce jour pour nos décideurs. Et puis, étant donné que l’on continue à négocier avec Iran sans toutefois encore être arrivés à un accord pour le moment et sachant que l’on est en guerre de manière indirecte contre la Russie (ami de la Syrie) face à l’Ukraine, ceux qui pourraient aussi nous aider à concrétiser une victoire face à l’EI sont dans le camp que nous désignons depuis la guerre froide comme l’ennemi principal. Obama a réaffirmé récemment que le pire ennemi des Etats-Unis était la Russie et que Poutine était pire que l’Etat islamique… L’EI n’est donc pas la priorité à abattre pour ceux qui ont le pouvoir stratégico-militaire suprême en Occident.  

Alain Rodier :Il convient encore de se mettre dans la peau de l’adversaire islamiste radical pour comprendre comment il fonctionne. Pour lui, il fallait affaiblir l’Occident et le dépouiller de son autorité morale (la démocratie et les droits de l’Homme) afin que, rendu vulnérable, ses troupes puissent être chassées des terres d’islam et qu’il n’ait ni le désir ni la capacité d’intervenir à nouveau. Daech et aujourd’hui Al-Qaida « canal historique » en Syrie et au Yémen, tentent de s’emparer de territoires qui lui serviront de refuges inexpugnables. Sur le plan idéologique, les occasions de faire la promotion du modèle de démocratique au Proche-Orient sont passées de mode depuis l’échec des printemps arabes. En fait, sur place, personne n’y croit vraiment et en Occident, les responsables politiques commencent à avoir de gros doutes…

Vendredi 29 mai, l'Etat islamique s'est emparé de l'aéroport d'Al-Qardabiya en Libye. Peut-on y voir une prochaine étape dans sa stratégie ?

Alexandre Del Valle : Non. En Libye nous n’avons pas affaire à l’EI mais à des groupes autonomes sans rapport hiérarchique avec Da’ech mais qui se sont « franchisés » pour obtenir un rayonnement et pour augmenter artificiellement celui de Da ‘ech. Cette franchise « Etat islamique » est donc extrêmement souple. Pour mobiliser des troupes et donner l’impression que ce califat est transnational et omnipuissant, il faut montrer que l’on est capable de rallier du monde partout, de l’Asie à l’Afrique en passant par le Moyen-Orient. Mais au Nigéria, en Somalie, en Libye, au sud de la Tunisie ou au nord de l’Algérie, il n’y a pas vraiment de groupes EI. Comme pour AQMI par rapport à AL-Qaïda, il s’agit de groupes franchisés. En gros, plus on s’éloigne de la région du Golfe arabo-persique pour se rapprocher de l’Afrique, moins ces groupes ont de liens structurels avec l’EI. Ils n’ont d’Etat islamique que le nom et cherchent ainsi non seulement une popularité, mais aussi un moyen aussi de vendre plus cher leurs otages… !, car c’est une marque très à la mode et donc qui rapporte et permet de mobiliser des cadres et des combattants volontaires.

La prochaine stratégie de Da’ech en tant qu’objectif de guerre et extension territoriale régionale rattachée structurellement à Raqqa et pas seulement une franchise souple est la conquête d’une partie du Yémen et plus tard des pays du Golfe puis, bien sûr, des maillons faibles libanais et jordanien… Il s’agit cette-fois-ci, contrairement à des franchisés lointains, d’étendre le noyau-dur étatique centrale de l’EI dans sa zone d’action favorite géopolitique et historique. L’EI va donc continuer à chercher à s’agrandir dans les zones peuplées de sunnites à la faveur de la Fitna croissante qui oppose de manière totale les Chiites et les Sunnites.

Alain Rodier : Le Sinaï, le Nigeria et la Libye constituent les « théâtres extérieurs » immédiats de l’Etat Islamique. Preuve en est que les volontaires qui ne parviennent pas à rejoindre le front syro-irakien, le berceau de Daech, sont encouragés à tenter de se rendre sur ces théâtres pour y mener le djihad.

La question qui se pose est où est la solution ? Tout d’abord, « la » solution n’existe pas sinon elle aurait été trouvée depuis longtemps. Il convient de définir des priorités en tête desquelles se trouve la lutte contre les salafistes-djihadistes de Daech et d’Al-Qaida « canal historique ». Ces derniers que l’on a tendance à faire semblant d’oublier font preuve de « modération »(3) POUR l’instant mais représentent un même danger pour les civilisations aussi bien occidentales qu’orientales. Il est urgent de demander à certains Etats (Turquie, Arabie Saoudite, Qatar, EAU, Israël) de clarifier enfin leur position vis-à-vis de ces menaces. Les réponses ne nous feront peut-être pas plaisir mais auront le mérite de rendre plus visibles les positions de chacun. Il faudrait arrêter d’avoir peur des réactions de nos alliés car, avec des amis comme ça, nous n’avons pas besoin d’ennemis. Si nous dépendons d’eux -particulièrement sur le plan économique-, il y a fort à parier qu’eux dépendent aussi de nous. Après avoir défini l’ennemi et ses soutiens éventuels, il faudra bien répondre à la question : avec qui ? Car l’Occident ne peut plus rien faire seul. Et là, surviennent les questions qui fâchent : quid de Téhéran, Damas, Moscou, Pékin ? Enfin, il convient de lutter énergiquement contre les réseaux du crime organisé sans qui les salafistes-djihadistes auraient bien du mal à se livrer aux trafics qui les financent : pétrole, êtres humains, drogue, etc. Cette guerre sera certainement de longue haleine.

Propos recueillis par Alexis Franco

1. Ces succès ne sont pas des surprises pour les analystes. En effet, ces deux localités étaient menacées (et infiltrées) depuis longtemps par les forces de Daech. Tout dépendait de la vigueur qui serait mise pour les défendre. 

2. Ce qui ne gêne pas outre mesure l’encadrement qui continue à percevoir la solde attribuée aux absents.

3. L’intelligence des cadres de Daech a été totalement sous-estimée. Ils se montrent rustiques, impitoyables mais aussi très réactifs. Le commandement est souvent délégué aux plus petits échelons (de l’ordre de la section ou de la compagnie) qui exploitent immédiatement la situation rencontrée sur le terrain. Par contre, ils emploient une arme extrêmement efficace : les kamikazes qui servent, soit à briser une offensive, soit à créer une brèche dans les défenses ennemies.

4. Toute relative. Les attentats de janvier de Paris sont le fait d’Al-Qaida dans la Péninsule Arabique (AQPA), la seule branche crée directement par Ben Laden en dehors de la zone Afpak (Afghanistan-Pakistan

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