Michel Maffesoli : Pourquoi la République de demain ne pourra plus être une et indivisible mais multiple et tolérante pour que la France ne soit plus une machine à produire des djihadistes<!-- --> | Atlantico.fr
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Dans la France d'aujourd'hui, les citoyens ne sont plus disposés à se fondre dans un seul moule républicain.
Dans la France d'aujourd'hui, les citoyens ne sont plus disposés à se fondre dans un seul moule républicain.
©Reuters

Mutation

Pour le sociologue Michel Maffesoli, les personnes qui commettent des attentats sur notre sol sont plus en manque de communauté que solidement ancrées dans un groupe d'individus. Dans la France d'aujourd'hui, les citoyens ne sont plus disposés à se fondre dans un seul moule républicain, ils ressentent le désir profond d'appartenir à une ou plusieurs "tribus".

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : A la suite des attentats de Paris et de Copenhague, on peut être tenté de se demander quelle est la capacité de résistance des sociétés européennes face à des agressions de plus en plus fréquentes. A partir de quel seuil, au bout  de combien d'attaques la stabilité politique de nos démocraties pourrait-elle être menacée?

Michel Maffesoli : Je ne pense  pas qu’on puisse évaluer ce type de risque quantitativement. Il s’agit en effet d’un conflit de valeurs, qui non seulement signe un combat opposant des Etats non démocratiques et même terroristes à de vieilles démocraties, mais également doit nous alerter sur la fragilité de la démocratie face à l’évolution du monde. La démocratie et l’une de ses caractéristiques, la liberté individuelle d’expression, est une invention d’une époque, l’époque moderne (18ème – 20ème siècles) et d’un continent, l’Europe. Nous sommes à présent entrés dans la postmodernité, époque dans laquelle se manifeste un retour de l’esprit communautaire, c’est-à-dire un besoin d’appartenance des personnes à des groupes (un ou plusieurs), des “tribus”. Et ceci dans nos pays européens eux-mêmes. Ces tribus sont d’ordres divers, ethniques ou religieux, mais aussi musicaux, artistiques, sportifs.

Contrairement à ce qui se dit, il me semble que les actes extrêmes sont plutôt commis par des personnes en mal de communauté, quelle qu’elle soit, plutôt que par des personnes solidement ancrées dans une ou des communautés.

Certes, l’influence des guerres internationales est importante, mais il s’agit aussi d’un phénomène interne aux pays attaqués, un conflit interne qui incarne plus la recherche d’une appartenance communautaire que la guerre entre communautés.

Le degré de résistance des sociétés varie-t-il ? La France est-elle appelée à évoluer ?

Je pense que les pays les plus fragiles face aux conflits nés de cette évolution chaotique d’un ordre moderne vers un ordre postmoderne, sont les pays qui ont construit la “chose publique”, le vivre ensemble sur le principe individualiste et donc le contrat social liant les individus au niveau de la nation de manière monolithique.

En France, pour être Français, il faut abandonner toute autre identité ou identification plutôt. Au 19ème siècle, il fallut abandonner identification et langue régionales, en Bretagne, en Alsace par exemple. Au début du 20ème siècle, les Italiens, les Espagnols, les Polonais venus travailler dans les mines de charbon étaient sommés de ne plus parler que le français et d’oublier les racines de leurs parents.

Il me semble que cette volonté homogénéisante, qui est le propre de l’histoire de la République française est aussi celle des pays scandinaves.

Tous les pays qui ont voulu gommer les différences et cantonner le sacré dans la sphère privée individuelle, c’est à dire le bannir de la chose publique, courent le risque de voir revenir, sous forme perverse cette aspiration au particularisme et au sacré.

Ainsi de cette vidéo présentant un jeune Danois, sans racines musulmanes, parti faire le djihad et mourir dans un attentat suicide. Sans doute était-il dans la recherche d’une relation au sacré et à une identité communautaire qu’il ne trouvait pas dans un Etat trop policé où le rationalisme est érigé en “religion” d’état.

De par leur Histoire faite de violences, parfois extrêmes, on pourrait penser que  les sociétés européennes sont douées d'une certaine résilience. Cependant les élites ont du mal à réagir. Sommes-nous finalement désarmés ?

Les violences extrêmes ne sont pas une particularité de l’Europe. Certes l’Europe dans les croisades externes et internes (contre les Albigeois, dans les guerres de religion au 16ème siècle), dans les grandes guerres du 20ème siècle et leurs génocides, dans les conquêtes coloniales en Amérique, Asie et Afrique a fait montre d’une grande violence.

Mais les Etats-Unis et le Canada ne sont pas en reste de violence dans le traitement des populations indigènes, l’Afrique a été le théâtre aussi de guerres internes allant jusqu’au génocide, sans parler de l’URSS, de la Chine et des Khmers rouges au Cambodge.

La folie meurtrière et l’hystérie collective sont hélas assez également partagées.

