Houellebecq, icône des Trente Anxieuses ? Pourquoi la question n'est pas celle de l'islamisation de la France mais celle de l'effondrement de notre système des valeurs<!-- --> | Atlantico.fr
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La sortie mercredi du livre "Soumission" de Michel Houellebecq braque de nouveau l'attention sur l'islam.
La sortie mercredi du livre "Soumission" de Michel Houellebecq braque de nouveau l'attention sur l'islam.
©Reuters

Un problème plus profond

La sortie mercredi du livre "Soumission" de Michel Houellebecq braque de nouveau l'attention sur l'islam. Pourtant, derrière cette lancinante question, c'est une autre bien réelle qui traverse notre société : la perte de repères. Et si la classe politique ne semble pas s'en emparer, plusieurs dispositifs récents ont en tout cas alimenté cette angoisse.

Farhad Khosrokhavar

Farhad Khosrokhavar

Farhad Khosrokhavar est directeur d'études à l'EHESS et chercheur au Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (Cadis, EHESS-CNRS). Il a publié de nombreux ouvrages dont La Radicalisation (Maison des sciences de l'homme, 2014), Avoir vingt ans au pays des ayatollahs, avec Amir Nikpey (Robert Laffont, 2009), Quand Al-Qaïda parle : témoignages derrière les barreaux (Grasset, 2006), et L'Islam dans les prisons (Balland, 2004).

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Roland Hureaux

Roland Hureaux

Roland Hureaux a été universitaire, diplomate, membre de plusieurs cabinets ministériels (dont celui de Philippe Séguin), élu local, et plus récemment à la Cour des comptes.

Il est l'auteur de La grande démolition : La France cassée par les réformes ainsi que de L'actualité du Gaullisme, Les hauteurs béantes de l'Europe, Les nouveaux féodaux, Gnose et gnostiques des origines à nos jours.

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Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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Atlantico : Avec la sortie de son livre "Soumission", Michel Houellebecq remet de nouveau la question de l’islam au centre des attentions et par la même occasion, au cœur des peurs. Mais les angoisses de la société française se résument-elles à l'islam ? Où trouvent-elles leur source ?

Roland Hureaux : L’angoisse des Français est bien réelle et ne se résume pas à la question de l’islam et de l’islamisme. Elle s’inscrit d’abord par rapport à la crise économique mais aussi dans des politiques qui tendent depuis des années à casser les repères de la société française. Il s’agit de nombreux repères, notamment territoriaux : on veut casser l’Etat et la Nation au nom d’une Europe aux contours incertains, on veut casser les régions au nom d’une idée absurde, leur supposée trop petites tailles, on veut casser les départements, les communes… Il y a aussi d’autres pertes de repères sur le plan pédagogique : l’orthographe, la grammaire et l’histoire de France car on parle même de casser la chronologie dans les livres d’histoire. On assiste par ailleurs à une perte de repères au niveau institutionnel. La loi Macron s’attaque par exemple aux notaires et aux pharmaciens.  

Il y avait à l’époque dans chaque commune une église, une mairie, une école communale où l’on apprenait quelque chose, un pharmacien, un notaire, un médecin... Il y a donc désormais une volonté délibérée de casser les repères des Français qui trouve un bon accueil dans les milieux ultra-libéraux et aussi dans les milieux extrémistes comme chez les trotskistes. Cette peur est génératrice d’angoisse et la perspective que l’islam devienne une religion importante en France est un élément déstabilisateur y compris pour des gens qui ne sont pas forcément attachés à la tradition chrétienne.

Farhad Khosrokhavar : Les angoisses ne se résument pas à l’islam mais cette religion est devenue le lieu de projection central des angoisses. On constate que cette angoisse est européenne : même en Allemagne où le chômage n’est pas très élevé des manifestations contre l’islam rassemblant 18.000 citoyens se sont déroulées.

