Un mois après l’élan du 11 janvier : ce qui n’a (toujours) pas été dit, ce qu’on devrait laisser dire<!-- --> | Atlantico.fr
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La marche républicaine le 11 janvier
La marche républicaine le 11 janvier
©Reuters

La place des mots

Un mois après les attentats contre Charlie Hebdo, la tuerie de Vincennes et la marche républicaine qui a suivi, le sociologue Michel Maffesoli revient sur les vrais et faux débats qui en ont découlé.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : L'élan qui a suivi les attentats de Paris a considérablement animé le débat publique, sur de nombreuses questions. Vous estimez qu'il faut tout laisser dire, pourquoi ? 

Michel Maffesoli :On peut d’abord se demander qui est ce “il” de “il faut” ? Est-ce Dieu, l’Etat, le Prince, le chef, le prêtre, le chef de la communauté …?

Et qui doit être autorisé ou non à parler ? est-ce là encore l’individu, telle ou telle communauté ?

La liberté d’expression est une liberté individuelle, qui fait partie des droits de l’homme. C’est donc une caractéristique très particulière aux démocraties nées de la Révolution française. Comme tout principe du droit, elle ne peut être limitée que par un autre grand principe, le respect de l’intimité et de la vie privée, l’interdiction de la diffamation, etc.

En l’occurrence les débats de Charlie avec les musulmans relevaient quoiqu’on en dise, de l’affrontement entre des communautés : celles (car elles ne sont pas une, mais plusieurs) qui défendent non pas l’Islam, mais le respect de ce qu’elles considèrent comme sacré, l’image du prophète, et les autres, qui ont érigé les Droits de l’homme en règle morale transcendante et la liberté d’expression en objet de culte : la publication des caricatures est en quelque sorte un rite laïciste.

Lire également : Pourquoi il est important de nommer l'islam dans les défis de la France de l’après Charlie

Laïcisme contre islamisme !

On rejoue là, avec un siècle de retard, le combat des laïcs contre l’Eglise, combat qui a structuré la société française de la modernité.

Je pense que les musulmans, qu’ils soient pratiquants ou non, sont en quelque sorte moins préparés à ces critiques et donc plus susceptibles d’être blessés.

Nous serons de plus en plus souvent confrontés à de tels conflits de valeurs, dès lors que nous vivons dans une société pluriculturelle. La notion de sacré prend des formes différentes (Divers dieux, la République, telle ou telle liberté) et les blasphèmes sont eux aussi diversifiés.

Nos diverses tribus doivent apprendre à vivre ensemble, c’est-à-dire à la fois à ne pas chercher à humilier l’autre et également à ne pas être trop humiliable.  

Je ne pense pas que dans cette dynamique nouvelle d’une société pluriculturelle et relativiste, on puisse imposer une règle de partage de la parole d’en haut.

Si je reprends la belle définition de la laïcité de Mona Ozouf, “une société dans laquelle aucune religion ne peut dire 'Dieu est avec nous'”, il est évidemment impossible que ces règles de partage de la parole et de l’espace public soient imposées par l’Etat.

L’ordre entre tribus ne peut être qu’un ordre interne, une raison interne.

Pour autant, estimez-vous qu'on a dit tout ce qu'il fallait dire ?

Comme je viens de le dire, je pense que la question du “dire ou ne pas dire” ce qui peut blesser l’autre, les autres n’est pas une question de nécessité ou de droit.

Nous avons bien vu que nous étions dans une parole en quelque sorte vide : caricaturer le prophète, le pape, le président de la république etc. ne relève pas d’un débat nécessaire.

Il est bon de débattre de sujets sur lesquels le débat fait avancer la question ou bien permet de réguler les antagonismes, il est bon de construire par la parole la plus juste possible le consensus, c’est à dire la faculté “d’éprouver ensemble”, je dirais trivialement “de se sentir sur le même bateau”.

Et il est vrai qu’il manque de mots pertinents pour décrire ce qui se passe, pour comprendre notre société en pleine mutation.

On a beaucoup répété des mots incantatoires, “démocratie, république, liberté d’expression”, mais on a peu dit ce qui est et non pas ce qui devrait être.

Ainsi faut-il se poser la question du retour d’un besoin religieux, d’une aspiration à transmettre et construire une mythologie, à éprouver ensemble des émotions et trouver des formes pour ce faire.

De même à stigmatiser sans cesse le communautarisme, on méconnait le besoin profond, notamment dans ces lieux où l’on entasse des personnes venues d’horizons très divers, déracinées et désaffiliées, de construire des solidarités de proximité, de faire communauté.

Voilà des mots qui peuvent résonner aux oreilles de nos jeunes générations.

Qu'est-ce qui n'a pas suffisamment été dit ?

Je le répète : on dit trop ce qui devrait être et on ne dit pas assez ce qui est.

Ce qui est, dans ces cités qu’on redécouvre périodiquement dans un énième grand plan urbain, c’est le besoin de communautés, le besoin de “se tenir chaud” entre frères.

L’école de la modernité a été conçue pour éduquer des individus et le plus souvent en les mettant en compétition les uns contre les autres. Elle ne sait pas étayer les solidarités communautaires, elle a peur des tribus urbaines, des groupes, des clans.

Comme il n’y a pas non plus dans ces lieux d’histoire commune, de mythologie partagée, les jeunes générations se retrouvent en quelque sorte “sans foi ni loi”. Et ce n’est pas une “instruction civique” quelque peu surannée qui mobilisera ces énergies juvéniles et les détournera de la haine, énergie négative.

Dire les mots, les histoires, les mythes, les contes, les jeux de rôle qui permettent de construire ensemble une histoire, d’habiter un espace/temps, voilà ce qu’il faut dire. Par divers moyens, d’expression artistique, sportive, solidaire, spirituelle...

Permettre aux diverses tribus de “se mettre en forme”, d’occuper l’espace/temps, voilà qui permettra de sortir de ce conflit aporique entre ceux qui veulent imposer une république vide de toute forme spirituelle et ceux qui ne conçoivent la religion que comme monothéiste et terroriste.

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