Dumas poussé à la faute par Bourdin ? La partie émergée de l’iceberg des dérives médiatiques<!-- --> | Atlantico.fr
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Roland Dumas était face à Jean-Jacques Bourdin lundi
Roland Dumas était face à Jean-Jacques Bourdin lundi
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Influence juive

"L'influence juive" de Manuel Valls, ou le buzz médiatique du lundi 16 février. Un terme qu'aurait prononcé Roland Dumas, l'ancien ministre des Affaires étrangères de Mitterrand, interviewé par Jean-Jacques Bourdin sur RMC. Or l'expression ne vient pas de lui mais bien de Bourdin, Roland Dumas n'ayant qu’acquiescé à l'expression de l'animateur qui le pressait de questions insistantes. Une des multiples dérives du journalisme actuel.

Sophie de Menthon

Sophie de Menthon

Sophie de Menthon est présidente du Mouvement ETHIC (Entreprises de taille Humaine Indépendantes et de Croissance) et chef d’entreprise (SDME).

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Atlantico : Lors d'une de vos interventions sur LCI, à propos de l'interview de Roland Dumas par Jean-Jacques Bourdin sur RMC et du dérapage sur "l'influence juive" de Manuel Valls, vous affirmiez que les questions de l'animateur étaient orientées. Que voulez-vous dire par là ?

Sophie de Menthon : A l’occasion de cette émission de télévision sur LCI, on m'avait demandé de commenter la phrase de Roland Dumas, qui était sortie dans la presse, laquelle était "Manuel Valls est sous influence juive". J'étais autour de la table, avec notamment le rédacteur en chef de L'Humanité, Maurice Ulrich, et nous nous sommes tous esclaffés devant l’atroce expression "influence juive". Nous étions choqués entre autres par cette formulation que l’on nous annonçait être celle de Roland Dumas.

C’est alors que Valérie Expert nous a passé en direct l'extrait de l'émission de Jean-Jacques Bourdin : Stupéfaits nous avons constaté que cette expression était dans la bouche de Jean-Jacques Bourdin et non dans celle de Roland Dumas, ce n’était pas du tout le reflet de ce qui avait été repris par la presse. On voyait là quelque chose de très différent, c'est-à-dire Bourdin interrogeant Dumas, un vieux monsieur de 92 ans qui cherchait plutôt à être dans la nuance en expliquant entre autres qu'il avait défendu les Arabes tandis que Manuel Valls était du côté des Israéliens… avec des mots hésitants. On constatait de visu la pression que lui mettait Jean-Jacques Bourdin. Roland Dumas disait que Manuel Valls les avait toujours défendus et qu’il devait être influencé par son entourage proche. J.J. Bourdin insistait, il voulait le faire aller plus loin et lui demande : "Vous parlez de sa femme ?", et Dumas répond que "oui", "Sa femme est juive ?" affirme JJ Bourdin, "Oui" répond Dumas et c’est là que le journaliste acène sa phrase fatidique :"Donc Manuel Valls est sous influence juive ?" ; Dumas répond que "oui" mais "qui n'est pas influencé par sa femme ?" ajoutant par ailleurs qu'il s'agissait d'une femme charmante, il était visiblement mal à l'aise.

Certes, on peut considérer que Roland Dumas a tenu des propos très critiquables, mais ce qui a été terrible, c'est que le journaliste a cherché à tout prix à le pousser à la faute inexcusable devant des milliers de téléspectateurs. Ce qu'a fait Jean-Jacques Bourdin est grave non seulement professionnellement mais parce que dans le climat actuel, c’est en rajouter sur les antagonismes religieux et sociétaux. Il n’est pas le seul, il va falloir réfléchir à cette espèce de tendance générale consistant à chercher le clash à la télé !

Les chaînes tout-info ou les radios sont de plus en plus friandes de ce genre de clash qui fait le "buzz". A votre avis, qu'est-ce que cela révèle sur notre système médiatique ?

Pour moi cela révèle quelque chose de beaucoup plus large. On va chercher les gens dans leurs côtés les plus sombres, on tombe dans le sensationnel et le scandaleux, systématiquement pour faire de l'audience. On donne une prime aux propos excessifs ; Lorsque dans votre discours vous êtes nuancé, on ne vous invite pas à la télé ou bien, après coup, on vous dit que vous n'étiez pas assez clair ! La mode dans les émissions consiste à placer les gens de droite à droite de l’animateur et ceux de gauche à gauche en leurs demandant d'être "clivants". La prime est au dérapage, à celui qui est le plus caricatural quitte à le lui reprocher après.