Plusieurs facteurs peuvent permettre de comprendre ces peurs : d’abord l’histoire de l’islam avec l’Europe. Elle est tissée de conflits notamment avec la bataille de Poitiers. Rappelons aussi que les Sarrazins ont occupé l’Espagne pendant 7 siècles. L’empire Ottoman a par ailleurs constitué une menace, car les Turcs étaient aux portes de Vienne. Il y a par la suite eu un inversement du regard car les pays musulmans sont devenus en grande partie des pays colonisés notamment par l’Angleterre et la France. Un point important est la disparition de l’ennemi central du monde capitaliste : l’Union soviétique. On peut aussi évoquer la conversion de la Chine à l’idéologie capitaliste et l’installation d’une minorité musulmane importante en France à partir des Trente glorieuses quand la France avait besoin de main d’œuvre. Certaines personnes peuvent avoir le sentiment que ce qui était extérieur, les musulmans et les étrangers, sont désormais à l’intérieur mais ne partagent pas nécessairement la culture du pays d’accueil. On voit aussi une hyper sécularisation de l’Europe alors qu’une partie des musulmans sont tentés par le fondamentalisme et que les salafistes sont une minorité religieuse visible. On assiste à une crise du monde musulman avec l’exacerbation du djihadisme et les révolutions  du monde arabe notamment en Syrie.

Il y a par ailleurs une absence de repères et un sentiment de perte d’identité. On vit dans une zone de grisailles. Tout ce qui constituait les normes sociales est remis en question. Il n’y a plus de sacralité dans les sociétés européennes tandis qu’aux Etats Unis par exemple il y a encore une dimension de patriotisme et de sacralité. Le djihadisme propose des normes hyper sacrées ce qui peut rassurer certaines personnes. Plus les normes sont répressives et plus les normes hyper sacrées attirent certaines personnes, notamment des jeunes.

Guylain Chevrier : Michel Houellebecq semble prendre le prétexte de l’islam, comme révélateur d’un nihilisme contemporain, qui s’emparerait progressivement des sociétés occidentales promises à la décadence où le retour du religieux pourrait trouver son compte.

Pour sortir de la fiction et revenir à la réalité, nous vivons une crise des repères qui est redoublée par la question du retour du religieux et ce, par l’entremise d’un islam qui sans complexe se revendique et s’affiche en entendant faire la différence. Il est d’autant plus perçu comme une agression que ce phénomène s’affirme dans un contexte de fragilisation de notre société et du lien social, situation qu’il révèle encore avec plus de relief au grand jour et qui lui préexistait. Si l’islam peut agir de la sorte, tout du moins une partie importante de ses pratiquants, c’est que la République a bien du mal à se faire aimer et reconnaitre, car son message est brouillé, au regard d’un individualisme et d’un consumérisme qui reflètent une perte de sens commun de notre société et une crise de notre cohésion sociale.

Le retour du religieux inquiète d’autant plus ici qu’il est en situation de reprendre du pouvoir sur notre société, dont l’islam est comme la partie avancée, visible, ressentie en plus comme une agression extérieure s’identifiant avec l’immigration. Pourtant, l’islam ne fait que prendre une place qui a été délaissée par l’idéal républicain, liberté-égalité et fraternité, mis à mal par la mondialisation qui domine la période historique. La nation est appelée à s’effacer, à la faveur d’une Europe qui en appelle en permanence à la fin de l’intervention de l’Etat comme régulateur économique et social qui serait un obstacle à l’établissement d’une concurrence dite « libre et non-faussée » qui seule compterait, comme sacralisée, discréditant au passage la notion même d’intérêt général. Une situation qui relève du cynisme d’une économie de marché derrière laquelle existe une économie de rentiers et de spéculateurs qui n’a ni frontière ni morale. La religion peut ainsi trouver des arguments à être la seule forme de système à proposer du sens commun au maintien du lien social en l’absence d’un Etat républicain mis en vacance de son rôle.

Les Trente Glorieuses ont-elles contribué à la perte de repères dont souffre aujourd'hui la société française ?

Farhad Khosrokhavar :Les Trente Glorieuses ont pu contribuer mais indirectement : si l’Europe et l’emploi étaient prospères et si l’horizon de l’espérance n’était pas fermé  il n’y aurait aucune raison d’être dans ce pessimisme français. On voit ce pessimisme actuel à la Michel Houellebecq : on ne croit plus en rien, tout est mort…cette vision est en rupture avec le coté jovial de mai 1968. Ce qui rend attrayant Michel Houellebecq est plutôt cet imaginaire morbide qu’il développe.

Mai 68 a été une bouffée d’air frais et de liberté pour les jeunes et les femmes mais en même temps cela a été le point de départ du malaise inverse c’est-à-dire la difficulté de porter sur son dos fragile toute cette liberté. La famille patriarcale avait auparavant une dimension sacrée, maintenant les familles recomposées sont devenues banales. Avant, une femme qui divorçait était mal vue ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Ce malaise est aussi la contrepartie de cette liberté énorme dont disposent les citoyens aujourd’hui. Il y a donc une dimension que j'appelle "anti mai 1968" : maintenant c’est plutôt la quête des normes répressives qui prévaut. 

Roland Hureaux :Les Trente Glorieuses n’ont pas bouleversé les choses. Nous avons à cette époque assisté à deux phénomènes massifs : l’industrialisation  avec la modernisation de l’agriculture et l’urbanisation. Cela s’est toutefois produit au sein d’un cadre ancien qui était très loin de celui actuellement en vigueur. La classe moyenne pesait dans la société française, il y avait encore des barrières protectrices. Les transformations se sont faites sentir par la suite progressivement. On a eu pendant ces trente années la preuve que la France pouvait avoir un très beau développement économique sans s’auto- détruire alors qu’aujourd’hui l’école de pensée dominante considère que la France ne peut se moderniser sans s’autodétruire.

Guylain Chevrier : Les Trente glorieuses représentent une période de forte croissance pendant laquelle s’est moyennisée la société, sous le signe d’un modèle social très protecteur, avec l’émergence d’une modernité technologique allégeant la vie quotidienne et libérant du temps pour soi, un individu s’affirmant en conséquence jusqu’au-dessus de la société, de ses normes et valeurs communes, confinant à l’individualisme voire un hyper-individualisme allié à un postmodernisme ne distinguant plus la nécessité d’un lien commun aux individus. Les anciens cadres se sont dans ce contexte desserrés voire relâchés, comme la transformation de la fonction de la famille avec une désacralisation du statut du mariage et le développement du divorce ainsi que de la monoparentalité, le recul  des valeurs religieuses, une libéralisation des mœurs et une remise en cause de tout ce qui pouvait faire autorité illustré par le slogan « Il est interdit d’interdire ! », ont pu le montrer, sans pour autant renouveler le contenu du lien social. La société est passée d’un lien social fondé sur une communauté de repères à une addition d’individualités centrées sur la réalisation des désirs personnels, perdant sensiblement de vue l’importance de partager une culture, un mode vie commun, un sentiment d’appartenance à un groupe avec lequel il y a solidarité, une cohésion par une volonté commune de vivre ensemble.

C’est dans ce prolongement que pour une population venue d’ailleurs et pour beaucoup de pays musulmans, que la France, comme d’autres pays occidentaux, n’a pas été en mesure d’apparaitre comme proposant un modèle de société habité par une force commune au caractère attractif, enthousiasmante, offrant un système de valeurs et une éthique, une morale positive donnant du sens à la place de chacun. Ceci d’autant plus qu’il s’agissait aussi de dépasser un modèle de domination colonial qui avait laissé des traces dans certaines de ces populations, qu’il s’agissait de convaincre de trouver au sein de notre société une nouvelle place avec des droits et des libertés respectés au même titre que tout un chacun, avec un modèle républicain permettant de dépasser les anciennes contradictions dans une démocratie ainsi renouvelée.

En quoi la sortie des Trente Glorieuses a-t-elle accru ces angoisses ? Quels sont les facteurs qui les alimentent ? Comment les non-dits et faux débats sur l'immigration (voir ici) aggravent-ils les choses, notamment sur les aspects économiques ?

Farhad Khosrokhavar : Les principaux facteurs actuels sont le chômage, qui accroit la xénophobie -car certaines personnes pensent que les immigrés viennent prendre le travail des Français-. Sur l’insécurité, on dit que les jeunes de banlieue, musulmans, sont responsables. On constate une perte des repères identitaires : tant que les citoyens avaient le sentiment qu’on pouvait améliorer les choses par le politique, il n'y avait pas de place pour ce pessimisme français. Le politique n’a désormais plus de message à porter d’où l’émergence du FN qui a au moins le mérite de porter un message. Les citoyens ont le sentiment que l’horizon est bouché et que cela pourrait être pire demain sur le plan économique, social et politique. Ils pensent que l’avenir n’est plus synonyme de promesse positive mais plutôt de malheur.

Roland Hureaux : Jusqu’en 1980 tout le monde considérait que la condition de ses enfants serait meilleure que celle de ses parents alors que c’est maintenant l’inverse. Il y avait pendant la guerre froide un affrontement Est Ouest qui était d’une parfaite rationalité. A l’époque quand les Etats-Unis se battaient contre l’extension communiste au Vietnam on comprenait pourquoi, idem pour les guerres coloniales notamment en Algérie : même si on était pour ou contre ces conflits avaient une raison. Aujourd’hui tout le monde se bat sans savoir pourquoi. Qui comprend quelque chose dans le conflit au Proche Orient ? Qui comprend pourquoi il y a des tensions en Ukraine ? Nous sommes dans un schéma orwellien avec des conflits qui n’ont pas de rationalité. 

J’évoquerais aussi un autre phénomène : la mondialisation. Certains considèrent en effet que les Etats sont des obstacles au marché et qu’au sein des Etats tout ce qui échappe aux marchés - ce qu’on appelle généralement corporatisme - doit être détruit pour laisser la place uniquement au marché. Ce n’est pas seulement une logique de marché mais aussi une idéologie comme on le voit avec la loi Macron. Notre développement économique et notre industrialisation se sont faits auparavant dans un cadre largement marqué par le corporatisme alors qu’aujourd’hui l’idéologie est totalement destructrice. Elle a pris le pouvoir dans les sphères internationales, à Bruxelles et au sein de nos élites dirigeantes. 

Guylain Chevrier : La fin des Trente glorieuses a été marquée par une crise économique consécutive à deux chocs pétroliers au début des années 70 remettant en cause le confort et la tranquillité de toute une époque, qui devait soudain faire face au chômage en lieu et place du plein emploi et voir les inégalités se recreuser à partir du milieu des années 80. L’échec de la gauche au pouvoir arrivée en grande pompe en 1981 devait se faire l’écho de ce désenchantement avec le tournant d’une politique de rigueur mise en place à partir de 1984, changeant radicalement la donne et l’esprit léger qui avait dominée la société marquée par l’idée d’un progrès continu de la condition matérielle de la généralité. Il devait en découler le passage d’une perception des difficultés rencontrées par les familles modestes, d’une notion de dysfonctionnement social les rendant au moins pour une part responsables de leur situation à celle d’exclusion sociale, soulignant le caractère de victime d’une nouvelle situation générale affectant des franges entières de la population, dont d’ailleurs les familles immigrées étaient parmi celles en première ligne.

Il en advenait un ralentissement dans la mobilité sociale et donc du fonctionnement de l’ascenseur social nécessairement grippé pour tous, renforçant un sentiment de discrimination pour les populations venues d’ailleurs s’étant établies sur notre sol jusque-là prometteur. Le système éducatif à lui seul n’est plus à même de jouer son rôle égalitaire au regard d’une société qui ne peut plus en tenir la promesse économique, car sans certitude de réussite après elle. Malgré toutes ses transformations, avec une certaine modernisation, l’école de la République peine dans ce contexte à motiver tous ses élèves, particulièrement ceux des ghettos sociaux voire culturels ou/et religieux. C’est vrai même si sur le plan social des efforts considérables ont été réalisés pour maintenir la cohésion sociale, mais à partir d’un socle de valeurs qui avait été largement vidé de son sens par la montée de l’individualisme consumériste et dont on a du mal à retrouver une vision claire derrière certains slogans gouvernementaux comme celui de l’Egalité des chances.

La crise dite des banlieues, avec dans son prolongement la Marche des beurs de 1983 et son point de paroxysme avec les violences urbaines de novembre –décembre 2005, a révélé le mal être social d’une partie de notre société ne se reconnaissant plus dans un modèle commun, avec un décrochage culturel qui s’est traduit dans une recrudescence du fait religieux comme marqueur identitaire.

Il y a une montée de l’angoisse sociale, non seulement relative à une crise économique manifeste à travers une économie de sous-emploi chronique, mais à une crise de la démocratie elle-même derrière des représentants politiques qui se présentent comme les gestionnaires d’un système qui ne répond plus présent, tout en ayant renoncé à défendre un corpus de valeurs fortes autour des principes républicains. Tout semble apparaitre comme toujours susceptibles d’être négocier aujourd’hui pour trouver les voies d’un compromis entre les différentes composantes de notre société à fin de paix sociale, mais jusqu’à quand et jusqu’où? L’écart s’est creusé entre les promesses d’une société de consommation idéalisée et une situation de recul qu’elle accuse avec des signes de mise en panne, alors que l’individualisme qui y correspond en perd son efficience.  Que reste-il ?

Ce qui s’est révélé, c’est finalement une crise de l’égalité, ce principe républicain essentiel trônant au sommet de la hiérarchie des normes juridiques, comme un projet ambitieux mis ainsi en échec en raison d’une économie qui connait des ratés, périmant la société de consommation et la promesse d’élévation de la condition de tous qu’elle promettait par l’égalisation de la condition générale de la société dans les prolongements de la vision d’un Tocqueville.

Trouve-t-on actuellement dans l'islam le miroir privilégié de ces angoisses ? Pour quelles raisons ?

Farhad Khosrokhavar : Certaines personnes peuvent avoir le sentiment que l’islam propose des messages à l’encontre de la laïcité. Ils estiment surtout que l’islam peut s’imposer à long terme alors que c’est du fantasme. Nous avons besoin d’un ennemi imaginaire pour comprendre pourquoi les choses ne vont pas et pour le moment l’islam est la seule instance qui donne cette capacité  d’identification de l’ennemi car le communisme est mort. L’islam a ces "qualités d’ennemi" que d’autres n’ont pas, comme les Etats. L’islam est un ennemi aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Ce double statut accroit l’angoisse. Cette conjonction de peur trouve aisément un certain nombre de fils conducteurs qui ramènent tout à l’islam.

Guylain Chevrier : L’islam sans doute pour une part joue ce rôle de cristallisation des angoisses contemporaines des sociétés occidentales, devant faire front à une crise des valeurs internes, mais du coup aussi devant s’affronter à un phénomène de risque de sécession d’une partie des populations vivant sur leur sol par l’adoption d’un modèle religieux venu d’ailleurs. Un rapport qui questionne l’identité et donc ré-interpelle l’identification à la nation, comme destinée commune, alors que la société semble devoir s’orienter ainsi vers une logique de séparation qui lui est contraire. C’est l’obligation faite d’un retour de la République sur elle-même, à l’aune des contradictions qui la traversent et que l’islam comme réponse à la crise sociale et morale qu’elle connait, souligne.

L’islam connait comme un effet d’aubaine dans ce contexte, en pouvant apparaitre comme le recours pour les populations immigrées ou issues de celles-ci, face aux difficultés d’intégration rencontrées, servant  de système identitaire protecteur dans un contexte de déshérence morale de notre société. Une place qui peut lui être contestée comme mettant en péril l’unité de la nation par ceux qui y voit une action délibérée venue de l’extérieur d’une autre essence culturelle et s’attaquant aux valeurs communes, alors qu’il s’agit là avant tout d’un effet dû à des circonstances que notre société doit d’abord à elle-même. C’est elle qui  s’expose à ce type de réalité qui fait indéniablement problème avec un risque de division de la société en groupes culturels ou religieux rivaux.

Il n’y a qu’un pas à franchir pour identifier l’islam au problème et à faire converger toutes les peurs et angoisses créées par la crise actuelle, économique, politique, sociale et morale, vers cette religion. On ne peut omettre non plus que, par ailleurs, l’islam est ressenti comme télescopant un mode de vie et un esprit de liberté qui a été acquis concernant les mœurs ou la sécularisation du religieux dans notre société, ce qui joue encore plus en sa défaveur pour le désigner comme bouc-émissaire. Cela est aussi lié à une situation particulière de la France qui connait le plus important nombre de musulmans présents sur son territoire par rapport à l’Europe, environ cinq millions, s’identifiant donc pour une grande part avec l’immigration, celle qui peut être facilement et faussement accusée dans ce contexte de crise sur le plan du travail de prendre des emplois aux autres, et de rajouter à une crise économique profonde des tensions identitaires.

Le contexte de crise de l‘intégration sociale et professionnelle qui marque notre société est au cœur des difficultés d’intégration culturelle et du recul de l’identification de ceux venues d’ailleurs vivant sur notre sol avec nos valeurs et normes sociales, notre mode vie. Il manque un rêve commun et de l’idéal, pour lutter efficacement contre le risque de l’enfermement communautaire à caractère religieux qui n’est que la conséquence d’une situation et non sa cause, pas plus que l’immigration n’est à l’origine de  la crise économique et de la mondialisation mais plutôt un de ses instruments, victime de l’exploitation comme les peuples qui en subissent partout les effets. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’un pays puisse se priver d’une politique de maitrise des flux migratoire mais en aucun cas ne puisse considérer l’immigration comme le mal et son éradication la solution.

A résumer les peurs contemporaines à la peur de l'islam, quels risques prend-on ? Comment alors les affronter, sans nier pour autant ce qui dans l'islam tel qu'il est aujourd'hui pratiqué en France, notamment dans son aspect politique assumé, peut inspirer des craintes ?

Farhad Khosrokhavar : Un brin de croissance et un acte citoyen avec des débats pourraient améliorer les choses. Même si le djihadisme est dangereux, le nombre de gens tués en Europe par les djihadistes est moins important depuis 2006 que ceux des mafias. Les risques sont que les idéologies extrêmes notamment l’extrême droite montent comme en Suède, en Allemagne ou en France. Le danger est donc que les démocraties perdent une grande partie de leur âme et que compte tenue du malaise l’extrême droite prenne le pouvoir. Les musulmans rencontrent des problèmes : ils n’ont pas d’intellectuels qui les défendent et une partie des musulmans jouent avec le feu en partant faire le djihad, aggravant les choses. Les jeunes convertis augmentent par ailleurs la crainte de cet ennemi de l’intérieur.

Guylain Chevrier : Une enquête d’opinion réalisée par Sociovision via RTL, a mis en évidence récemment le fait que les Français dans leur large majorité demandent plus de discrétion religieuse dans l’espace public ou l’entreprise, alors qu’une majorité de musulmans demandent l’inverse. Ceci révélant un mouvement contradictoire entre une société française où le religieux se sécularise et une religion musulmane qui elle au contraire, le refuserait. Mais pourquoi ne pas avoir mieux étayé le motif de cette moitié des musulmans qui eux n’adhèrent pas à l’opinion selon laquelle leur religion devrait être encore plus visible dans notre société ? Pourquoi ne pas s‘appuyer sur eux pour montrer une autre réalité les concernant qui pourrait participer de freiner la montée du risque que constitue le communautarisme au regard d‘un islam communautaire qui a ses promoteurs? Pourquoi ainsi ne faire ressortir que ce mouvement contradictoire, qui a son intérêt à être souligné, mais pas uniquement pour justifier de décrire une situation de tensions identitaires entre la République et l’islam ? Ne serait-ce pas un piège se refermant sur les musulmans eux-mêmes qu’ainsi on encourage, mais qui a il est vrai ce côté bien pratique de dire « le problème, c’est l’autre » ?

De la même façon, en disant circuler il n’y a rien à voir, il n’y a pas de problème avec l’islam en France, on caricature tout autant en rendant encore plus suspecte cette religion. Le refus de prendre en compte une situation de mise en visibilité de l’islam à travers le développement du voile et le refus du mélange qu’il signifie au-delà de la communauté de croyance marquant une séparation ou encore, la multiplication des revendications identitaires à caractère religieux dans l’entreprise, l’hôpital, l’école…, tendant à imposer l’adaptation de la rège commune en forme de discrimination positive entérinant le communautarisme…, c’est laisser s’approfondir une situation litigieuse qu’il faut  prendre au sérieux pour ne pas la laisser devenir une fracture avec une partie de nos concitoyens. Sinon, c’est les exposer à un holdup politique qui justifierait, par leur désignation comme bouc-émissaire de tous les maux, l’abandon du principe d’égalité et à entériner une préférence nationale portée par l’extrême-droite, instaurant  l’inégalité selon l’origine qui signifierait la fin de toute idée d’une seule et même République pour tous.

S’il faut conjurer ce risque, c’est en allant rechercher du côté des causes le pourquoi et pas dans les effets, qui s’ils ne sont pas à négliger, seront d’autant mieux maitrisés qu’on aura su se regarder dans les yeux. Il en va de dégager un projet politique d’ambition véritablement républicaine reprenant l’initiative sur l’individualisme et le risque des divisions identitaires, qui n’exclut ainsi personne, à partir du moment où tous respectent les mêmes valeurs et règles du jeu, les différences n’étant susceptibles alors que de nous enrichir.

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