Il est vrai que 70 ans de paix en Europe même ont éloigné le spectre de la violence collective et que seuls les attentats donnent le spectacle du bain de sang.

Mais je ne pense pas que ceci soit la cause d’une frilosité de nos élites. Les mesures “guerrières” sont prises, la sécurité est de plus en plus protégée, même quand cette protection peut attenter aux libertés individuelles (sur Internet, avec les interdictions de sortir du territoire par exemple). En revanche, je ne vois pas de début de réflexion collective qui prenne en compte les changements de valeurs et notamment l’aspiration de nombre de nos concitoyens à s’identifier à une ou des communautés religieuses ou parareligieuses.

Ces tensions interrogent notre  rapport à l'islam radical, mais aussi au religieux en général. En France, les élites insistent beaucoup sur "l'islamophobie", certes réelle, mais les faits recensés sont finalement peu nombreux. Nos propres tabous nous empêchent-ils de riposter efficacement ?

Je pense qu’on a raison de refuser l’amalgame entre les Musulmans qui expriment leur religion de diverses manières (il n’y a pas Une communauté musulmane, mais de nombreuses communautés, assez diverses dans leur interprétation des textes et des dogmes) et les terroristes qui se réclament d’un Islam radical.

D’autre part, il est vrai qu’il existe une méfiance plus importante de la population française vis à vis des Musulmans que vis à vis d’autres religions.

Ceci dit, la question est moins de défendre un Islam relativement abstrait que d’apprendre la tolérance mutuelle aux différentes communautés religieuses et non religieuses.

Le modèle français qui opposait les Catholiques et les anticléricaux dans une guerre répétitive dont chacun connaissait à l’avance les répons ne fonctionne plus face au foisonnement d’identités religieuses.

Dans toutes les religions (protestante, catholique, juive, musulmane…) on voit se créer des communautés évangélistes (messianiques), mystiques, fondamentalistes, etc. Chaque religion tente d’ailleurs de les faire vivre ensemble, avec plus ou moins de facilité.

C’est une telle coexistence dans un respect mutuel et une reconnaissance des particularismes de chacun que doit viser la République de demain, non pas une et indivisible, mais multiple et tolérante.

Une république qui accepte que chacun puisse avoir plusieurs identités (nationale, régionale, ethnique etc.), plusieurs langues et qui organise peu à peu un ordre interne sur la base de ces différentes identifications.

Al-Sourri, un théoricien du djihadisme, a défini une stratégie visant à importer une guerre civile en Europe. Selon vous, à partir de quand les populations européennes pourraient-elles  se sentir tellement en insécurité qu'elles réagiraient sur un plan politique?

Il est tout à fait possible que des conflits intercommunautaires s’incarnent dans des partis politiques. C’est par exemple la base du roman de Michel Houellebecq, qui analyse bien cette hypothèse.

Cette référence du politique au religieux n’est d’ailleurs pas nouvelle, il y a eu en Europe (et même en France avec le MRP) des partis se référant au catholicisme, au protestantisme, à l’agnosticisme.

Pour l’heure, le “parti majoritaire” est abstentionniste, c’est-à-dire ne trouve pas dans le jeu politique une expression satisfaisante de ses aspirations.

Ou alors sous forme de réaction perverse, avec des partis comme le Front national ou le Front de gauche, qui tous deux peuvent se réclamer, plus ou moins explicitement d’idéologies totalitaires.

Il est clair que le jeu politique permet en quelque sorte d’exorciser les peurs et les détestations intercommunautaires. Mais le risque d’une telle politisation serait aussi de figer les identifications multiples en identités conflictuelles.

Que pourrait-on imaginer qu'il se passe alors? On pense bien-sûr à l'auto-organisation (milices), à la vigilance citoyenne, un peu à l'image de ce qu'ont mis en place certains israéliens qui font face à un conflit à basse intensité permanent...

Il est tout à fait possible que les actes terroristes suscitent des réactions collectives du type délation, lynchage, voire stigmatisation de certaines populations qu’on amalgamerait aux terroristes.

Quand on voit l’hystérie collective suscitée par exemple par les procès de tueurs en série, de délinquants sexuels et les manifestations réclamant la peine de mort pour les violeurs d’enfants etc. on peut tout à fait imaginer ce même type de réaction vis à vis de personnes portant ostensiblement les signes de leur religion, suite à des attentats revendiqués, légitimement ou non par des tenants de ces religions.

Je ne pense pas, encore une fois, qu’on luttera contre ces excès en neutralisant l’espace public, en le vidant de toute référence aux diverses manifestations du sacré.

Il nous faut au contraire apprendre le respect mutuel “de la religion de l’autre” (ou de l’absence de religion de l’autre).

Je reprendrai ici la formule de Bacon (in La Politique) : la liberté de penser est authentique quand elle est « resserrée  dans les bornes  de la sagesse et de la modération ».

Pensée à méditer à l’heure d’Internet et de la diffusion de masse de toute parole de haine ou même de simple moquerie !

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