Tout est bon pour faire de l’audience. Comme nous vivons abreuvés de nouvelles technologies (Facebook, Twitter, etc.) qui permettent une reprise instantanée des verbatim on a créé le fameux phénomène du buzz. Le buzz devient aujourd'hui la récompense de l'information réussie, le brevet de l’audimat. C'est d’autant plus dramatique sur certains sujets très sensibles : les juifs, les musulmans, les gens de couleur, les banlieues… ça part tout de suite. On ne peut d’ailleurs même plus prononcer certains mots sous peine de clash. On est encouragés dans des diatribes inutiles par les médias eux-mêmes, au risque de mettre le pays à feu et à sang. On essaie de dresser les uns contre les autres : les entrepreneurs et non-entrepreneurs, lesfonctionnaires et les actifs, les anti-Macron et les pro-Macron, la Gauche et la droite… Dans le contexte politique du moment, on tout misé sur les "frondeurs" du PS, un terme qui été soigneusement choisi. On s’attache à l'écume des choses et non au fond.

A votre avis quelles sont les mesures à prendre et l'attitude à avoir pour parvenir à un climat médiatique apaisé ?

J'aime la presse, et j'y participe. Je pense qu’il faut faire confiance au CSA (Contrôle de l'Audiovisuel). Je pense aussi qu'il ne faut rien laisser passer et les auditeurs ont leur mot à dire. De la même façon, la vacuité de l'esprit se double-t-elle d'un vocabulaire facile et de tournures grammaticales de plus en plus navrantes. On veut parler "comme le peuple" et c'en est même insultant de penser que tout le monde s’exprime ainsi. Les journalistes font des fautes de français à plaisir, n'utilisent plus la forme interrogative, se vautrent dans les expressions familières, cool ! Il convient de se reprendre sur tous les plans et cela n'a rien à voir avec la liberté de la presse mais bien avec la dignité de la presse.

Par ailleurs, Jean-Jacques Bourdin affirme qu'il est un "bon journaliste" parce qu’il tire des gens ce qu'ils ont envie de dire (SIC) ! Raisonnement dangereux s’il en est. Imaginons qu'au fond de vous-même, vous ayez un sentiment peu avouable et que vous soyez extrêmement vigilant à ne pas l’exprimer parce que vous savez que moralement vous ne devez pas céder à ce penchant, est-ce le rôle d'un journaliste de vous pousser à bout, de vous déstabiliser, pour vous faire dire ce que vous ne vouliez pas dire ? Les gens ont le droit d'avoir une pensée, des opinions, et même des opinions profondes qu’ils ont intériorisées et qui ne sont pas destinées à être publiées ou exprimées encore moins dans les médias ; cela s’appelle le respect de l’interviewé. Un certain journalisme veut faire dire aux gens ce qui provoquera indignation ou débat, point final.

Enfin, la concurrence déchainée (c’est le cas de le dire !) qui pousse à tout faire pour empêcher les gens de zapper, donne lieu à un autre phénomène : pendant que vous écoutez une chaîne info (on les écoute plus qu'on ne les regarde), il y a un défilé en bas qui commente tout à fait autre chose. Or, des études scientifiques prouvent que notre cerveau nous rend incapable de faire deux choses à la fois (c'est pour ça qu'il est dangereux de téléphoner au volant). Faire deux choses à la fois est difficile alors réfléchir et intégrer deux idées à la fois est encore plus  impossible ! On voit maintenant des gens qui travaillent sur leur ordinateur en regardant la télé et en écoutant la radio, tout en téléphonant ! Quand vous écoutez une information sur le massacre des Coptes et qu'en bas, en sous-titre qui défile on vous signale que Hamon ne votera pas la loi Macron, votre réflexion est troublée et votre cerveau dysfonctionne. Il y a également une indécence à mettre les sujets sur le même plan. C'est une dérive inquiétante et les médias, involontairement, sont les premiers à l'entretenir, c’est un problème sérieux.

Il y a bien une charte d'éthique du journalisme, même on n'en parle jamais, ce serait le moment de revoir tout cela sérieusement.

Les téléspectateurs sont complices aussi, ils zappent pour trouver la chaîne qui aura le dernier scoop et c'est pour cela que les chaînes tout-info se retrouvent à planter une malheureuse reporter sous la pluie, qui répète en boucle "Je peux vous donner les toutes dernières informations : nous n'en avons pas…" Lors d’un évènement dramatique, on va rechercher des témoins avec la plus grande indécence, en demandant à untel s'il ne se sent pas coupable de ne pas être monté au dernier moment dans cet avion qui s’est écrasé ou encore interroger celle qui connait la sœur de la femme qui est rentrée dans l'Hyper Casher la veille etc. Où va-t-on ?

L'incident Bourdin s'est déroulé sur RMC, une radio populaire et la responsabilité de la presse a été de mal retransmettre avec imprécision les propos tenus.On n'a pas le droit de couper, de déformer les termes des interviewés et de les reprendre sur un mode moutonnier, sans vérifier.

Cet incident sera j’espère salutaire car il permettra d’endiguer une absence d'éthique professionnelle croissante.

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