(Non) reconnaissance du génocide arménien : continuer à ménager la Turquie, quel intérêt ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
François Hollande commémore le génocide arménien.
François Hollande commémore le génocide arménien.
©Reuters

Le temps passe, mais la mémoire reste

Les Arméniens commémorent ce vendredi 24 avril le centenaire des massacres perpétrés par l'empire Ottoman en 1915 qui ont conduit à la mort de 1,5 million de personnes. L'Autriche et l'Allemagne ont rejoint la liste des pays ayant officiellement reconnu l'existence d'un génocide. Les Etats-Unis pourraient sans doute le faire d'ici quelques années.

Frédéric Encel

Frédéric Encel

Frédéric Encel est Docteur HDR en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po Paris, Grand prix de la Société de Géographie et membre du Comité de rédaction d'Hérodote. Il a fondé et anime chaque année les Rencontres internationales géopolitiques de Trouville-sur-Mer. Frédéric Encel est l'auteur des Voies de la puissance chez Odile Jacob pour lequel il reçoit le prix du livre géopolitique 2022 et le Prix Histoire-Géographie de l’Académie des Sciences morales et politiques en 2023.

Voir la bio »

100 ans après, le génocide arménien continue d'attiser les tensions entre Etats : la Turquie a ainsi rappelé son ambassadeur d'Autriche après que le pays a officiellement reconnu le caractère génocidaire de l'exécution d'1,5 millions d'Arméniens, alors que Barack Obama, de son côté, s'est  gardé de prononcer ce mot, à la grande satisfaction du président Erdogan.

Atlantico : Quel intérêt certains Etats trouvent-ils aujourd'hui à reconnaître officiellement le génocide, et d'autres à ne pas le faire ?

Frédéric Encel : "Les Etats n'ont que des intérêts"... Ceux qui ne dépendent pas de relations commerciales ou militaires particulièrement privilégiées avec la Turquie ont déjà commencé à reconnaître le génocide dans les années 60 et 70. Le tout premier a été l'Uruguay. Les Etats-Unis, qui ont toujours compté pendant la Guerre froide sur leur allié au sein de l'OTAN, n'ont jamais reconnu le génocide afin d'éviter de le froisser. Avec la chute de l'URSS et la montée en puissance de l'UE, dans les années 1990 et 2000 plusieurs Etats européens, et même le Parlement européen, ont reconnu, résolution après résolution, le génocide.

Ensuite on a assisté dans les années 2000 à la prétendue montée en puissance de la Turquie. Une fois la banqueroute et advenue l'arrivée au pouvoir du parti islamo-conserveur AKP, nombre d'observateurs - dont je n'ai jamais été - ont cru que le pays devenait une puissance incontournable et stabilisatrice au Moyen-Orient ; printemps arabe, émergence des Frères musulmans en Egypte, en Tunisie et ailleurs, chute attendue de Bachar el Assad, etc ; cette hypothèse semblait devoir être validée. Ainsi ceux qui en France s'opposaient à la pénalisation de la négation du génocide arménien, voilà un an, arguaient de la nécessité de ne pas irriter une Turquie devenue grande puissance régionale. Or, elle ne l'est pas devenue !

Nous assistons cependant à un grand tournant, d'autant plus symbolique que c'est aujourd'hui le centième anniversaire du génocide arménien. Jamais les tribunaux nationaux et internationaux n'ont été sollicités sur autant de demandes de jugements quant à des politiques génocidaires. Dans ce contexte moral et judiciaire international, il se trouve que la Turquie a échoué sur tous les plans géopolitiques : sa politique (parfois qualifiée de) néo ottomane visant à étendre son influence sur le monde arabe a failli puisque les Frères musulmans qu'elle soutenait ont été partout évincés, notamment en Egypte ; elle a totalement échoué dans son intention de faire chuter Assad ; elle n'est pas parvenue à étendre son influence économique en Asie centrale (pantouranisme) ; et elle n'a pas non plus réussi son divorce avec Israël, lequel a riposté par un accord gazier et militaire avec respectivement Chypre, la Grèce et la Bulgarie. D'autre part les alliés d'Israël à Washington ont modifié leur comportement en quelques années : par solidarité avec Israël ils tempéraient leurs vis à vis de la Turquie, ce n'est plus du tout le cas et le rapprochement entre les communautés juive et arménienne est évident. Il reste encore à mentionner l'échec de la Turquie à maintenir sous le boisseau la question kurde, et à accélérer le processus d'intégration dans l'UE...

Que des pays comme l'Autriche et l'Allemagne reconnaissent - d'une façon ou d'une autre - le génocide de 1915, et que d'autres s'apprêtent à le faire, est assez emblématique du nouveau rapport de force que je viens de décrire.

Est-ce une occasion pour certains pays de se montrer "moraux" sans que cela ne leur coûte grand-chose ?

Puisque manifestement cela ne leur coûte pas grand-chose, effectivement, certains se disent "faisons-le". L'Allemagne, par exemple, se trouve sur ce schéma. Dans un autre schéma, le Pape l'a fait aussi.

Dans ces conditions, pourquoi les Etats-Unis se gardent-ils de reconnaître le génocide ?

Jusqu'à récemment les Américains considéraient qu'ils n'avaient pas intérêt à froisser les Turcs. Néanmoins, aujourd'hui Washington considère que la Turquie ne joue pas le jeu sur un certain nombre de sujets, et qu'elle continue de se comporter de manière déloyale ; soutien de l'Iran dans sa diplomatie nucléaire, hostilité vis-à-vis d'Israël, dérive autoritaire et liberticide du régime (premier pays au monde en nombre d'emprisonnements de journalistes, tout de même !)... Et ce qui ne passe vraiment pas aux yeux des Américains, c'est que la Turquie ne joue pas le jeu de la coalition anti-Daesh. Alors dans ce contexte général, Obama n'a certes pas employé le terme fatidique - et juridiquement bien spécifique - de génocide, mais il a employé des termes très durs malgré tout. Souvenez-vous de ce fait passé inaperçu : il y a quelques années de cela, avant même le printemps arabes, la commission des affaires étrangères du Sénat avait pour la première fois, à une voix près, adopté une résolution demandant la reconnaissance du génocide arménien par l'exécutif. Les conditions de la reconnaissance par les Etats-Unis sont donc réunies aujourd'hui, ce qui risque d'être à court ou moyen terme très ennuyeux pour la Turquie.

Il n'existe donc plus aucun intérêt objectif du côté occidental à ne pas se prononcer sur le génocide arménien ?

Plus aucun ! Les Américains n'ont rien à perdre sur le plan géopolitique à reconnaître ce génocide, car Ankara ne peut se payer le luxe de quitter l'OTAN. Ce n'est pas comme si la Turquie pouvait se permettre de jouer un subtil jeu de bascule entre deux grandes puissances - ses objectifs caucasiens et proche-orientaux divergent radicalement de ceux de la Russie - ou entre deux grands fournisseurs dont elle serait la cliente convoitée. Quant à l'UE, qui n'est hélas pas une puissance géopolitique unifiée, elle a déjà fait du chemin à travers plusieurs de ses membres importants, à commencer bien entendu par la France dès janvier 2001.

Propos recueillis par Gilles Boutin

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !